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Cette traduction inédite en français a été réalisée par Laurent Vannini et coordonnée par Matthieu Renault sur un financement ANR - programme IDEX (©) dans le cadre du projet de recherche Écrire l’histoire depuis les marges - HDML.

Référence du texte traduit :
Charles H. Wesley, « The Treatment of the Negro-American in the Study and Teaching of American History », in Neglected History. Essays in Negro History by a College President, Wilberforce, Ohio, Central State College Press, 1965, p. 22-37.

>>> Lire ce chapitre en anglais

Notice de la traduction :
Charles Harris Wesley : écrire l’histoire de l’histoire noire
Par Matthieu Renault


Charles Harris Wesley

2 décembre 1891, Louisville, Kentucky — 16 août 1987

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Quatrième Africain-Américain à recevoir un doctorat de la Harvard University, Charles Harris Wesley devient président de la Wilberforce University et membre de l’American Historical Association.




Références de citation

Wesley Charles Harris, Vannini Laurent (trad.) (2018). “Charles Harris Wesley, « Le traitement des Noirs américains dans l’étude et l’enseignement de l’histoire des États-Unis »”, in Le Dantec-Lowry Hélène, Parfait Claire, Renault Matthieu, Rossignol Marie-Jeanne, Vermeren Pauline (dir.), Écrire l’histoire depuis les marges : une anthologie d’historiens africains-américains, 1855-1965, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-01-2 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?Charles-Harris-Wesley-Le-tr (...))

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Traduction de Laurent Vannini
Coordination de Matthieu Renault


La refonte des études et de l’enseignement de l’histoire des États-Unis et des sciences sociales dans les écoles, les lycées et les universités privés ou publics des États-Unis est devenue nécessaire depuis de nombreuses années. Cette restructuration ne concerne pas tant les techniques et les procédés d’enseignement que les aspects relatifs aux relations humaines dans les sujets traités. Les tentatives d’intégration dans l’histoire américaine d’études portant sur le monde non-occidental, notamment de recherches sur l’Amérique latine, ont connu un certain succès par le passé ; il en va de même des essais pour prolonger et élargir ces formes d’ouverture à d’autres champs d’étude dans le but de couvrir de manière impartiale et sans préjugé l’histoire des différentes nations, en termes de culture et d’apparence, du peuple américain 1. Le temps est venu désormais d’une refonte additionnelle de l’enseignement de l’histoire dans les écoles, afin d’y inclure les peuples qui composent ces nations, les populations défavorisées qui, elles aussi, ont une histoire. Ni l’enseignement de l’histoire tel qu’il se pratique aujourd’hui dans les écoles, ni la lecture de l’histoire pour le loisir, ne peuvent avoir de valeur durable pour la jeunesse de couleur et faire naître le feu prométhéen qui a inspiré la grandeur des peuples et des nations. Il n’est plus concevable que la jeunesse parvienne à l’âge adulte « errant entre deux mondes, dont l’un est mort, et l’autre impuissant à naître 2 ». Des solutions peuvent être trouvées à ce problème de l’existence de deux mondes, l’un blanc, l’autre noir, par le concours de citoyens blancs et de citoyens noirs unis dans un effort contre les négligences commises par les commissions scolaires, les chefs d’établissement, les commissions de sélection des livres d’histoire, ou encore les enseignants, en particulier en histoire.

Ce problème est notamment exacerbé par la croissance des populations urbaines due aux migrations en provenance des régions rurales, ainsi que par les déplacements de population d’un État vers un autre, et du Sud vers le Nord, qui constituent des tendances fortes dans l’Amérique contemporaine 3. L’augmentation de la population noire dans les principales villes des centres métropolitains est actuellement l’une des dynamiques démographiques les plus remarquables. Cette tendance représente la transformation urbaine la plus importante et la plus spectaculaire du milieu du XXe siècle. Vingt villes majeures comptent plus de sept millions de gens de couleur dans leur population urbaine. En 1960, dans les douze centres urbains les plus importants des États-Unis, dont New York, vivait quasiment un tiers de la population noire du pays, tandis que la proportion de Blancs américains dans ces régions avait connu un déclin régulier depuis 1930 4. Certaines de ces populations n’ont bénéficié que d’un faible niveau d’instruction ; leurs résultats aux tests d’évaluation montrent leurs difficultés à atteindre le niveau scolaire moyen, bien que ces scores ne révèlent rien de leur potentiel ni de leur créativité. S’il bénéficiaient d’une instruction correcte, les défavorisés pourraient former un peuple fier de sa race, de sa couleur et de son héritage, désireux de se développer comme le reste du peuple américain l’a fait avant lui.

Au contraire, lorsqu’elles utilisent les manuels scolaires adoptés et supervisés par des enseignants qui n’ont pas pris connaissance des faits historiques les plus récemment mis au jour, ces populations ont le sentiment qu’ont été commis des choix arbitraires, des négligences et des omissions, volontaires et involontaires, concernant des faits historiques relatifs à leur héritage et à leurs ancêtres. Les adultes, enseignants et parents, sont plus importants que les manuels scolaires, car même si les livres d’histoire ou les outils éducatifs en usage sont de qualité médiocre, ils devraient être capables de savoir où et comment trouver l’entière vérité et l’exprimer.

Les jeunes gens, quelle que soit leur couleur de peau, ne naissent ni avec des préjugés, ni avec de la haine ou de l’aversion pour les personnes différentes d’eux-mêmes. Ces réactions sont le résultat d’un apprentissage. Dans la célèbre pièce de théâtre South Pacific, l’enseigne de vaisseau Nellie Forbush, en provenance de Little Rock dans l’Arkansas, est tourmentée par les préjugés envers les gens de couleur. Elle s’écrie, « Vraiment, je n’y peux rien – c’était déjà en moi quand je suis né. » Le lieutenant Coble répond, « Ça n’était pas là à la naissance. Cela est venu après. » Puis, il se met à chanter :

Il faut que tu apprennes à craindre et détester,
Il faut que tu apprennes année après année,
À ta chère petite oreille, il faut le marteler
Tu dois apprendre, il faut y veiller.
 
Il faut que tu apprennes à avoir peur,
Des gens aux yeux à l’étrange lueur,
Et des gens à la peau d’une autre couleur -
Tu dois apprendre, il faut y veiller.
 
Il faut que tu apprennes sans plus tarder,
Avant ta 6e, 7e, 8e années,
A détester tous les gens haïs de tes aînés -
Tu dois apprendre, il faut y veiller.

Le foyer et l’école sont les lieux où les jeunes sont initiés aux mots, aux idées et aux attitudes ; ils n’en sont pas dépourvus lorsqu’ils font leurs premiers pas à l’école. Notre devoir, lorsqu’ils entrent à l’école, est de construire et reconstruire ces conceptions, de remplacer les pensées ignobles par d’autres plus nobles, les idées indignes par d’autres empreintes de dignité, et de substituer aux mauvais comportements des attitudes généreuses. Les expériences et les impressions, les images mentales et les images mises en mots et en métaphores par les parents et les adultes forment des stéréotypes qui se logent aisément dans leurs pensées.

À ce propos, Edward A. Johnson, enseignant et historien, déclara la chose suivante dans un texte datant de 1891 : « J’ai souvent été témoin du pêché d’omission et la responsabilité en incombait à des auteurs blancs de peau, dont la plupart semblent avoir écrit exclusivement à l’attention d’enfants blancs, et ont mis scrupuleusement de côté les nombreux actes dignes de foi des Noirs. L’infériorité des Noirs est ce qui ressort globalement de la plupart des cours d’histoire dispensés dans nos écoles, que cela soit exprimé en termes explicites, ou implicites dans les éloges dithyrambiques formulés à l’égard des actions d’une race et dans l’exclusion totale de celles d’une autre 5. » Bien que sur le déclin aujourd’hui, ces contrastes historiques sont encore monnaie courante dans nos écoles. Quoi qu’il en soit, ces manquements et ces omissions ne font qu’accentuer ce qui a été appris au sein du foyer non seulement auprès de parents et d’adultes négligents, mais également par les accointances, les livres, les journaux, ainsi qu’à travers les silences et leurs conséquences.

I – Les minorités dans l’histoire américaine

Afin de surmonter ces obstacles à des relations humaines équilibrées, les minorités de la population américaine mettent en place un certain nombre d’initiatives. Les jeunes personnes et les adultes adoptent de nouvelles idées, de nouvelles formes de pensée et de nouveaux comportements. Un moyen efficace de rendre obsolètes les préjugés se trouve dans le domaine de l’histoire, dans les rencontres organisées par les sociétés historiques et dans les clubs d’histoire, dans l’enseignement scolaire, dans les réunions entre jeunes et adultes, ou encore dans les églises et les institutions publiques.

À cet égard, certaines sociétés historiques représentant les différents groupes qui composent la population nationale n’ont eu de cesse de chercher à reconstruire le passé en publiant des ouvrages dignes de leur peuple. Dans ce domaine laissé en friche, en sus de nombreuses sociétés de moindre notoriété, nous pouvons citer des sociétés de premier ordre telles que l’American-Irish Historical Society, l’American-Jewish Historical Society, la Huguenot Society of America, et d’autres encore représentant des groupes aux origines française, néerlandaise, espagnole, russe, norvégienne, scandinave, suédoise et finlandaise ; nous pouvons citer également l’Association for the Study of Negro Life and History, fondée et enregistrée en 1915 par Carter G. Woodson, avec pour objectif d’étudier les origines et l’histoire des Africains et des Noirs américains 6.

Au sein d’une nation composée d’un grand nombre de groupes ethniques, et au cœur de villes où les principaux groupes constituant la population sont en contact les uns avec les autres, il était inévitable qu’il y ait des écrivains négligeant, ignorant ou étant mal informés des contributions à la vie américaine d’autres groupes que le leur, en particulier lorsque ces groupes sont considérés comme insignifiants dans le courant historique dominant. L’Association for the Study of Negro Life and History a investi ce champ d’étude et a concentré son attention sur l’histoire africaine et noire américaine ; et elle a donné plus de visibilité à l’homme africain et à l’homme américain de couleur afin que tous ceux qui savent lire puissent apprendre, et que tous ceux qui enseignent puissent trouver l’inspiration et disposer de faits réels. Il est devenu évident aujourd’hui pour tous ceux d’entre nous qui s’intéressent à l’éducation que « pour que les actes soient fervents, il faut que leur signification apparaisse 7 ». Dès lors, nous agissons aujourd’hui afin d’atteindre des objectifs qui sont considérés comme révolutionnaires.

Nous parlons aujourd’hui de révolutions, et nous pensons et écrivons à leur sujet. Il y a eu trois Révolutions de grande envergure aux États-Unis. La première éclata en 1776, la deuxième en 1861, et la troisième vit le jour en 1954 ; elle reste inachevée dix ans plus tard. L’élargissement des droits de l’homme est au cœur de chacune d’entre elles. L’histoire des Noirs constitua l’arrière-plan fondamental de cette Troisième Révolution. Il ne devrait pas sembler étrange que cette révolution ait éclaté en premier lieu dans le Sud et que de jeunes collégiens et étudiants des écoles de ces États en aient été les instigateurs ; car dans ces écoles pour gens de couleur, qui subissaient la ségrégation, l’histoire des Noirs n’avaient pas été négligée, mais avait été enseignée par des professeurs qui la connaissaient et la tenaient pour vrai, ainsi que par des parents et des adultes qui en firent une source d’inspiration. Nous pouvons faire de même dans les autres écoles une fois leur déségrégation accomplie, et cela devrait être l’un de nos objectifs. Nous pourrions nous battre pour que les écoles soient déségréguées en omettant cet objectif essentiel de l’éducation, mais nous ne commettrons pas cette erreur. C’est l’état d’esprit typique du type de groupes dont parle Thomas Gray lorsqu’il évoque le peuple anglais lisant l’histoire anglaise « les yeux rivés dans ceux de la Nation. » L’histoire des Noirs telle que nous la concevons, directement et indirectement, peut inciter les membres de la jeunesse noire à regarder leur histoire dans les yeux de leur peuple, à croire en eux-mêmes, à marcher dignement, fiers de qui ils sont, et à cultiver une compréhension de leur passé, de leur présent, ainsi que l’espoir dans le futur. Et parce que nous étions persuadés que les Noirs avaient contribué en tant qu’Américains aux aspects majeurs de l’histoire américaine, nous étions certains qu’ils prendraient leur place sur la grande scène de la vie américaine. Il est regrettable que les fondements de cette foi en notre peuple n’aient pas été édifiés dans les écoles du Nord, bien qu’ils aient été transmis au sein d’un grand nombre de foyers et d’églises. Néanmoins, nous ne sommes pas loin d’atteindre cet objectif, et les résultats se voient dans les réactions au sein des écoles et des lieux publics tandis que se déploie la Troisième Révolution.

L’histoire écrite et enseignée dans les écoles ne devrait pas être le récit d’un peuple d’une seule couleur, écartant et omettant les hommes et les femmes d’une autre race ou d’une autre couleur. Lorsqu’une partie d’un peuple, une minorité en tant que groupe, a été délaissée ou s’est vue attribuée une place secondaire, alors, si l’on œuvre à présenter la vérité, l’histoire ne doit pas être méprisée, mais reconstruite pour l’avènement de relations fécondes entre les êtres humains.

Les métropoles du Nord, les quartiers des centres-villes en particulier, donnent à voir de manière criante ces manquements. Des pouvoirs et des possibilités propres aux différents groupes raciaux s’y sont développés. Des tentatives louables ont été menées par certaines écoles et églises dans ces quartiers, afin d’enseigner et présenter les caractéristiques historiques remarquables de chaque minorité. Les descendants de certains de ces immigrants qui étaient blancs et ne portaient pas le fardeau visible d’une couleur plus sombre, apprirent les coutumes anglaises et américaines et se fondirent aisément parmi les membres de la composante principale de la population blanche, le processus d’assimilation agissant dans leur intérêt en tant qu’Américains.

À l’inverse, les gens de couleur ne pouvaient cacher le caractère plus sombre de leur peau, et se voyaient souvent refusé un emploi ou l’accès à un lieu ; ils furent parfois même écartés d’emplois qu’ils n’avaient autrefois pu obtenir qu’en raison de leur couleur de peau. De telles politiques firent naître un sentiment de honte chez un nombre considérable de gens de couleur, parce qu’ils ne savaient pas grand-chose, et apprirent moins encore, de leur terre d’origine, l’Afrique. De leur présence historique en Amérique, ils ne connaissaient que l’esclavage. Ils apprenaient généralement que les gens de couleur avaient été libérés par des Américains blancs généreux et héroïques, mais rien ne leur était dit des Américains noirs héroïques qui avaient sacrifié leur vie. Lorsque nous confrontons à la vérité dévoilée par les ouvrages d’historiens cette création par les Blancs d’images narcissiques d’eux-mêmes, d’un côté, et, de l’autre, le portrait déshonorant qui est dressé des Noirs et accepté tel quel, on voit qu’il est indispensable que soient reconsidérés la publication des manuels scolaires et l’usage qui en est fait pour l’enseignement. Des expériences visant à publier des ouvrages scolaires complémentaires de qualité, de les mettre à la disposition des bibliothèques et de recruter des historiens compétents et capables de travailler à la révision des textes, furent conduites dans de nombreuses villes ; tout cela avait manqué jusqu’alors pour améliorer le moral des gens de couleur et favoriser le développement de la compréhension et de la reconnaissance d’une partie des Américains par les autres Américains 8.

Lorsque Louis Adamic décrit sa vision des États-Unis comme une nation de peuples, il propose deux manières de regarder notre histoire. La première est celle qui domine et prévaut chez de nombreux historiens, essayistes, romanciers, écrivains de nouvelles et responsables de publication, à savoir « que les États-Unis sont un pays anglo-saxon tenant d’une civilisation blanche, protestante et anglo-saxonne qui cherche à se prémunir contre l’infiltration et l’altération par d’autres civilisations véhiculées par les Noirs et les hordes d’étrangers ». La seconde interprétation suggère « que les États-Unis ne sont pas essentiellement anglo-saxons, bien que leur langue soit l’anglais. Le modèle n’est pas un modèle anglo-saxon agrémenté de quelques reprises et ravaudages. Le modèle américain est fait d’un seul tenant ; c’est un mélange de cultures issues de nombreux territoires, cousu d’étoffes en provenance de nombreuses régions du monde. La diversité est le modèle, la matière et la couleur du tissu 9. »

C’est dans le même esprit et pour les mêmes raisons que Franklin D. Roosevelt déclara, « Nous sommes riches en éléments permettant de tisser une culture. Lorsque nous mélangeons ces éléments pour composer une étoffe nationale faite de beauté et de force, faisons en sorte de préserver en l’état les fibres originelles de telle manière que la finesse de chacune d’entre elle soit visible dans l’ouvrage une fois achevé 10. » Plus récemment, réagissant à l’assassinat tragique de John Fitzgerald Kennedy, le Président Lyndon Johnson a déclaré, « Finissons-en avec l’enseignement et le prêche de la haine. »

Ces commentaires sont au plus proche de la vérité, car l’idée d’une Amérique composée de peuples différents est un fait historique. Nous sommes une nation composite. Nous sommes redevables les uns aux autres, d’un groupe à l’autre, d’avoir l’opportunité de contribuer par nous mêmes, avec nos qualités, nos vertus, nos faiblesses et nos forces, nos ressources et nos compétences, à la fabrique, en tant que nation, d’une histoire grandiose et à sa construction au fil du temps. Nous ne saurons jamais combien de chercheurs potentiels, de scientifiques, d’artistes ou de personnes talentueuses l’Amérique n’aura pas vu éclore à cause du contenu de notre enseignement et de l’inégalité des chances. Le fait que les Noirs éprouvent de la rancœur et en veulent à la terre entière en constitue l’une des conséquences. Ce n’est pas un trait propre à la race qui les pousse à agir ainsi, mais leur transformation en « animaux blessés » par une société à laquelle ils pourraient être utiles. Le prix à payer se compte en nombre de personnalités perverties ; dès lors les statistiques criminelles ne cessent de grimper. Nous autres Américains payons cher la défense de nos préjugés.

II – L’arrière-plan historique de l’histoire des États-Unis

À mesure que se développent les travaux et les écrits des chercheurs en histoire, émerge l’idée suivante : notre histoire n’est pas issue uniquement du « terreau européen », il y a bel et bien un « arrière-plan asiatique » et un « arrière-plan africain ». Dans l’intérêt de la vérité historique, aucun de ces arrière-plans ne devrait être ignoré. L’enthousiasme croissant à l’égard des études sur l’Asie a répondu à l’un de ces impératifs. Les manques concernant l’Afrique et le peuple noir servent à créer le postulat d’une histoire inférieure, plutôt que celui de différences culturelles. L’hypothèse d’un accomplissement de seconde zone s’ancre d’autant plus profondément dans l’esprit américain que les manuels scolaires fournissent peu d’informations, et qu’aucun enseignement n’accorde aux êtres humains à la peau noire ou brune le statut de personnes dans l’histoire. Nous n’avons pas manqué de constater les conséquences psychologiques de cette négligence sur l’esprit des jeunes gens, lorsqu’ils échangent avec des amis et des connaissances qui évoquent fièrement leur héritage européen tandis qu’eux-mêmes n’apprennent rien au sujet de leur passé africain.

Durant un siècle et demi d’écriture et d’enseignement de l’histoire dans les écoles, la constante a été d’ignorer totalement la présentation de l’histoire africaine, ou alors de l’inclure dans l’histoire du colonialisme et des efforts des missionnaires, ou encore de la réduire à l’anthropologie et à l’ethnologie. Il en a été ainsi, sans véritable changement, jusqu’à l’émergence, à la grande surprise des observateurs, des nations africaines sur le devant de la scène mondiale. Car les récits historiques avaient omis d’attirer l’attention sur l’histoire et les civilisations des peuples autochtones d’Afrique, tout en faisant la part belle à la généalogie européenne, à laquelle l’une des plus vieilles collections de livres consacrées à l’histoire américaine — la collection American Nation — dédia intégralement son premier volume. Il a toujours été de mise parmi les auteurs, les enseignants et les chercheurs de corréler de manière limpide l’histoire des États-Unis avec l’histoire de l’Ancien monde. Dans les programmes de recherche, cette articulation était considérée comme nécessaire parce qu’il fallait disposer d’un récit des origines, des gouvernements, des cultures des peuples et des nations dont le peuple américain et sa civilisation avaient tiré leur existence.

Les influences africaines de la civilisation égyptienne furent ignorées, tandis que la Grèce et Rome étaient appréhendées comme si leur civilisation avait jailli ex nihilo. En réalité, un enseignement mensonger métamorphose l’Égypte en une île isolée en Afrique ; en découle le sentiment que le reste de l’Afrique n’était pas civilisé, alors qu’en vérité les influences civilisationnelles ont circulé du sud vers le nord du continent africain, et ont traversé l’Afrique pour atteindre l’Europe méditerranéenne 11. Cette omission dans le domaine de l’histoire des cultures a incité certains chercheurs à conclure que les peuples africains, à l’exception d’un nombre limité de régions, avaient vécu dans des contrées sans civilisation ni histoire ; tandis que l’Europe est consacrée par l’histoire, même dans la représentation de ses premières tribus, qu’il s’agisse des Goths, des Visigoths, des Angles, des Saxons, des Francs, des Huns ou des Vandales.

La civilisation européenne n’était pas le produit des seules populations autochtones du nord de l’Europe. Elle était le fruit d’un mélange et empruntait aux peuples des régions du Tigre et de l’Euphrate, de Babylone, d’Assyrie, d’Israël, de Phénicie, de Grèce, de Rome, d’Arabie, de Chine et également d’Afrique 12. Depuis des temps immémoriaux, imprégnations et enrichissements mutuels se poursuivaient. L’apologie des contributions majeures dont les Européens blancs sont les auteurs, de même que les critiques et calomnies flagrantes à l’encontre des contributions du continent noir sont cousues de fil blanc et parfaitement mensongères. La civilisation d’Europe occidentale était un mélange. Aujourd’hui encore, les historiens et les enseignants évoquent les « invasions barbares sur l’Empire Romain » en provenance d’Europe du Nord, tout en embellissant ces invasions et en les rendant propres à satisfaire l’intellect.

Des civilisations de peuples à la peau noire ou brune prospérèrent pourtant en Afrique de l’Ouest, de l’Est, du Sud ainsi qu’en Afrique Centrale, d’où provenaient une majorité des esclaves américains. À l’ouest, le Bénin, les Yorubas, les Nupe, le Mlle, les Songhaï, les Mossis et d’autres royaumes encore avaient des civilisations dignes d’éloges. Depuis ces régions de l’Afrique de l’Ouest, les Africains entreprirent des voyages vers l’Ouest, atteignant les Amériques et les îles.

À une période où la vie tribale européenne était largement primitive, l’Afrique était composée de royaumes organisés qui s’étendaient de l’ouest jusqu’au centre du continent et d’où furent arrachés les esclaves noirs. Ces civilisations déclinèrent tout au long des conquêtes musulmanes et durant l’essor de la traite négrière. De plus petits royaumes connurent une expansion temporaire sous l’influence de la présence musulmane, mais le commerce d’esclaves se révéla un fléau pour le développement des civilisations. Des villages entiers furent dépeuplés, tous les rois se tournèrent vers les modes de vie plus faciles procurées par la traite des hommes, plutôt que vers les processus plus lents, mais nécessaires, de construction d’États durables.

Les traditions anciennes de l’Afrique seront réévaluées lorsque la vérité historique sera publiée à la lumière des faits qui émergent chaque jour concernant l’histoire de ce continent. L’Afrique sera également perçue historiquement comme un ensemble de peuples dont les civilisations sont antérieures à l’essor de l’esclavage. Les omissions à l’égard de l’histoire et des civilisations africaines produisent un récit incohérent des origines de notre Ancien monde. Cette situation de déséquilibre à l’égard de nos antécédents africains n’apporte aucune base solide à la recherche de la vérité ou à la mise en œuvre de modes de pensée honnêtes, propres à une démocratie.

III – Le travail forcé et l’esclavage

Le traitement historique des Noirs au temps de l’esclavage a peu évolué dans son ensemble puisque l’histoire des États-Unis est enseignée à partir des manuels officiels. Un auteur ou un enseignant présente en règle générale les thèmes suivants : l’introduction des Noirs en Virginie en 1619, le commerce des esclaves, l’esclavage comme système de travail, ses critiques, ses justifications implicites, cela agrémenté de références insatisfaisantes à la capacité des Noirs à effectuer des tâches ardues bien mieux que les Indiens qui se révoltaient ou mouraient. L’esclavage est abordé comme un système de travail bénéfique, humain et bienveillant envers les Noirs. Les abolitionnistes et les chefs de file de l’opposition à l’esclavage sont décrits comme des personnages fanatiques, psychotiques et déments dont l’élite est représentée par des hommes étiquetés radicaux ou libéraux, comme William Lloyd Garrison, Thaddeus Stephens et Charles Sumner. Ceux-ci prenaient à cœur la liberté américaine ; ils prônaient et respectaient l’idée d’égalité pour les hommes de couleur, mais il s’est trouvé un grand nombre d’historiens blancs pour diffamer, caricaturer et déformer leur contribution à l’histoire.

Voilà, de manière générale, l’approche que l’on trouve habituellement dans les manuels scolaires et chez les enseignants adeptes d’approches indulgentes à l’égard de l’esclavage. Cependant, des recherches et des études universitaires en histoire ont produit un ensemble de faits et d’interprétations concernant les Noirs américains qui ne peuvent pas être ignorés plus longtemps par les auteurs de manuels scolaires, dont le rôle est de dépeindre la vérité à l’attention de nos enfants. Devant les faits publiés et largement diffusés par les membres de l’Association for the Study of Negro Life, est-il surprenant de voir aujourd’hui un certain nombre d’auteurs de manuels scolaires et d’éditeurs se lancer dans des corrections à propos de l’esclavage et du travail forcé ? Il est plus que probable que leur initiative ne soit pas à la hauteur de ce que nous attendons d’eux. Gardons un œil critique et constructif sur leur travail, et faisons entendre notre mécontentement.

Des Noirs accompagnèrent les explorateurs espagnols au XVIe siècle. Ils prirent également part aux explorations de l’Amérique précolombienne. L’indication selon laquelle un Noir aurait été homme de barre au sein de la flotte de Christophe Colomb n’est absolument pas attestée historiquement. Ni le Dr Woodson ni moi-même n’avons considéré cette anecdote comme un fait historique. Dans son œuvre en deux volumes intitulé Africa and the discovery of America, le professeur Leo Wiener de Harvard avance l’idée que les Noirs ont pu se rendre en Amérique avec les Espagnols et qui les ont ensuite accompagnés 13. D’autres preuves laissent à penser que des Noirs voyageaient avec l’explorateur espagnol De Ayllon lorsqu’il implanta une colonie à l’intérieur des frontières actuelles des États-Unis, en Virginie, en 1528 14.

De nouvelles analyses portant sur l’esclavage comme système de travail ont été menées d’un point de vue économique et social. Des corrections ont été apportées sur bien des aspects de l’esclavage. Elles concernent : le rapport à la main-d’œuvre formée par les engagés, puisque les premiers Noirs acheminés vers les côtes américaines n’étaient pas des esclaves durante vita, mais servaient durant un nombre déterminé d’années ; la preuve que des esclaves furent affranchis, ont intenté des procès et ont voté en tant que citoyens avant 1789 ; la doctrine de l’infériorité raciale comme justification de l’esclavage ; l’analyse des coutumes sur les plantations grâce à l’étude de la correspondance des contremaîtres ainsi que des archives des plantations ; les biographies d’esclaves ; les prises de position révolutionnaires et insurrectionnelles des Noirs, tranchant avec l’opinion générale voulant qu’ils aient été heureux d’être esclaves, puisque la résistance à l’esclavage fut présente partout dans le Sud ; la présence d’esclaves intelligents tout comme d’esclaves stupides, et la même disparité existant parmi les représentants de la classe des planteurs ; le soutien du commerce des esclaves par les habitants du Nord et la présence attestée de l’esclavage dans les régions du Nord ; les productions juridiques au sujet des Noirs regardés comme des êtres humains et non comme une propriété, et les efforts individuels et conjoints des Noirs dans leur quête de liberté 15. Ces questions et d’autres encore étaient concomitantes de l’esclavage et impliquent de larges révisions, puisqu’elles n’apparaissent pas dans les manuels scolaires.

De nouvelles recherches historiques consacrées à l’esclavage comme système de travail sont menées actuellement et devraient prendre la place des récits épurés des manuels, qui en font une période bénéfique de vie et de travail pour les Noirs, sous la supervision d’une aristocratie sudiste clémente, et apportant compassion et joie tant aux propriétaires qu’aux esclaves — un pays de cocagne qui fut brutalement anéanti par des abolitionnistes déments et leurs soi-disant chefs de file frénétiques, dont John Brown est l’une des figures caractéristiques. Kenneth Stampp s’est néanmoins emparé de la question de l’esclavage en soutenant « que les esclaves sont simplement des êtres humains, qu’au bout du compte les Noirs sont par nature seulement des hommes blancs dotés d’une peau noire, ni plus, ni moins 16 ». La vision sudiste de l’esclavage connaît désormais un profond désaveu ; le jour viendra où ces nouvelles descriptions trouveront leur place dans les manuels scolaires et feront partie intégrante de nos recherches, de nos lectures et de nos enseignements, afin que l’institution mythique et romantique disparaisse définitivement de nos imaginations, et que nous apprenions que les Blancs, tout autant que les Noirs, au Nord comme au Sud, furent avilis par l’esclavage.

IV – Les Noirs libres

Les Noirs libres ne sont plus considérés comme une catégorie de fainéants si dégradés que les esclaves, dont les maîtres prenaient tendrement soin, leur étaient supérieurs économiquement et socialement. De telles opinions ne sont autre que raillerie et ne se fondent sur aucun fait historique. Depuis les premières heures de l’asservissement lié à l’engagisme 17, il y eut des Noirs libres. Nous découvrons l’histoire d’Anthony Johnson, répertorié parmi les premiers immigrants noirs, qui devint un homme libre en 1625, ainsi qu’un propriétaire terrien et un esclavagiste, et qui intenta une action en justice pour établir son droit de propriété sur un esclave, John Casor 18, une fois expiré le terme de sept années du contrat les liant. Depuis lors, dans les Colonies Britanniques, ce groupe d’Américains libres fut en augmentation constante 19.

Un officier mercenaire allemand écrivait durant la guerre de Sécession, « Aucun régiment n’existe sans son abondance de Nègres et parmi eux se trouvent de solides gaillards en bonne santé. De nombreuses familles de Nègres libres sont également installées ici ; elles habitent dans de belles maisons, possèdent des terres et vivent à la manière du reste de la population 20. » Plus de cinq mille Noirs affranchis s’engagèrent comme soldats américains durant la révolution. D’autres appartenaient à l’armée britannique, et sont comptés parmi les Tories américains à l’instar des Blancs américains. Le premier martyr de la révolution fut un Noir, Crispus Attucks. Lui et trois Blancs américains furent les premiers martyrs de la liberté ; ils ne connurent la ségrégation ni dans la vie ni dans la mort, et ils furent enterrés ensemble. Un monument portant leurs noms fut édifié à Boston Common. On peut dire sans perdre le sens de la réalité que Thomas Jefferson, se remémorant la scène, trempa sa plume dans le sang de ces martyrs, coulant en partie des veines d’un Noir, et rédigea les mots immortels qui constituent la Déclaration d’Indépendance et selon lesquels tous les hommes ont été créés égaux. Pendant la guerre de 1812, des hommes noirs affranchis combattirent courageusement avec l’Amiral Perry sur les Grands Lacs et avec le Général Andrew Jackson à La Nouvelle-Orléans 21.

Les Noirs libres ont vu leur population croître de 59 557, soit 7.9 % de la population lors du premier recensement 22 de 1790, à 488 070, soit 11 % de la population en 1860 23. La description qu’en fait Frances Kemble est infondée, là où elle observe que « ce sont des parias, dépourvus de toute relation hormis au sein de leur propre race méprisée, raillée par les voyous les plus minables des gangs de vos quartiers. Ils sont libres certes, mais ils sont également avilis, ce sont les réprouvés et les dégradés des bas-fonds mêmes de votre société 24 ». Les recherches menées au sujet des Noirs affranchis n’ont pas seulement écarté cette vision, mais ont confirmé le fait que certains possédaient des propriétés et des esclaves, exerçaient leur droit de vote, étaient instruits et participaient à la vie citoyenne 25. En réalité, le statut légal et le statut réel des Noirs ne correspondaient pas toujours. Mais s’il existait des restrictions quant à l’exercice du droit de vote dont disposaient les citoyens noirs, il y eut de nombreuses preuves de leur participation aux élections dans les États du Nord et dans la vie politique avant la guerre de Sécession, dès la première révolution américaine. La citoyenneté de certains Noirs est beaucoup plus ancienne que nous l’imaginons 26.

La répression juridique, tout comme la répression économique et sociale, n’étaient pas limitées à une seule région. Les États du Nord avaient également adopté des législations restrictives et des lois d’exclusion. Des Noirs vécurent cependant dans ces États en participant à leur développement. Dans le Sud, certains étaient propriétaires d’esclaves et de plantations, et de ce fait adoptèrent le point de vue des planteurs 27. Néanmoins, la participation des Noirs dans les activités menées contre l’esclavage fut considérable et rend manifeste leur dévotion et les sacrifices qu’ils consentirent pour gagner leur liberté et celle de l’Amérique. Ils étaient des membres actifs des cercles en faveur de l’abolition ; trois d’entre eux furent, en même temps, membres du Comité exécutif de la Société américaine contre l’esclavage. Ils opéraient sur le chemin de fer clandestin (Underground Railroad), étaient rédacteurs en chef de journaux partisans de l’affranchissement des esclaves, abonnés et contributeurs à The Liberator et aux journaux prônant l’abolition de l’esclavage. En réalité, la majorité des abonnés au journal de Garrison, The Liberator, étaient des Noirs libres, seulement un quart des abonnés étaient blancs ; sans la contribution des Noirs, Garrison n’aurait jamais eu un tel succès, et il n’aurait jamais pu se rendre en Angleterre sans leur soutien. Mais qui donne à entendre ce fait 28 ?

V – La guerre de Sécession

Dans l’enseignement consacré à la guerre de Sécession, différents points de vue ont été présentés, certains allant jusqu’à affirmer que l’esclavage n’en était pas la cause, ni l’une des causes majeures, ni même un facteur important ; que le Noir n’y tenait qu’un rôle passif ; que la guerre fut une guerre fratricide, et là encore que ce fut une guerre entre hommes blancs ; que la Proclamation d’émancipation était une mesure de guerre ; que le Sud combattit plus courageusement que le Nord et que seule la supériorité en hommes des troupes du Nord et sa richesse lui ont permis de gagner la guerre. Rien n’est plus éloigné de la vérité que ces allégations qui constituent l’ordinaire des manuels scolaires. Un fait est écarté et il s’agit du fait que la Confédération s’est effondrée en raison de ses propres faiblesses, que des facteurs psychologiques internes entamèrent sa résistance tout autant que les armées nordistes, et que la perte de la volonté de se battre pour une cause perdue, contre les droits de l’homme, fut une cause essentielle de la défaite.

La Confédération est glorifiée, tandis que les héros des armées de la liberté sont sous-estimés. Il en résulte que le drapeau, la casquette et les emblèmes des confédérés sont désormais exposés bien plus largement que le drapeau et les emblèmes nationaux. Dixie, un chant du Sud, peut déclencher plus d’enthousiasme que le Star Splangled Banner, et certainement plus que le Battle Hymn of the Republic. L’idée que les confédérés étaient des traîtres à leur gouvernement et des renégats n’est soutenue nulle part ; au lieu de cela, ils sont transformés en héros. Les sudistes chérissent toujours leur dogme, présent dans les manuels scolaires, avec cet état d’esprit : « la Confédération est morte, longue vie à la Confédération. »

Les Noirs ont combattu pour la liberté, c’est un autre fait majeur de la guerre de Sécession. Leur participation est confirmée par les tableaux de service, les comptes rendus d’époque, les déclarations d’officiers, et par leurs propres témoignages. Ils ne se tournaient pas les pouces tandis que d’autres combattaient pour leur liberté. Il y eut 189 000 Noirs dans les armées de l’Union, répartis dans 165 régiments — infanterie, cavalerie, artillerie et génie —, ainsi que 29 000 dans la marine, sans compter les milliers d’individus qui n’ont pas été répertoriés. Il a également été montré que l’aide apportée par les Noirs à la Confédération fut précieuse, mais l’idée traditionnelle selon laquelle la loyauté à leurs maîtres résultait de l’amour qu’ils leur portaient, a été remise en question. Il est évident que les hommes de couleur désiraient être libres tout autant que les Blancs, et qu’ils ont œuvré et combattu pour cela. Ce n’étaient pas l’Oncle Tom dans sa cabine, ni des lâches ou des bouffons, et ils ne refusèrent pas de travailler lorsque se leva l’aube de la liberté. Le Secrétaire à la Marine Wells déclara durant l’été 1863 : « La totalité des troupes composant nos renforts militaires est composée de Noirs 29. »

VI – La Reconstruction et ses répercussions

Le traitement historique de la Reconstruction, la description de l’occupation fédérale, de la privation des droits électoraux pour les Blancs du Sud, du soulèvement social, du carpet-bagging 30 et de la mise en échec des amendements pour les droits civiques et l’élargissement de la démocratie, font toujours l’objet de recherches, et il est de notoriété publique que certains points de vue acceptés étaient sans fondement. Les analyses de Beale, Du Bois, Taylor, Woody, Simkins et Franklin ont introduit de nouveaux éléments et de nouvelles interprétations. À la lumière de ces travaux, il nous faut modifier le point de vue selon lequel le Noir fut en vacances après l’abolition de l’esclavage, qu’il était plus soucieux de vendre son vote que d’avoir un emploi et de travailler, et que les Noirs et leurs amis étaient corrompus et dépensaient sans compter. James Ford Rhodes, historien de la Reconstruction, qui inspira de nombreux manuels scolaires, écrivit que « le projet de la Reconstruction était à la botte de Noirs ignorants, de fieffés coquins de souche blanche et d’aventuriers charognards qui arrivèrent massivement du Nord ; ce sont eux qui neutralisèrent le travail de Républicains honnêtes, alors fonctionnaires de l’État. » Une édition d’un texte largement utilisé dans les lycées affirme : « le règne du Noir et de ses protecteurs sans scrupules, les carpet-baggers et les scalawags 31, se résuma à une orgie de dépenses immodérées, d’escroqueries et d’incompétence révoltante. » John W. Burgess, célèbre pour avoir fondé la Columbia University School of Political Science, qui forma de nombreux historiens du Sud, pensait qu’il existait une « différence gigantesque de compétence politique entre les races » et « que la mission de l’homme blanc, son devoir et son droit, consistent à prendre dans ses propres mains les rênes du pouvoir politique au bénéfice de la civilisation mondiale et pour le bien-être de l’humanité. » Ces opinions ont été adoptées par de nombreux manuels scolaires et ont été, pour mensongères qu’elles soient, déterminantes dans les prises de position sur l’extension du droit de vote aux Noirs de nos jours.

Afin d’informer les collégiens sur « le mode de vie des gens du Sud », l’édition révisée, datant de 1963, d’un manuel scolaire, Notre Mississippi, rédigé par Pearl Vivan Guyton et en usage dans le Mississippi, exposait la chose suivante : « En 1866, une organisation secrète, le Ku Klux Klan, fut fondée dans le Tennessee. L’objectif du Klan était de protéger les faibles, les innocents et les personnes sans défense, et plus particulièrement les veuves et les orphelins des soldats de la Confédération. » Il est impossible d’évaluer les dommages causés aux relations entre les races par ces déclarations mensongères et cette soumission aux préjugés, là où devrait être exposée la vérité historique. Le Mississippi Free Press, un hebdomadaire dirigé par des Noirs, fait la critique de ce manuel, « Dans aucun livre qui prétende instruire, il ne peut y avoir d’arguments pour justifier un tel ton. Chaque fois que l’histoire est transformée en instrument de propagande, un pan entier de l’évolution de l’être humain est automatiquement perdu. »

Des recherches bibliographiques montrent qu’aucun État n’a été dominé dans ses appareils législatifs par des Noirs, et que les législatures du Sud n’ont pas été les seules coupables d’avoir utilisé de manière peu reluisante leurs finances. De surcroît, des réformes financières et des législations sociales progressistes ont également découlé de ces législatures 32.

VII – La participation et la contribution des Noirs américains

La période qui s’est écoulée depuis la guerre de Sécession a vu, au fil des années, le peuple noir participer à de nombreux événements et contribuer, à l’instar d’autres peuples, au développement culturel et matériel des États-Unis, à l’ouverture du pays vers l’Ouest, à l’extension de l’éducation, au développement de nos institutions fondamentales et à la quête incessante d’une liberté dont pourraient jouir tous les Américains. Lorsqu’ils traitent historiquement du développement national, les manuels scolaires, les parents, les adultes, les professeurs ne devraient pas manquer de saisir la moindre opportunité de présenter les Noirs américains au même titre que les Américains blancs comme un facteur parmi d’autres dans le développement agricole et industriel de notre pays, dans les débats permanents sur les droits des États et l’essor du nationalisme, sur le droit de vote des femmes, sur les taxes, les droits civiques et les questions transversales. Des recensions devraient être faites des œuvres littéraires, musicales, artistiques et de la contribution culturelle unique de la population noire à l’histoire des Etats-Unis, sans se limiter à l’évocation d’un ou deux noms. Un tel traitement historique doit faire l’objet d’égards identiques à ceux accordés aux autres acteurs de la vie américaine 33.

Les effets positifs évidents de l’amélioration des conditions économiques, familiales et éducatives sur les résultats scolaires des populations défavorisées sont désormais visibles de manière patente dans la publication des résultats aux tests d’aptitude et de compétence. Il a été prouvé que la scolarisation de jeunes du Sud dans les villes du Nord a eu pour effet une augmentation du quotient intellectuel et des scores aux tests de lecture. Les parents, les adultes ou les enseignants de bonne volonté se rendent compte que les forces sociales de la ségrégation et de la discrimination se sont tellement répandues que les Noirs ne sont pas les seuls à souffrir d’une image détestable et que tous les membres d’une communauté sont affectés par les injustices faites dans l’enseignement à n’importe quel groupe. Les jeunes gens voient la place subordonnée qu’ils occupent, eux et leur famille, et ne savent rien de leur passé glorieux, autre élément qui tend à affaiblir l’estime de soi, et à susciter des actes indignes.

Les années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale ont vu naître de nouveaux courants pour l’égalité des chances et ont produit des avancées sans précédent. Très récemment, en 1963 et 1964, les populations noire et blanche, accompagnant ces tendances, se sont engagées dans des formes d’action militantes fondées sur la non-violence. À travers ces manifestations pacifiques, ils ont exprimé une impatience manifeste devant la lenteur que mettent les barrières freinant l’amélioration des relations entre les êtres humains à s’effondrer. Cela ne signifie pas qu’il existe un « Noir Nouveau » en regard d’un ancien plus complaisant, car il y eut de nombreuses révoltes et insurrections noires par le passé qui servirent d’expressions patentes d’insatisfaction au fil du temps. La Troisième Révolution américaine s’est développée sur ce terreau, tout en répondant à une nouvelle demande d’égalité des chances et des droits dans tous les domaines de la vie américaine 34. L’Association for the Study of Negro Life and History a posé les fondements, et je tiens à insister sur ce point de départ, qui a permis aux jeunes Noirs de commencer à croire en la réalité de ce qu’avaient accompli leurs prédécesseurs et en leur héritage, à croire en eux-mêmes plutôt qu’à sombrer dans l’auto-dévalorisation, à apprendre qu’ils avaient un passé de liberté à côté de leur passé d’esclaves, qu’en tant que peuple ils ont progressé vers la liberté, trouvant une forme d’expression dans les nombreuses actions portées à bout de bras par les leaders de leur groupe. Voilà pourquoi il est essentiel qu’une écriture de l’histoire, digne de ce nom et féconde, incluent les Noirs autant que les Blancs. Soyons vigilants du haut des remparts de notre révolution de grande ampleur à ce que les manuels scolaires et les enseignements ne continuent pas à diffamer l’héritage noir.

VIII – L’approche interculturelle

L’approche interculturelle doit être adoptée par tous les Américains lorsqu’ils évaluent leur système et leurs programmes scolaires. Tous, nous sommes Américains — tous, nous sommes des immigrants. La question de la « race » dans son ensemble, et son lien à la « couleur », devraient faire l’objet d’un examen critique ; de la même manière, les concepts du racialisme devraient subir de profondes modifications. La doctrine selon laquelle il y aurait des différences inhérentes entre les races a été désavouée voilà des années, mais il semblerait que de nombreuses figures d’autorité de la vie moderne soient en retard dans ce domaine. Nous sommes également conscients que ces préceptes exercent toujours une influence sur l’esprit des gens du peuple 35. Dans cette dynamique de changement, les jugements à l’égard des Noirs peuvent être remis en question à travers un enseignement approfondi des faits historiques montrant que l’esclavage, le servage et la proscription ne sont pas le destin des seules populations noires, du fait de leur race ou de la couleur brune et noire de leur peau ; d’autres peuples, dont le soi-disant peuple blanc, ont été victimes de l’esclavage, qui n’a que du mépris pour les peuples, quelle que soit leur couleur de peau.

Les citoyens circonspects devront entreprendre cette tâche parce que les manuels scolaires sont majoritairement ethnocentrés et visent à former, chez les jeunes écoliers qui les lisent et parcourent leurs images, l’opinion que l’Américain est de type européen ou nordique. D’autres élèves, lisant et contemplant ces représentations stéréotypées, sont amenés à penser qu’ils font partie des marginaux. Un livre brésilien pour les plus petits adopte l’approche consistant à dire qu’il y a trois mères au Brésil ; une mère blanche et européenne, une deuxième rouge ou indienne et enfin une mère noire ou africaine ; et le livre décrit ensuite comment la population brésilienne s’est développée non seulement à partir de ces trois racines, mais également en puisant à d’autres sources. Les jeunes générations de notre peuple pourraient bénéficier d’approches similaires en lieu et place du sous-entendu, direct ou indirect, selon lequel les Américains sont grands, blancs et blonds, et qu’il s’agit là de l’idéal et du modèle américain. Puisque la vision contraire est plus proche de la réalité, les lecteurs devraient avoir accès à un panorama plus complet de la vie américaine à travers l’histoire. Les conflits qui ont éclaté à Cuba et au Panama, et de manière récurrente dans de nombreux autres lieux, ont pour toile de fond la race et la couleur ; et les relations internationales dans de nombreuses régions du monde sont affectées par la conception américaine de la supériorité d’un groupe humain en fonction de sa couleur de peau : les enfants blancs autant que les enfants à la peau brune ou noire souffrent psychologiquement des forces négatives induites par un enseignement incomplet de l’histoire 36.

Certains psychologues avancent l’idée selon laquelle le développement normal des relations entre enfants blancs et enfants de couleur est freiné en raison de la partialité et de l’insuffisance de l’enseignement et des lectures ; les premiers sont amenés à penser qu’ils sont plus fréquentables et sont supérieurs aux autres du fait de la pâleur de leur peau, et donc que leurs chances de réussir dans la vie sont plus grandes. Puis, plus tard, lorsqu’ils découvrent que ce n’est pas le cas, ils s’entêtent et deviennent inflexibles, et lorsqu’ils croisent des Noirs qui semblent être leurs égaux, ils persistent à dire qu’ils leur sont supérieurs, déclarant avec défiance que les Noirs sont inférieurs en toutes circonstances et qu’ils devraient apprendre où est leur vraie place. Ils sont encore influencés par cette éducation des premières heures et soutiennent les législations et les prescriptions donnant réalité à leurs hypothèses. Quelle tragédie est ainsi créée dans la consciences des Américains à la peau blanche par de telles programmes pédagogiques — sans même parler des conséquences que cela a sur les Américains noirs de peau. Ce programme pédagogique a comme arrière-plan une atmosphère générale de haine et de violence visant ceux et celles qui expriment des vues opposés sur les relations humaines, l’égalité, la justice et les chances offertes à tous les Américains. L’atmosphère d’intolérance constitue la toile de fond de la mise en scène de spectacles regrettables.

Si les chercheurs et professeurs en sciences sociales considéraient leurs objets d’études comme le font les chercheurs en sciences physiques, qui n’ignore pas les faits et leurs conséquences seulement parce que leurs animaux, spécimens ou matériaux sont de telle ou telle couleur, l’enseignement de notre histoire pourrait devenir plus exhaustif et plus efficace, en participant à « une dynamique pédagogique » qui ferait de notre nation un peuple vivant non seulement sur la terre des braves en temps de guerre, mais aussi dans le foyer des hommes libres en temps de paix. Il n’y a nulle part, quel que soit le front, autant de champs de bataille où s’affrontent les esprits des hommes que dans les salles de classe des enseignants en sciences sociales où les prises de position à l’égard des Noirs et d’autres groupes se construisent de manière binaire ; actions positives d’un côté, négatives de l’autre.

Il y a vingt ans de cela la Commission consultative du Conseil national des sciences sociales a déclaré : « Nous sommes des immigrants et des descendants d’immigrants, une nation composée de nombreuses religions et races, une nation qui rejette les distinctions de classe et de caste comme incompatibles avec notre mode de vie. La pensée raciste et la recherche de bouc-émissaires, la provocation de conflits d’appartenance, la croyance communautariste, ne sont en accord ni avec nos choix démocratiques de vie, ni avec les découvertes scientifiques des anthropologues et des psychologues, qui font partie d’une riposte sociale contre les racines économiques et psychologiques de l’hostilité entre les communautés, à laquelle peut contribuer l’éducation interculturelle à l’école 37. »

Nous attendons toujours la mise en œuvre concrète de cette directive. Cet appel national était un défi par le passé ; il l’est encore aujourd’hui. C’est un privilège de pouvoir saisir une telle opportunité démocratique d’aider à unifier les peuples de différentes croyances, races et nationalités et d’œuvrer à leurs reconnaissance et compréhension mutuelles.

En tant qu’Américains, faisons en sorte de présenter et de rendre disponible les données et de corriger les mensonges véhiculés par les mythes, de détruire les stéréotypes et de déraciner les opinions négatives classiques à propos des Noirs américains. Développons expériences et liens afin que la majorité composée par les Blancs puisse dépasser ses peurs, ses préjugés et le sentiment d’insécurité qui, au passé comme au présent, a été lié à la figure du Noir américain.

Soutenons les organisations qui continuent de défendre l’enseignement de la vérité, afin que le traitement de l’histoire reposant sur le principe de l’infériorité des gens de couleur puisse être éradiqué au plus vite. Débarrassons nos idéaux démocratiques de leur couche persistante d’hypocrisie ; croire aux idéaux démocratiques et participer dans le même temps à des actions qui les démentent a des conséquences sur la conscience des Américains ; cela engendre la confusion dans l’esprit des gens, rend les familles malheureuses et finit par créer un état non-démocratique. Les femmes et les hommes s’enferment dans le silence ou s’entêtent dans leur défiance à l’égard de la couleur, dénient ses réalités, rejettent la faute sur un quelconque bouc-émissaire de couleur plutôt que de regarder en eux-mêmes. Continuons à insister sur le fait que l’enseignement de l’histoire au sujet des Noirs américains doit être fidèle à la réalité et doit devenir partie intégrante de l’histoire de la nation et de son extraordinaire destinée de liberté et de prospérité, bien que nous puissions appartenir à des groupes différents.

Notre intention et notre objectif se centrent sur la déclaration que nous souhaiterions voir prononcer par tous les Américains, blancs et noirs, « nous partageons un bel héritage. » Cet héritage est une chose essentielle, vivante et évoluant spirituellement, et il n’est pas inscrit dans des documents historiques — la Déclaration d’Indépendance, la constitution des États-Unis, la Proclamation d’émancipation et la décision de la cour suprême de 1954 — seulement pour être vénéré. Cet héritage est transmis non seulement par ce qui est dit dans ces documents, mais également par ce qui est fait avec eux, et en premier lieu par nous-mêmes et par les amis de la liberté. Notre héritage est un processus continuellement en marche ; il nécessite d’être réappris dans les écoles et ravivé par chaque génération de jeunes gens. Il doit être soutenu par l’Association for the Study of Negro Life and History et ses membres. Les manuels scolaires et les livres de lecture complémentaires ne doivent pas cesser d’être critiqués, les programmes interculturels doivent être multipliés, les professeurs doivent obtenir de nouvelles données et les porte-paroles des citoyens qui connaissent la vérité doivent se dévouer à son avènement à travers une révolution de l’esprit humain. La liberté de penser dans la recherche, la lecture et l’enseignement de l’histoire est indispensable au succès et à l’accomplissement de la liberté et à l’extension des pratiques démocratiques définissant la Révolution en cours.

À cet égard :

De la musique les auteurs,
Et des rêves sommes les rêveurs
Effleurant des brisants amers
Assis le long de rus sévères -
Perds-monde, et monde-oublieux,
Sur qui la lune pâle scintille,
Mais nous bougeons et remuons
Le monde pour toujours, est-il dit
 
Nous, gisant au fil des ères
Dans les passés tus de la terre,
Bâtîmes Nineveh d’un soupir,
Babel d’un éclat de rire ;
Les ruinâmes d’une prophétie
Oh vieux monde, demain est d’or ;
Car tout ère est rêve qui meurt,
Ou bien un rêve qui prend vie 38. »

En histoire, que parviendrons-nous à accomplir — un rêve de liberté qui se meurt ou un rêve de liberté qui prend vie ?

La réponse ne tient qu’à nous !

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