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Cette traduction inédite en français a été réalisée par Laurent Vannini et coordonnée par Claire Parfait sur un financement ANR - programme IDEX (©) dans le cadre du projet de recherche Écrire l’histoire depuis les marges - HDML.

Référence du texte traduit :
W. E. B. Du Bois, « The Propaganda of History », Black Reconstruction in America : An Essay Toward a History of the Part Which Black Folk Played in the Attempt to Reconstruct Democracy in America, 1860-1880, chapitre XVII, New York : Harcourt, Brace, 1935.

>>> Lire l’intégralité de l’ouvrage en anglais et en libre accès sur archive.org

Notice de la traduction :
W. E. B. Du Bois, historien révisionniste et militant : Black Reconstruction in America (1935)
Par Claire Parfait


William Edward Burghardt Du Bois

23 février 1868, Great Barrington, Massachusetts — 27 août 1963, Accra, Ghana

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William Edward Burghardt Du Bois était historien, sociologue, militant panafricain et pour les droits. Professeur à la Clark Atlanta University, il est l’un des fondateurs de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) créée en 1909.




Références de citation

Du Bois William Edward Burghardt, Vannini Laurent (trad.) (2018). “W. E. B. Du Bois, « La propagande de l’histoire »”, in Le Dantec-Lowry Hélène, Parfait Claire, Renault Matthieu, Rossignol Marie-Jeanne, Vermeren Pauline (dir.), Écrire l’histoire depuis les marges : une anthologie d’historiens africains-américains, 1855-1965, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-01-2 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?W-E-B-Du-Bois-La-propagande (...))

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Traduction de Laurent Vannini
Coordination de Claire Parfait


Comment les faits de l’histoire Américaine ont été falsifiés depuis cinquante ans parce que la nation avait honte. Le Sud avait honte parce qu’il combattit pour perpétuer l’esclavage humain. Le Nord avait honte parce qu’il dût faire appel aux hommes noirs pour sauver l’Union, abolir l’esclavage et instaurer la démocratie.

Qu’enseigne-t-on aujourd’hui aux enfants américains au sujet de la Reconstruction 1 ? Helen Boardman a produit une analyse des manuels scolaires actuellement en usage et distingue trois thèses principales :

1 – Les Noirs étaient tous ignorants.

Ils ne connaissaient rien aux affaires publiques.
Woodburn et Moran, Elementary American History and Governement, p. 397.
Bien que libres désormais, les Noirs n’en étaient pas moins ignorants et incapables de se gouverner eux-mêmes.
Everett Barnes, American History for Grammar Grades, p. 334.
Les Noirs prirent le contrôle de ces États. Ils avaient été esclaves toute leur vie, et ignoraient jusqu’aux lettres de l’alphabet. Néanmoins, ils siégeaient maintenant aux législatures d’État, et créaient les lois.
D.H. Montgomery, The Leading Facts of American History, p. 332).
Dans le Sud, les Noirs qui avaient gagné leur liberté de manière si soudaine ne surent pas quoi en faire.
Hubert Cornish et Thomas Hughes, History of the United States for Schools, p. 345.
Au sein des législatures, les Noirs étaient si ignorants qu’ils ne savaient qu’observer leurs chefs de file — carpet-baggers 2 blancs — pour savoir comment voter.
S.E. Forman, Advanced American History, édition révisée, p. 452.
Certaines législatures étaient composées d’une poignée d’hommes blancs de mauvaise foi et de quelques Noirs, dont la plupart étaient bien trop ignorants pour savoir quoi que ce soit de la fabrique des lois.
Hubert Cornish et Thomas Hughes, History of the United States for Schools, p. 349.

2 – Les Noirs étaient tous fainéants, malhonnêtes et dépensiers.

Non seulement ces hommes n’y connaissaient rien en matière de gouvernement, mais la seule chose qui leur importait était le gain personnel qu’ils pourraient en tirer.
Helen F. Giles, How the United States Became a World Power, p. 7.
Les législatures étaient souvent à la merci des Noirs, aussi ignorants que des enfants, qui vendaient ouvertement leur vote, et dont la ’loyauté’ était acquise si on leur donnait de quoi manger, boire et s’habiller aux frais de l’État.
William J. Long, America – A History of Our Country, p. 392.
Certains Noirs gaspillèrent leur argent de manière stupide, et se retrouvèrent encore plus pauvres qu’auparavant.
Carl Russel Fish, History of America, p. 385.
Cette aide incita un grand nombre d’affranchis à penser qu’ils n’avaient plus besoin de travailler. Ils pensaient naïvement que le Congrès leur attribuerait les terres de leurs anciens maîtres, et que chacun d’entre eux obtiendrait « quarante arpents et une mule ».
W.F. Gordy, History of the United States, Part II, p. 336.
Imaginant que l’esclavage n’était que labeur et la liberté pure oisiveté, l’esclave, une fois affranchi, était disposé à goûter sa liberté en refusant de travailler.
S.E. Forman, Advanced American History, édition révisée.
Ils se mirent à errer sans but, à voler et à piller. Dans une seule ville de Géorgie, 150 Noirs furent arrêtés pour vol en l’espace d’une semaine.
Helen F. Giles, How the United States Became a world Power, p. 6.

3 – Les Noirs furent responsables des politiques néfastes durant la Reconstruction.

Les législateurs noirs adoptèrent des lois stupides, l’argent public fut gaspillé de manière effroyable et des milliers de dollars furent purement et simplement volés dès les premières heures. Tout Sudiste qui se respecte ne pouvait qu’être révulsé par ce régime abominable.
Emerson David Fite, These United States, p. 37.
Dans les États ruinés déjà grandement « punis » par la désolation de la guerre, le règne du Noir et de ses protecteurs sans scrupules, les carpet-baggers et les scalawags 3, se résuma à une orgie de dépenses immodérées, d’escroqueries et d’incompétence révoltante.
David Saville Muzzey, History of the American People, p. 408).

L’image de la Reconstruction qui est donnée à voir à la majorité des élèves de ces seize États n’inclut que le Sud. Le Sud n’eut d’autre choix que d’adopter les Codes Noirs pour garder le contrôle des affranchis, paresseux et parfois vicieux. Le Bureau des Affranchis poussa les Noirs à chercher du soutien au Nord plutôt qu’au Sud, et fit plus de mal que de bien en leur donnant un sentiment d’égalité sans fondement. Sous le joug des carpetbaggers, et avec l’aide des scalawags, les Noirs pauvres et ignorants engagèrent les législatures dans une orgie de dépenses. L’humiliation et la détresse des blancs du Sud fut en partie soulagée par le Ku Klux Klan, une organisation secrète qui effrayait les noirs, tous superstitieux 4.

Formé à l’aune d’un tel enseignement de l’école primaire au lycée, un jeune Américain qui poursuit ses études supérieures aujourd’hui apprendrait des manuels d’histoire en vigueur que la Constitution reconnaissait l’esclavage ; que les abolitionnistes réduisirent à néant la possibilité de mettre fin à l’esclavage par des méthodes pacifiques ; qu’après le mandat d’Andrew Jackson, les deux régions des États-Unis « avaient pris pleinement conscience de leur conflit d’intérêt. Deux formes de civilisation irréconciliables [...] Dans le Nord, la civilisation démocratique [...] dans le Sud, une civilisation plus aristocratique et figée. » Il lirait que Harriet Beecher Stowe provoqua la guerre de Sécession 5 ; que l’agression visant Charles Sumner avait pour cause les « insultes grossières » proférées par ce dernier à l’encontre d’un sénateur de Caroline du Sud 6 ; et que les Noirs étaient le seul peuple n’ayant fourni aucun effort pour parvenir à l’émancipation. Que la Reconstruction fut une tentative scandaleuse d’assujettir l’homme blanc au règne du Noir ignorant ; et que, selon un professeur d’histoire de Harvard (c’est nous qui soulignons), « Les législatures firent des dépenses extravagantes à un point grotesque ; les législateurs de couleur de certains États se lançant dans une débauche de dépenses frauduleuses » (Encyclopædia Britannica, 14e édition, volume 22, p. 815, par Frederick Jackson Turner).
En d’autres termes, il terminerait vraisemblablement ses études sans avoir la moindre idée du rôle joué par la race noire en Amérique ; du gigantesque problème moral posé par l’abolition ; de l’origine et du sens de la guerre de Sécession, et des liens existant entre la Reconstruction, le gouvernement démocratique et le mouvement ouvrier aujourd’hui.
Il y a là bien plus que de simples omissions et des différences de perspective. La manière dont est traitée la période de la Reconstruction reflète le manque de crédibilité scientifique des historiens américains. Nous assistons trop souvent à une tentative délibérée de modifier les faits historiques pour les rendre agréables à lire pour les Américains. Les rédacteurs de la quatorzième édition de l’Encyclopædia Britannica me sollicitèrent pour rédiger un article sur l’histoire du Noir américain. Ils amputèrent mon manuscrit de toutes les références à la Reconstruction. J’insistai pour inclure la déclaration suivante :

Les historiens blancs ont imputé les problèmes et les échecs de la Reconstruction à l’ignorance et à la corruption des Noirs. Mais les Noirs affirment que ce sont uniquement la loyauté noire et le vote noir qui restituèrent le Sud à l’Union ; qui instaurèrent la démocratie nouvelle, tant pour les Blancs que pour les Noirs, et instituèrent les écoles publiques.

Cela, le directeur de la publication refusa de le publier, bien qu’il admît par ailleurs que l’article était « selon mon opinion, et de l’avis d’autres personnes dans nos bureaux, un excellent article ; un article dont, me semble-t-il, nous pourrions tous être entièrement satisfaits ». Pour ma part, je n’étais pas satisfait et refusais la parution de l’article.
La guerre et plus particulièrement les guerres civiles laissent des blessures épouvantables. Il est du devoir de l’humanité de les guérir. C’est pour cette raison qu’on décida très rapidement qu’il n’était ni sage ni patriotique d’évoquer les causes du conflit et les résultats désastreux auxquels avaient mené les divergences régionales aux États-Unis. Nous avons dès lors, et en premier lieu, minimisé l’importance de la polémique autour de l’esclavage qui convulsa la nation depuis le Compromis du Missouri 7 jusqu’à la guerre de Sécession. De surcroît, nous avons écarté la Reconstruction avec une simple expression de regret ou de dégoût.
Mais la courtoisie et la philanthropie sont-elles des raisons suffisantes pour nier la Vérité ? Si nous voulons que l’histoire devienne une discipline scientifique, si l’expérience humaine doit être relatée avec la précision et la fidélité au détail qui permettront son utilisation comme règle étalon et jalon pour l’avenir des nations, il nous faut établir des critères d’éthique propres à la recherche et l’interprétation.
Toutefois, si nous destinons l’usage de l’histoire à notre plaisir et notre divertissement, à l’inflation de notre ego national, et au sentiment trompeur mais agréable que nous avons accompli de grandes choses, alors il nous faut abandonner l’idée que l’histoire puisse être une science ou un art qui utilise les résultats obtenus par la science, et admettre sans réserve que nous utilisons une certaine version des faits historiques dans le but d’influencer les générations futures et de les entraîner sur le chemin que nous souhaitons leur faire prendre.

C’est ce genre de propagande qui dans le passé a poussé des hommes à affirmer que l’histoire n’est autre qu’une « suite de mensonges sur lesquels on est d’accord 8 » ; et à souligner le danger d’une telle désinformation. Il est en effet extrêmement douteux que le monde tire un bénéfice durable d’une telle entreprise. Les nations vacillent et titubent chemin faisant ; elles font des erreurs abominables ; elles commettent des crimes épouvantables ; elles accomplissent de belles et grandes choses. Aussi, ne guiderions-nous pas mieux l’humanité en disant la vérité à propos de tout cela, dans la mesure où la vérité peut être déterminée ?

Nous en avons une illustration évidente ici aux États-Unis. La mise en place de l’esclavage humain aux États-Unis au dix-huitième siècle était mauvaise du point de vue moral et rétrograde sur le plan économique. Cela, nous le savons parfaitement aujourd’hui ; et il y eut un grand nombre d’Américains, au Nord comme au Sud, qui en avaient conscience et en témoignèrent au dix-huitième siècle. Aujourd’hui, face à une nouvelle forme d’esclavage ailleurs dans le monde, qui porte d’autres noms et revêt d’autres aspects, nous devrions mettre en valeur cette leçon issue du passé. De surcroît, la réticence à décrire ce passé n’est pas saine. Nos livres d’histoire tendent à traiter l’esclavage américain de façon si impartiale, qu’au bout du compte personne ne semble avoir commis de tort et tous semblent avoir eu raison. L’esclavage paraît avoir été imposé contre son gré à une Amérique sans défense, cependant que le Sud ne pouvait être accusé d’en être devenu l’épicentre. Les inégalités de développement entre le Nord et le Sud sont présentées comme l’aboutissement d’une forme de loi cosmique dans les domaines social et économique.

On peut lire, par exemple, Rise of American Civilization, de Charles et Mary Beard, avec le sentiment réconfortant qu’aucun acte juste ou injuste n’a été perpétré. La production et l’industrie se développent dans le Nord ; le féodalisme agraire se développe dans le Sud. Ils s’affrontent, à la manière dont luttent vents et marées, et les forces les plus puissantes construisent la gigantesque machine industrielle qui nous gouverne de façon si remarquable et égoïste aujourd’hui.

Néanmoins, dans cette interprétation mécaniste à l’emporte-pièce, il n’y a pas de place pour la véritable intrigue de l’histoire, pour l’erreur et la faute évidentes d’avoir instauré un nouvel esclavage, celui de la classe ouvrière, au cœur même d’une expérimentation démocratique d’une immense importance ; pas de place pour le triomphe du courage moral et du sacrifice à l’état pur dans la croisade abolitionniste ; et pour la souffrance et la lutte des millions de Noirs humiliés lors de leur combat pour la liberté et de leur tentative de s’engager dans la démocratie. Tout cela doit-il être omis entièrement ou en partie dans un traité qui se dit scientifique ?
Ou bien encore, pour aller au plus près de cette histoire fascinante et de son point d’orgue : que fut l’esclavage aux États-Unis ? Quel sens avait-il exactement aux yeux des possédants et des possédés ? Devrions-nous admettre la fable convenue de l’ancienne plantation d’esclaves et de son propriétaire, aristocrate à l’existence raffinée et aux plaisirs de lettré ? Ou devrions-nous plutôt prendre en compte les biographies d’esclaves, à l’instar de celles de Charles Ball, Sojourner Truth 9, Harriet Tubman et Frederick Douglass ; ainsi que les observations méticuleuses de Olmsted 10 et les attaques du système par Hinton Helper 11 ?
Il est impossible de lire le mince volume contenant la première autobiographie de Frederick Douglass 12 et de continuer à se nourrir d’illusions au sujet de l’esclavage. Et si la vérité est notre objectif, ni la légende romantique du Sud esclavagiste ni les réminiscences personnelles de ceux qui bénéficièrent du système en toute impunité ne pourront empêcher le monde de savoir que l’esclavage fut un anachronisme cruel, immonde, coûteux et injustifiable, qui manqua de peu de détruire la plus grande tentative jamais entreprise d’instauration d’une démocratie. Aucun étudiant sérieux et impartial ne peut se laisser tromper par le conte de fées dépeignant la belle civilisation du Sud esclavagiste.
Si ceux qui avaient réellement eu l’occasion de connaître le Sud avant la guerre écrivaient la vérité, ils le décriraient comme un lieu d’ignorance généralisée, de ressources non exploitées, d’humanité refoulée et de passions déchaînées, quel que soit le vernis de bonnes manières et de culture dominant ces abîmes.
Pour en venir maintenant à la guerre de Sécession, comment peut-on lire le Congressional Globe entre 1850 et 1860, les biographies des hommes d’État et de personnalités publiques de l’époque, du Nord comme du Sud, les propos tenus dans les journaux et les comptes rendus de réunions et de discours, et douter ne serait-ce qu’un instant du fait que l’esclavage des Noirs fut la cause de la guerre de Sécession ? Que gagnons-nous à éluder ce fait incontestable et à évoquer en termes vagues « l’Union », « Les droits des États » et les différences entre civilisations comme étant à la source de cette catastrophe ?
De tous les faits historiques, il ne peut y en avoir de plus évident que le fait que le Sud combattit pendant quatre longues et terrifiantes années pour perpétuer l’esclavage humain ; et que la nation qui « se leva si radieuse et juste et mourut sans avoir été salie » était une nation qui était parfaitement en droit d’avoir honte de sa naissance et de se féliciter de sa mort. Pourtant un monument érigé en Caroline du Nord accomplit l’impossible en disant des soldats Confédérés qu’« ils moururent en combattant pour la liberté ! ».
D’un autre côté, considérons maintenant le Nord et la guerre de Sécession. Pourquoi devrions-nous délibérément prôner le faux, à l’instar de Woodward, dans son livre Meet General Grant, et représenter un Nord magnanime libérant l’esclave sans que ce dernier ait fourni le moindre effort ?

Les Noirs américains sont le seul peuple de toute l’histoire, pour autant que je sache, à avoir obtenu la liberté sans fournir le moindre effort [...]
Ils n’avaient pas commencé la guerre ni ne la terminèrent. Ils pinçaient les cordes de leurs banjos aux abords des gares ferroviaires, chantaient des negro-spirituals mélodieux, et rêvaient que quelque Yankee allait arriver et donner à chacun d’eux quarante arpents de terre et une mule 13.

Le Nord partit en guerre sans avoir aucunement l’intention de libérer les esclaves. La grande majorité des habitants du Nord, à commencer par Lincoln, s’engagèrent à protéger l’esclavage, et ils haïssaient et persécutaient les abolitionnistes 14. Mais d’autre part, la thèse de Beale 15, qui veut que, pendant et après la guerre, le Nord dans son ensemble ait été motivé essentiellement par l’appât du gain, n’est qu’à moitié vraie. Ce fut l’abolition, et la croyance en la démocratie, qui prirent le dessus pendant un certain temps après la guerre et guidèrent le Nord dans la Reconstruction ; le monde des affaires s’inscrivit dans le sillage de l’abolition afin de maintenir les droits de douane, de régler les obligations et de protéger les banques. Réduire « le programme du Nord » à cet agenda commercial tout en négligeant l’abolition n’a aucun fondement historique. Durant une période que l’on peut dater, un mouvement moral de grande ampleur étendit son emprise, détourna le Nord d’une justification économique de l’esclavage et le guida vers l’émancipation. Les abolitionnistes s’attaquèrent à l’esclavage parce que c’était mal et l’on ne peut ni minimiser ni oublier leur bataille sur le plan moral sans faire injure à la vérité. On ne peut nier par ailleurs qu’avant la guerre la majorité des habitants du Nord n’étaient pas abolitionnistes, qu’ils attaquèrent l’esclavage uniquement pour pouvoir gagner la guerre et affranchirent les Noirs afin de s’assurer la victoire.
Il suffit de lire les comptes rendus des débats qui eurent lieu au Congrès ainsi que les archives gouvernementales, à commencer par celles concernant Abraham Lincoln, pour comprendre que l’action décisive qui mit fin à la guerre de Sécession fut l’émancipation et l’armement de l’esclave noir ; que, pour le dire avec Lincoln : « Sans l’aide militaire des affranchis noirs, la guerre contre le Sud n’aurait pas pu être gagnée ». Les Affranchis, loin d’être les récipiendaires passifs d’une liberté accordée par des philanthropes, alignèrent 200 000 soldats durant la guerre de Sécession qui prirent part à presque 200 batailles et escarmouches, et fournirent environ 300 000 personnes supplémentaires qui furent des travailleurs et auxiliaires efficaces. En proportion de leur population, il y eut plus de Noirs que de blancs sur les champs de bataille de la guerre de Sécession. Le fait que ces personnes quittent la Confédération, ainsi que la menace du retrait de millions d’autres, rendait inutile l’opposition des propriétaires d’esclaves, à moins qu’ils ne libèrent et n’arment leurs propres esclaves. C’est précisément ce qu’ils commencèrent à faire 16 ; la seule chose qui les retint fut la prise de conscience qu’un tel geste rendait caduque la raison même pour laquelle ils avaient pris les armes. Et pourtant on chercherait presque en vain dans les livres d’histoire contemporains une présentation explicite ou même une reconnaissance à demi-mot de ces faits dont l’authenticité est parfaitement établie.
Tout ceci n’est qu’un préliminaire au problème historique central dont traite ce livre, à savoir la Reconstruction. Le concert de voix unanimes à l’égard de la tentative de reconstruire et d’organiser le Sud après la guerre de Sécession et l’émancipation est assourdissant. Il est rare de trouver un enfant dans la rue qui ne vous affirme que tout ceci fut une erreur abominable, un épisode déplorable, fondé sur l’ignorance, le désir de vengeance et la détermination perverse à vouloir tenter l’impossible ; que l’histoire des États-Unis entre 1866 et 1876 est une chose dont la nation devrait avoir honte et qui fit plus pour entraver le Noir américain et le faire régresser que tout ce qu’il avait pu subir jusqu’alors ; tandis que dans le même temps, cet effort blessa gravement à nouveau et de façon injustifiée une partie de la nation qui était déjà mortellement touchée.
Il est vrai que les historiens du Nord qui écrivirent juste après la guerre n’avaient que peu de compassion pour le Sud, et qu’ils parlèrent sans détour de « rebelles » et de « négriers. » Ils pouvaient au moins avancer la psychose de guerre comme excuse.
Will Herberg, alors jeune chef de file du mouvement ouvrier, écrit :

Les grandes traditions de cette époque, et particulièrement celles de la Reconstruction, sont désavouées sans vergogne par les héritiers officiels de Stevens 17 et Sumner. Il est difficile de trouver un seul livre au cours du dernier quart de siècle qui ait systématiquement défendu ou interprété avec bienveillance les nobles idéaux de la croisade contre l’esclavage, tandis que dans le même temps les imprimeries déversèrent des dizaines voire des centaines d’ouvrages qui « éreintaient » le Nord de manière infâme, qui prenaient ouvertement parti pour les États Confédérés, qui maltraitaient sans retenue les Radicaux de la Reconstruction. La période de la Reconstruction, point d’orgue logique des développements à l’œuvre pendant les décennies précédentes, a fait les frais des attaques des forces réactionnaires 18.

En premier lieu, nous avons l’histoire des États-Unis écrite par James Ford Rhodes. Rhodes n’était pas historien de formation, c’était un homme d’affaires de l’Ohio. Il n’avait reçu qu’une instruction élémentaire. Lorsqu’il eut accumulé une fortune, il s’entoura d’un cortège de lettrés et s’employa à la fabrication et la production de masse d’une histoire des États-Unis. Sa méthode était simple. Il rassembla un grand nombre de sommités ; il choisit parmi ces dernières celles dont les témoignages soutenaient sa thèse, et il écarta les autres. Ainsi, dans la grande enquête sur le Ku Klux Klan, il écarta le rapport majoritaire pour ne garder que le minoritaire, simplement parce que ce dernier validait ses propres opinions. Il fit pratiquement la même chose à l’égard des compte rendus et témoignages de la Commission mixte des Quinze pour la Reconstruction 19.
Par-dessus tout, il est convaincu en entamant son enquête que les Noirs sont une race inférieure, et ne voit pas la nécessité de faire une recherche plus poussée :

Aucune politique publique de portée nationale dans notre pays ne fut un échec aussi patent que celle qui imposa au Sud le suffrage universel Noir. Les Noirs ne sont pas à blâmer car ils ne faisaient qu’obéir à leur nature. Comment en effet pouvaient-ils devenir des politiciens intègres ? [...] Quelle idée des barbares réduits en esclavage pouvaient-ils bien avoir des droits de la propriété ? […]
La politique menée par les Républicains n’a rien engendré de bon pour les Noirs. La plupart d’entre eux n’a développé aucune compétence politique, et la poignée qui parvint à sortir du lot n’atteignit pas un degré supérieur d’intelligence 20.

Rhodes était avant tout l’historien de la propriété ; il ne connaissait rien à l’histoire économique et au mouvement des travailleurs ; il éprouvait du mépris à l’égard du gouvernement démocratique. Son talent consistait à réaliser des bénéfices. Il utilisa ses bénéfices pour écrire l’histoire. Il parle tant et plus de la souveraineté de « l’intelligence et de la propriété » et il argue du fait que l’utilisation du scrutin en faveur de la propriété est le seul véritable fondement de la démocratie.
La véritable attaque frontale de la Reconstruction, telle qu’interprétée par les grandes figures de la pensée nationale en 1870 et par la suite, provint des universités et plus particulièrement de Columbia et de Johns Hopkins.
Le mouvement prit forme à l’Université Columbia avec la nomination de John W. Burgess, originaire du Tennessee, et de William A. Dunning, du New Jersey, en qualité de professeurs de science politique et d’histoire.
Burgess était un ancien soldat confédéré qui fit ses premières armes dans une petite université du Sud équipé d’une caisse de livres, d’une boîte de chandelles de suif et d’un serviteur noir ; cette vision initiale des Noirs comme un bien, du même ordre que les livres ou les chandelles, allait subtilement influer sur sa position à l’égard de la race noire dans les années qui suivirent. Dunning était un professeur affable et imposant qui fut fortement influencé par un groupe grandissant de jeunes étudiants du Sud et commença avec eux à réécrire l’histoire de la nation de 1860 à 1880, dans une opposition plus ou moins consciente aux interprétations classiques formulées en Nouvelle Angleterre. Burgess était franc et déterminé dans sa pensée anti-Noir. Il exposait de la manière suivante sa théorie d’une suprématie Nordique qui rejaillissait sur l’ensemble de ses théories politiques :

Affirmer que la couleur de la peau n’a rien à voir avec l’éthique politique est un vaste sophisme. Une peau noire signifie l’appartenance à une race d’hommes qui n’a jamais réussi par elle-même à soumettre ses passions à la raison et n’a jamais par conséquent créé de civilisation, quelle qu’elle soit. Dans un système fédéral, mettre le gouvernement d’un État entre les mains d’une telle race d’hommes équivaut à leur confier le pouvoir juridique et politique sur des aspects fondamentaux de la vie humaine, et agir ainsi au sein de communautés avec une importante population blanche revient tout simplement à faire régner la barbarie sur la civilisation.

Burgess est un Tory 21 et un apôtre proclamé de la réaction. Il nous dit que la nation est désormais persuadée « que la mission de l’homme blanc, son devoir et son droit, consistent à tenir les rênes du pouvoir politique au bénéfice de la civilisation mondiale et pour le bien-être de l’humanité 22 ».
Pour cette raison, l’Amérique a adopté « l’idée européenne qu’il incombe aux races civilisées d’imposer leur souveraineté politique aux autres races civilisées, à demi-civilisées ou pas entièrement civilisées, partout et en tous lieux dans le monde 23 ».
Il estime avec suffisance qu’« Il y a quelque chose de naturel dans la subordination d’une race inférieure à une race supérieure, même si cela signifie la mise en esclavage de la race inférieure, mais il n’y a rien de naturel dans le phénomène inverse 24 ». Il dépeint par conséquent la Reconstruction comme le règne « des Noirs barbares sur les blancs du Sud 25 ». C’est cet enseignement qui est dispensé dans l’une de nos plus prestigieuses universités depuis près de cinquante ans.
Dunning n’avait pas la plume aussi dogmatique, et ses propres déclarations sont souvent pertinentes. Cependant il arrive même à Dunning d’affirmer que « toutes les forces civilisées [dans le Sud] furent dominées par une masse d’affranchis barbares » ; et que « l’antinomie et l’antipathie entre races et couleurs étaient essentielles et inévitables 26 ». Les travaux de la plupart des étudiants à qui il enseigna et qu’il encouragea furent univoques et tendancieux à l’extrême. L’Université Johns Hopkins a publié un certain nombre d’études similaires à celles produites par l’Université Columbia ; les enseignants du Sud ont été accueillis à bras ouverts dans de nombreuses universités du Nord, là où souvent on dissuadait systématiquement les Noirs de se rendre, et c’est ainsi qu’une prise de position universitaire a vu le jour dans tout le pays dans laquelle la propagande contre le Noir a été perpétuée sans jamais être remise en question.
De 1895 à nos jours, l’école d’historiens et de chercheurs en sociologie de Columbia a publié 16 études portant sur la Reconstruction dans les États du Sud, toutes fondées sur la même thèse et toutes réalisées selon les mêmes critères méthodologiques ; en premier lieu, une compassion sans bornes pour le Sud blanc ; ensuite, la raillerie, le mépris ou le silence envers le Noir ; en troisième lieu, une position critique vis-à-vis du Nord qui conclut que le Nord, à la suite d’un malentendu magistral, a commis une injustice terrifiante, mais a fini par constater son erreur et faire marche arrière.
Ces études diffèrent, bien évidemment, dans leurs méthodes. Dunning lui-même n’est guère prolixe en règle générale à propos des Noirs. Burgess est plus que scrupuleux à l’égard des lois, mais réactionnaire lorsqu’il s’agit d’évoquer la race et la propriété, ou bien lorsqu’il explique que traiter les Noirs comme des hommes n’est rien moins qu’un crime et lorsqu’il admet que les « tribunaux sont les garants de la propriété ».
Dans les livres sur la Reconstruction écrits par les diplômés de ces universités ou d’autres encore, les travaux portant sur le Texas, la Caroline du Nord, la Floride, la Virginie et la Louisiane sont extrêmement mauvais, ne fournissant aucun tableau d’ensemble de ce qui est advenu pendant la Reconstruction, écrits pour la plupart par des hommes et des femmes dénués d’une formation solide en histoire ou sociologie, et tous destinés non pas à chercher la vérité mais à prouver une thèse. Hamilton remporte la palme au sein de cette école de pensée lorsqu’il qualifie les Codes Noirs, condamnés même par Burgess, de « non seulement [...] raisonnables, mesurés et bienveillants en général, mais dans l’ensemble nécessaires 27 ».
L’ouvrage Georgia de Thompson est un autre exemple typique. Il cherche à être juste, mais y sont présentées des histoires sans queue ni tête à propos de Noirs faisant preuve d’une absence criante du moindre sens commun, ainsi que la panoplie usuelle de nobles sentiments éprouvés par les personnes de couleur blanche. Lorsque deux ouvriers noirs, William et Jim, font publier une simple annonce dans un journal local, l’auteur affirme qu’elle a été « e toute évidence rédigée par un ami blanc. » Il n’y a pas la moindre preuve historique pour étayer cette information, et il y avait alors à Augusta un grand nombre de Noirs instruits qui auraient pu l’écrire. Le Louisiana de Lonn cherche à prouver un détail insignifiant en faisant prononcer à Sherman des propos tenus par Sheridan.

Certaines de ces études, bien qu’influencées par le même état d’esprit général, n’en présentent pas moins une plus grande rigueur scientifique tout en donnant davantage de contexte culturel. Le Reconstruction in Mississipi de Garner conçoit le Noir comme partie intégrante de l’histoire et le traite comme un être humain. Le livre Reconstruction in South Carolina de Simkins et Woody, pourrait être rangé dans la même catégorie. Il ne fait pas preuve d’autant d’équité que l’ouvrage de Garner, mais au milieu d’une abondance de jugements et de conclusions conformistes, et de la reproduction de tous les clichés possibles et imaginables sur les Noirs, il n’hésite pas à établir un récit équitable à propos des Noirs et d’une partie de ce qu’ils ont accompli. Il donne l’impression de combiner en un seul livre deux points de vue antagonistes, cependant que leur confrontation fait émerger une grande part de vérité.

L’ouvrage Louisiana de Ficklen ainsi que les travaux de Fleming sont anti-Noirs dans l’esprit, mais présentent néanmoins une certaine impartialité et un sens de l’honnêteté historique. Le livre Documentary History of Reconstruction de Fleming est écrit par un homme qui cherche à défendre une thèse et son choix de documents vient à l’appui de sa thèse. Son étude consacrée à l’Alabama n’est autre que de la propagande pure et simple.
Viennent ensuite un certain nombre de livres qui sont de la propagande ouverte et assumée, à l’instar du Solid South de Herbert, des ouvrages de Pike et Reynolds à propos de la Caroline du Sud, ou encore des travaux de Pollard et Carpenter, et plus particulièrement de ceux de Ulrich Phillips. L’un des récits les plus récents et les plus populaires de cette lignée est The Tragic Era de Claude Bowers, une illustration excellente, et agréable à lire, de la manière dont les journaux couvrent l’actualité de nos jours, sans la plus petite distance historique ou la moindre connaissance sociologique. C’est un exemple typique de propagande historique de l’espèce la plus vulgaire.

Nous avons également des livres comme Age of Hate de Milton et Andrew Johnson de Winston qui tentent de redéfinir la personnalité d’Andrew Johnson. Ils contribuent sans doute à étoffer notre connaissance de l’homme et accroître la compassion que nous éprouvons à l’égard de sa faiblesse. Mais ils ne peuvent modifier aux yeux des étudiants l’évidence froide de faits historiques indéniables. Le Carl Schurz de Fuess donne à voir un libéral raffiné, mais fait d’énormes efforts pour montrer qu’il s’était pleinement trompé dans ce qu’il disait avoir vu dans le Sud.

Le témoin principal de la Reconstruction, l’esclave émancipé lui-même, n’a quasiment jamais été appelé à la barre. Sa version écrite des faits durant la Reconstruction a été en grande partie détruite et presque toujours ignorée. Seuls trois ou quatre États ont préservé les débats des conventions constitutionnelles lors de la Reconstruction ; il y a peu de biographies de leaders noirs. On refuse une audience au Noir car il était pauvre et ignorant. Il est donc admis que tous les Noirs de la Reconstruction étaient ignorants et stupides. Par conséquent, une histoire de la Reconstruction dans n’importe lequel des États peut virtuellement se passer de lui. Il en résulte que la majorité des caricatures les plus injustes visant les Noirs ont été soigneusement préservées ; les discours importants, les politiques publiques couronnées de succès et les personnages intègres sont quant à eux presque toujours entièrement ignorés et oubliés. Chaque fois qu’une tête noire surgit à la fenêtre de l’histoire, elle est aussitôt pourfendue par un adjectif — « rusé », « infâme », « fourbe » — ou mise au pilori à l’aide d’un sarcasme ; ou bien encore enfouie sous l’accusation sans fondement d’avoir été une personnalité à la morale déviante. En d’autres termes, tous les efforts possibles ont été déployés pour traiter avec silence et mépris le rôle du Noir dans la Reconstruction.
Lorsque récemment un étudiant essaya d’écrire à propos de l’enseignement en Floride, il constata qu’avaient été détruites les archives officielles du travail impeccable de Gibbs, l’administrateur de couleur en charge de l’éducation, qui mit quasiment sur pied l’école publique de Floride. L’Alabama a essayé de détruire tout document imprimé ayant trait à la Reconstruction.
Il est tout à fait singulier qu’aussi peu d’efforts aient été consentis pour décrire avec soin l’essor et le développement économique des blancs pauvres et leur relation aux planteurs et aux travailleurs noirs après la guerre. Il y avait cinq millions ou plus de blancs qui ne possédaient pas d’esclaves dans le Sud en 1860 et moins de deux millions de personnes qui en possédaient. Cependant l’on pourrait presque conclure de l’histoire contemporaine que les cinq millions n’ont laissé aucune trace historique et n’eurent aucun descendant. L’histoire extraordinaire de l’essor et du triomphe des blancs pauvres a été en grande partie ignorée, et ce même par les étudiants blancs du Sud 28.
Le développement de la Reconstruction fut essentiellement un développement économique, mais aucune histoire économique, ou ne serait-ce qu’une documentation pertinente pour son élaboration, n’a été rédigée. Elle a été considérée comme une question purement d’ordre politique, et de décisions politiques bien évidemment séparées du monde de l’industrie 29.
Tout ceci se reflète dans les manuels scolaires en vigueur aujourd’hui ainsi que dans les encyclopédies, à tel point que nos expériences de la guerre de Sécession et de l’après-guerre ne peuvent plus être utilisées dans le but d’élever spirituellement l’humanité et de l’éclairer. Nous avons mal interprété et avons corrompu le rôle de l’historien. Si dans le futur nous souhaitons pouvoir utiliser l’expérience humaine afin d’orienter l’humanité, non seulement à l’égard de cette question, mais également à propos de tous les problèmes d’ordre social, nous devons impérativement faire la distinction entre les faits et les désirs.
En premier lieu, il doit exister quelqu’un à chaque époque qui donne à voir les faits sans jamais tenir compte de ses propres souhaits, désirs et croyances. Ce qu’il nous est nécessaire de connaître, autant que faire se peut, sont les choses qui sont réellement advenues dans le monde. Puis une fois que cela a été rendu visible et accessible à tout lecteur, le philosophe et prophète a la possibilité d’interpréter ces faits ; mais l’historien n’a pas le droit, sous couvert de la science, de cacher ou de déformer les faits ; et tant que nous ne ferons pas la distinction entre ces deux fonctions de chroniqueurs de l’action humaine, nous permettrons à un monde en proie à la confusion de répéter la même erreur encore et encore par pure ignorance.
Il est étonnant de constater, en étudiant l’histoire, la récurrence de l’idée que le mal doit être oublié, déformé, traité superficiellement. Il ne nous est pas permis de nous souvenir que Daniel Webster se soûlait, mais seulement d’avoir en tête qu’il fut un brillant avocat spécialiste de droit constitutionnel. Nous devons oublier que George Washington possédait des esclaves, ou que Thomas Jefferson eut des enfants mulâtres, ou encore que Alexandre Hamilton avait du sang noir ; nous devons seulement nous souvenir de choses que nous pensons honorables et stimulantes. La difficulté, bien évidemment, avec cette philosophie, réside dans le fait que l’histoire perd sa valeur en tant que source de motivation et d’inspiration ; elle dépeint des hommes parfaits et des nations altruistes, mais elle ne dit pas la vérité.
Quiconque parcourt l’histoire des États-Unis entre 1850 et 1860 ne peut douter un seul instant du fait que l’esclavage fut la cause de la guerre de Sécession, et malgré tout, pendant et depuis la guerre, nous apprenons qu’une grande nation extermina des milliers d’hommes et en détruisit des millions d’autres en raison de doctrines abstraites ayant trait à la nature de l’Union Fédérale. Puisque la position de la nation à l’égard des droits des États a connu une révolution depuis la guerre avec le développement du gouvernement central, l’ensemble des débats devient un étonnant reductio ad absurdum, et prive apparemment la guerre de Sécession d’une cause, hormis dans la réitération récente d’affirmations transformant les grands hommes publics d’un camp en menteurs à l’esprit étroit et en fanatiques hypocrites, tandis que les chefs de file de l’autre bord étaient extraordinaires, et d’une beauté, d’un altruisme et d’une probité sans précédent.
Il n’est pas un seul grand leader de la nation durant la guerre de Sécession et la Reconstruction qui ait échappé à la médisance et à la calomnie. Les personnages remarquables que sont Charles Sumner et Thaddeus Stevens ont été diffamés au point de devenir quasiment méconnaissables. Nous n’avons eu de cesse de cajoler et de flatter le Sud et de dénigrer le Nord, parce que le Sud est déterminé à réécrire l’histoire de l’esclavage et que le Nord ne s’intéresse pas à l’histoire mais à l’accumulation de richesses.
Voilà, par conséquent, les sources livresques nous permettant aujourd’hui d’évaluer la Reconstruction. Durant cinquante ans, afin de représenter le Sud comme un martyr à la destinée implacable, de faire du Nord l’émancipateur magnanime, et de montrer le Noir comme inepte et ridicule, nous avons si parfaitement masqué et effacé l’histoire du Noir en Amérique et de sa relation à la Reconstruction, sa mise en œuvre et son gouvernement, par l’usage de la diffamation, d’insinuations malveillantes et du silence, qu’elle est aujourd’hui pratiquement méconnue. Cela pourrait servir de matière à un roman admirable, mais ce n’est pas de la science. Cela peut susciter l’inspiration, mais ce n’est certainement pas la vérité. Et par-dessus tout, cela est dangereux. Cela ne constitue pas seulement en partie le fondement de notre présent sans foi ni loi et de la perte d’idéaux démocratiques ; bien plus encore, cela a invité le monde à adopter et vénérer la discrimination raciale comme voie de salut social et cela contribue à diviser l’humanité en catégories qui se méprisent et se haïssent mutuellement, afin de répondre à l’injonction d’un mythe infâme et trompeur.
La majeure partie des ouvrages récents sur la Reconstruction s’accordent à écarter les comptes rendus gouvernementaux et à leur substituer une sélection de journaux personnels, de lettres et de rumeurs. Néanmoins, il se trouve que les archives de l’administration sont une source historique immense et d’une authenticité sans égale. Il y a le rapport de la Commission mixte des Quinze qui fit une analyse détaillée de la situation partout dans le Sud et fit témoigner toutes sortes d’hommes quelle que soit leur condition sociale ; il y a le rapport de Carl Schurz et les douze volumes de rapport rédigés à propos de la conspiration du Ku Klux Klan ; et par-dessus tout, il y a le Congressional Globe. Quiconque n’a pas lu minutieusement le Congressional Globe, et tout particulièrement les sessions du 39e Congrès, ne peut réellement se faire une idée des problèmes liés à la Reconstruction auxquels faisaient face les États-Unis en 1865-1866. Il y avait également les rapports du Bureau des Affranchis, de l’exécutif et d’autres comptes rendus par des fonctionnaires du gouvernement, surtout dans les ministères du Trésor et de la Guerre, qui procurent à l’historien la seule base valable pour construire un tableau réel et véridique. Certains historiens ont essayé de ne pas falsifier la représentation de la réalité ; des blancs du Sud à l’instar de Frances Butler Leigh et Susan Smedes ; des historiens du Nord, comme McPherson, Oberholtzer, Nicolas ou encore Hay. Il y a les observateurs étrangers tels que Sir George Campbell, Georges Clémenceau et Robert Somers. Il y a les souvenirs personnels de Augustus Beard, George Julian, George F. Hoar, Carl Schurz et John Sherman. Il y a les travaux inestimables de Edward McPherson et les études plus récentes réalisées par Paul Haworth, A.A. Taylor, et Charles Wesley. Beale ne tient simplement pas compte des Noirs durant l’année cruciale que fut 1866.
Certaines monographies méritent nos louanges, à commencer par celles de Hendricks et Pierce. Le travail de Flack est partial mais élaboré à partir de l’observation. Les plaidoyers en faveur du régime des carpetbaggers par Tourgée et Allen, Powell Clayton, Holden et Warmoth sont des antidotes efficaces à certains auteurs.
Les biographies de Stevens et Sumner sont révélatrices, même lorsqu’elles versent quelque peu dans l’apologie en raison de leurs actions en faveur du Noir ; l’image d’Andrew Johnson commence à pâtir du travail des écrivains occupés à prouver qu’il se soûlait rarement, et qui sont convaincus de l’importance de ce détail.
Je tiens à faire remarquer que le présent ouvrage se fonde très largement sur des travaux de seconde main : j’ai utilisé des histoires de la Reconstruction par État, écrites en règle générale par ceux qui étaient convaincus avant même d’avoir commencé à écrire que le Noir était incapable de gouverner, ou de devenir un élément constituant d’un état civilisé. Les historiens les plus intègres n’ont jamais essayé de camoufler les faits ; dans d’autres cas, l’homme noir a été largement ignoré ; tandis que dans d’autres encore, il a été calomnié et raillé. Si j’avais eu du temps, de l’argent ainsi que la possibilité de remonter jusqu’aux sources premières à chaque fois, il n’y a aucun doute que la force de ce travail en aurait été décuplée et que, je le crois fermement, le cas du Noir aurait été présenté de manière plus convaincante.
Divers volumes d’archives conservées dans les grandes bibliothèques, comme les archives Johnson à la Bibliothèque du Congrès, les manuscrits de Sumner à Harvard, la correspondance de Schurz, les archives Wells, Chase, les collections Fessenden et Greeley, les archives McCulloch, McPherson, Sherman, Stevens et Trumbull, tous ces documents doivent être d’un intérêt précieux pour les historiens du Noir américain. Je n’ai eu ni le temps ni la possibilité de les examiner, et la plupart de ceux qui l’ont fait se souciaient peu du peuple noir.
Les Noirs ont également fait un excellent travail sur leur propre histoire et leur réhabilitation. L’ensemble pâtit bien évidemment d’une partialité compréhensible et d’un désir de prouver le bien-fondé de leur position face à un concert d’attaques injustes. Les meilleurs de ces travaux souffrent également du fait que les Noirs ne parviennent que difficilement à atteindre un large public. Mais c’est également le cas pour des auteurs blancs comme Skaggs ou Bancroft qui ne purent être publiés par des maisons d’édition de premier ordre parce qu’ils disaient quelque chose que la nation ne voulait pas entendre.
Les historiens noirs commencèrent par écrire des autobiographies et des mémoires. Les historiens les plus anciens furent George W. Williams et Joseph T. Wilson ; la nouvelle école d’historiens est conduite par Carter G. Woodson ; et l’aide apportée par les thèses non publiées de quatre jeunes étudiants noirs m’a été précieuse. Il est extrêmement regrettable qu’il soit quasiment impossible pour des étudiants noirs et brillants de pouvoir se consacrer à la recherche ou de voir leur travail publié une fois achevé, tandis que dans le même temps un grand nombre de jeunes blancs du Sud peuvent obtenir des bourses pour attaquer et railler le Noir et ses amis.
J’écris donc dans un domaine dévasté par la passion et le préjugé. Naturellement, en tant que Noir, je ne peux pas effectuer ce travail sans être convaincu de l’humanité essentielle des Noirs, de leur capacité à s’instruire, à participer à l’ouvrage du monde moderne, à prendre leur place de citoyens au même titre que les autres. Je ne peux pas un seul instant souscrire à cette doctrine étrange de la race qui rend la majorité des hommes inférieurs à la minorité. Cependant, en tant qu’homme de science, je veux être juste, objectif et impartial ; ne permettre à aucune blessure de la mémoire provoquée par une cruauté et un affront intolérables, de me faire échouer à éprouver de la compassion pour les faiblesses et les contradictions humaines, dans le paradoxe éternel du bien et du mal. Néanmoins, conscient de tout cela, armé en conséquence, et conforté par une longue analyse des faits, je suis à la fin de ce travail littéralement frappé d’horreur devant ce que les historiens américains ont fait à ce domaine.
Quel est l’objectif de l’écriture de l’histoire de la Reconstruction ? S’agit-il d’effacer le déshonneur d’un peuple qui combattit pour faire des Noirs des esclaves ? S’agit-il de montrer que le Nord avait des motifs plus ambitieux que de libérer les hommes noirs ? Doit-on prouver que les Noirs étaient des anges noirs ? Non, il s’agit simplement d’établir la Vérité, sur laquelle le Droit pourra être élaboré dans le futur. Nous n’aurons jamais de science historique tant que nous n’aurons pas dans nos universités des hommes qui privilégient la vérité à la défense de la race blanche, et qui n’encourageront pas délibérément les étudiants à rassembler de la documentation pour leur recherche afin de soutenir des préjugés ou d’étayer un mensonge.
Les trois-quarts de ce qui a été écrit contre le Noir de la Reconstruction repose sur des preuves sans fondement avancées par des hommes qui haïssaient et méprisaient les Noirs et considéraient que mentir, voler ou tuer afin de discréditer ce peuple noir était l’expression de la loyauté de sang, du patriotisme envers la nation et un hommage filial aux pères. Cela peut être une conséquence naturelle lorsqu’un peuple a été humilié et appauvri et avili dans sa vie même ; mais il est inconcevable qu’une autre génération et qu’un autre groupe puissent considérer ces déclarations comme scientifiquement prouvées, alors qu’elles sont contredites par la logique et les faits. Ce chapitre, par conséquent, qui devrait normalement proposer un tour d’horizon des livres et des sources, devient par pure nécessité l’acte d’accusation des historiens américains et de leurs idéaux. Avec une détermination sans pareille dans toute la science, la majorité des auteurs américains ont entrepris de déformer les faits de la période la plus critique de l’histoire américaine afin de transformer le vrai en faux et le faux en vrai. Le vaste champ de l’histoire humaine ne m’est pas suffisamment familier pour me permettre de me prononcer sur le degré de culpabilité de ces derniers ainsi que d’historiens d’autres périodes, ou des spécialistes d’autres domaines ; mais je tiens à affirmer que si l’histoire du passé a été écrite de la même manière, elle est inutile en tant que science et trompeuse sur le plan de l’éthique. Elle montre simplement que lorsqu’un consensus et une détermination sont partagés de manière suffisamment large au sein des classes dominantes, la vérité de l’histoire peut-être entièrement déformée, contredite et transformée en n’importe quel conte de fées complaisant qui soit à même de répondre au désir des maîtres des hommes.
Je ne peux pas croire qu’un esprit impartial, animé d’un idéal de vérité et de discernement scientifique, puisse lire les faits authentiques, purs et simples de notre histoire entre 1860 et 1880, et parvenir à des conclusions fondamentalement différentes des miennes ; et cependant je suis pratiquement le seul à défendre cette interprétation. À tel point que la puissance même des faits que j’avance me ferait hésiter si je ne n’y voyais pas des causes manifestes. Ôtez à Burgess sa croyance en l’idée que seuls les hommes blancs peuvent régner, et il est en grande partie d’accord avec moi. Souvenez-vous que Rhodes était un expert en activités lucratives, dépourvu d’instruction, qui embaucha des lettrés pour trouver les faits dont il avait besoin afin de soutenir sa thèse, et l’on peut être convaincu que le même travail et les mêmes dépenses pourraient aisément produire les résultats résolument contraires.
Un fait et un seul explique la position de la plupart des auteurs récents envers la Reconstruction ; ils ne parviennent pas à concevoir les Noirs comme des hommes ; dans leur esprit le mot « Noir » est synonyme d’« infériorité » et de « stupidité », compensées simplement par une gaieté et une joie irraisonnées. Imaginons que les esclaves de 1860 aient été blancs. Stevens aurait été un grand homme d’État, Sumner un grand démocrate et Schurz 30 un prophète perspicace, au cœur d’une révolution formidable menée par une humanité insurgée. L’ignorance et la pauvreté auraient été aisément expliquées par l’histoire, et la revendication de terres et du droit de vote aurait été justifiée comme le droit naturel d’hommes libres.
Mais Burgess était un esclavagiste, Dunning un copperhead 31 et Rhodes un exploiteur du travail salarié. Aucun d’entre eux n’a selon toute vraisemblance jamais rencontré un Noir instruit, dynamique et talentueux. C’est autour de tels penseurs prestigieux que se rassemblaient les jeunes étudiants du Sud après la guerre. Ils étaient nés et avaient été élevés aux heures les plus amères de la haine, de la peur et du mépris des Sudistes envers la race. Leurs réactions instinctives furent confirmées et encouragées dans les meilleures universités américaines. Leur érudition, lorsqu’il était question de l’homme noir, devenait sourde, muette et aveugle. La preuve la plus tangible du talent, du travail, de l’honnêteté, de la patience, de l’apprentissage et de l’efficacité des Noirs était déformée en duplicité, besogne sans finesse, dérobade habile, couardise et imitation — en un effort stupide pour transcender la loi de la nature.
Pendant ces sept années exaltées entre le « revirement » de Johnson et la panique de 1873, une majorité d’Américains du Nord capables de réfléchir crurent en l’égalité du peuple noir. Ils agirent en conséquence avec une détermination sans équivoque et selon une logique rigoureuse, inconcevables dans un présent comme le nôtre qui ne partage pas cette foi en l’homme ; et pour les blancs du Sud, cette période ne peut s’expliquer que par la haine et le désir de vengeance.
La panique de 1873 provoqua une désillusion soudaine dans le monde des affaires, l’organisation du système économique, la croyance religieuse et les courants politiques. Un plaidoyer afflua du Sud blanc et renforça cette réaction – un plaidoyer détaché désormais de l’arrogance fanfaronne de l’oligarchie esclavagiste, mais composé simplement des récits émouvants de la détresse d’un peuple conquis. En découla une volte-face émotionnelle et intellectuelle de la nation qui rendit quasiment inconcevable en 1876 le fait qu’à peine dix ans plus tôt la majorité avait cru en l’égalité des hommes.
Prenant, par conséquent, comme axiomatique l’infériorité infinie de la race noire, ces nouveaux historiens, originaires du Sud pour la plupart, avec quelques historiens du Nord qui éprouvaient une profonde sympathie envers les habitants du Sud, ont déformé, mal interprété, voire délibérément ignoré tout fait qui venait remettre en question ou contredire cette hypothèse. Si le Noir était de l’aveu de tous un sous-homme, à quoi bon perdre son temps à explorer son histoire de la Reconstruction ? Dès lors, les historiens de la Reconstruction, à de rares exceptions près, ignorent autant que possible le Noir, laissant au lecteur le loisir de se demander pourquoi un élément en apparence aussi insignifiant était à ce point important dans le Sud à l’époque. La seule véritable excuse que l’on puisse trouver à cette position est la loyauté à une cause perdue, le respect envers des pères courageux et des mères et des sœurs qui souffraient, et la fidélité aux idéaux d’un clan et d’une classe. Mais dans la propagande contre le Noir depuis l’émancipation, nous sommes confrontés à l’un des acharnements les plus remarquables que le monde ait jamais connu dans le but de discréditer des êtres humains ; un acharnement qui mêle les universités, l’histoire, la science, la vie sociale et la religion.

Le déplacement forcé de dix millions d’humains, hors de la beauté ténébreuse de leur continent maternel vers le nouvel Eldorado de l’Ouest, est le drame le plus fascinant du dernier millénaire de l’histoire humaine. Ils descendirent en Enfer ; et au cours du troisième siècle ils se levèrent d’entre les morts, au prix de l’effort le plus prodigieux jamais observé afin de mener des millions d’exploités à la démocratie. Aucune tragédie grecque ne peut rivaliser d’intensité avec celle-ci ; ce fut un soulèvement de l’humanité équivalent à celui de la Réforme protestante ou de la Révolution Française. Nous sommes aveugles néanmoins et guidés par des aveugles. Nous ne distinguons pas son rôle dans notre mouvement ouvrier ; dans notre triomphe industriel ; dans notre expérience religieuse. Devant les yeux béats de dix générations de dix millions d’enfants, ce soulèvement est tourné en dérision et vilipendé ; un avilissement de la mère éternelle ; un ricanement devant l’effort humain ; où l’aspiration et l’art sont délibérément et soigneusement pervertis. Et pourquoi ? Parce qu’à une époque où l’esprit humain aspirait à une science de l’action humaine, une histoire et une psychologie de l’effort extraordinaire du siècle le plus extraordinaire, nous sommes tombés sous la domination de ceux qui n’hésitent pas à transiger avec la vérité du passé afin de faire la paix au présent et de guider les politiques publiques dans le futur.
Nous lisons les faits de la Reconstruction les plus profondément authentiques avec un désespoir infini. C’est à la fois tellement simple et humain, et pourtant si futile. Il n’y a pas de méchant, d’idiot, de saint. Il y a juste des hommes ; des hommes avides de confort et de pouvoir, des hommes qui connaissent l’envie et la faim, des hommes qui ont rampé. Ils rêvent et luttent tous dans l’extase de la peur et la tension de l’effort, privés d’espoir et de haine. Cependant le monde est suffisamment riche pour tous les hommes, les désire tous, a besoin de tous. Il suffirait d’un geste simple, d’un mot pour apaiser la querelle, non pas la résoudre d’un seul tenant, mais faire naître et grandir la conscience de l’accomplissement. Au lieu de cela, gronde la béance de l’enfer ; et lorsque la tempête se calme, un enseignant s’installe dans les amphithéâtres de nos universités, versé dans la tradition de ses aînés et ses ancêtres. Il examine le visage de la jeunesse qui se tend vers lui et en lui la jeunesse voit la figure tutélaire de la sagesse et entend la voix de Dieu. Il affiche cyniquement son mépris envers les « Chintoks » et les « Nègres. » Il affirme que la nation « a changé son point de vue à l’égard du rapport politique des races et a enfin accepté en grande partie les idées du Sud à ce sujet. Le peuple blanc du Sud n’a désormais plus de raison de craindre que le parti Républicain, ou que les Administrations Républicaines, ne se livrent de nouveau à l’imagination vaine de l’égalité politique des hommes 32 ».
À cette heure en Afrique, le sang coule d’un dos noir lacéré par le fouet ; en Inde, une fillette à la peau brune est violée ; en Chine, un coolie meurt de faim ; dans l’Alabama, sept moricauds subissent plus qu’un simple lynchage ; tandis qu’à Londres, les membres blancs d’une prostituée sont parés de soie et de bijoux. Les flammes du meurtre et de l’intolérance balaient la terre, tandis que la cervelle de jeunes enfants éclabousse les collines.

Voilà ce qu’il en est de l’enseignement en cette année mille neuf cent trente-cinq après Jésus Christ ; voilà ce qu’il en est de la science sociale exacte et moderne ; voilà ce qu’il en est du savoir universitaire tel que délivré par le Senatus Academicus dans le « Cours d’histoire des États-Unis » ; ad quos hae literae pervenerint : Salutem in Domino, sempeternam ! 33

Dans Babylone, la noire Babylone
Qui perçoit le salaire de la honte ?
L’écrivain, le troubadour,
Qui peinent pour l’or ou pour la renommée.
Ils sont à la botte de leurs maîtres ;
Le sang sur le fusain
Ils ont perdu leur âme -
Oui ! et les âmes des hommes.
 
George Sterling, “In the Market Place” (« Sur la place du marché »), Selected Poems. Reproduit avec la permission de Harry Robertson, Redwood City, Californie.
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