BETA

J’ai bénéficié pour la rédaction de ce chapitre des relectures et des conseils de Gaëlla Loiseau, Patrick Bruneteaux et d’Arnaud Le Marchand. Qu’ils en soient remerciés.


Résumé

Après une longue phase de sédentarisation des classes populaires les mutations de l’économie globalisée et les transformations urbaines contribuent à leur remise en mouvement. Nous tentons dans ce chapitre de montrer d’abord comment un double mouvement d’enclosure favorise le déplacement de groupes paupérisés. Nous analysons ensuite en quoi cela contribue à leur invisibilisation tant du point de vue du travail que de l’habitat. Enfin, à partir du principe de l’autonomie des mobilités, nous proposons des perspectives possibles d’émancipation des groupes en circulation.

Abstract

After a long phase of working classes settling the changes in the global economy and urban transformations contribute to their remobilization. In this chapter we try first to show how a double movement of enclosures facilitates the movement of impoverished groups. Then we analyze how this contributes to their invisibility in a labor than housing perspective. Finally, from the principle of the autonomy of mobility we propose possible paths for empowerment of outstanding groups.


Marc Bernardot

Marc Bernardot est professeur de sociologie à l’Université du Havre et membre de l’UMR IDEES-Le Havre. Il est membre du laboratoire CIRTAI, co-animateur du réseau scientifique TERRA-HN et rédacteur en chef de la revue Asylon(s).
Ses recherches portent sur la globalisation dans une perspective sociohistorique selon les trois axes de l’espace, des liens entre souveraineté et marché, de la culture. Ses publications couvrent ainsi un domaine situé à l’intersection de la sociologie urbaine et des mobilités, la sociologie de l’État et de la société de marché, la sociologie de la culture et des mobilisations.
Il est l’auteur de Habitats non ordinaires et espace-temps de la mobilité, Captures, Camps d’étrangers et de Loger les immigrés. La Sonacotra 1956-2006 (Éditions du Croquant).



Bernardot Marc (V1: 11 janvier 2016). “Remettre les pauvres en mouvement. Enclosures, invisibilisation et émancipations”, in Cousin Grégoire, Loiseau Gaëlla, Viala Laurent, Crozat Dominique, Lièvre Marion (dir.), Actualité de l’Habitat Temporaire. De l’habitat rêvé à l’habitat contraint, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-00-5 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?Remettre-les-pauvres-en-mou (...)), RIS, BibTeX.

Dernière mise à jour : 31 décembre 2015


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Les catégories populaires — rurales, ouvrières, pauvres et indigènes — ont été massivement mises en mouvement à partir de la Grande Transformation 1, de la traite et de la colonisation 2, après une longue séquence médiévale de fixation, pour les réaffecter spatialement en fonction des nouvelles zones de production industrielle ou d’agriculture intensive.

Cette phase de longue durée, caractéristique de la projection impériale et de la révolution industrielle, s’est accompagnée de stratégies étatique et patronale visant, d’une part, à concentrer et à « brider 3 » cette main d’œuvre dans des lieux spécifiques (l’usine et le logement patronal sur le mode de la caserne, l’habitation et la colonie esclavagistes sur le mode du camp...) et, d’autre part, à contrôler les déplacements de ces masses et à discipliner celles-ci sous le contrôle d’institutions hygiénistes et coercitives — poorhouses, ensarrements, workhouses, livrets ouvriers, carnets anthropométriques, quarantaines 4, tout en généralisant peu à peu les statuts de salariés 5. Ces modes de fixation de la main d’œuvre 6, correspondant à des types de spatialisation du capital 7 et d’étatisation de l’espace 8, ne se sont pas faits sans opposition au sein des classes dirigeantes dont certaines craignaient les effets politiques et sociaux de la concentration et de l’autarcie ouvrières et préféraient leur dispersion 9. La concentration a en effet permis l’émergence d’une conscience collective et d’une culture prolétaires et la progressive conquête d’espaces d’autonomie 10.

Cependant, parallèlement à cette sédentarisation, se sont poursuivies, plus ou moins discrètement, des circulations ouvrières de plusieurs types. Premièrement, les nécessités économiques de renouvellement et d’extension de cette nouvelle « classe » ouvrière ont conduit à l’organisation à grande échelle de migrations continentales et transnationales déplaçant de manière incitative ou autoritaire — déportation, travail forcé ou requis — des populations ciblées — paysans sans terre, pauvres, dissidents, parias, orphelins, femmes — vers les zones de production 11. Deuxièmement, diverses catégories de travailleurs agricoles ou artisanaux ont été (ou se sont) structurellement maintenues en déplacement et dans les marges du taylorisme puis du fordisme — chantiers ambulants, forains, métiers itinérants notamment dans les chemins de fer, la marine et la batellerie, le compagnonnage, la prostitution de masse — pour répondre aux spécificités des activités 12. Troisièmement, certains groupes — vagabonds, hobos, haiduks, voyageurs, Maroons par exemple — se sont volontairement tenus en dehors du salariat ou au moins de l’emploi permanent et localisé 13.

Mais, quelle que soit leur diversité, ces éléments sont restés marginaux ou peu visibles et, le plus souvent, harcelés par les autorités qui ont développé des services policiers spécifiques dans ce but. Pour la plus grande majorité des classes ouvrières des pays occidentaux, cette phase a coïncidé avec un éloignement progressif des zones urbaines centrales (ou leur invisibilisation progressive à l’intérieur de celle-ci) et l’installation dans des quartiers spécifiques de plus en plus périphériques ou péri-urbains. Nous faisons ici l’hypothèse que la phase historique de longue durée de fixation de la main d’œuvre a pris fin durant les dernières décennies du XXe siècle à l’occasion d’un changement de rapport du capital à l’espace qui a coïncidé avec la remise en mouvement des classes populaires pour les réaffecter spatialement en fonction des besoins des nouveaux modes de production des entreprises en réseau, et par là-même les invisibiliser. Cette tendance se double d’une autre qui peut être définie comme une fuite des (ou vers les) villes et un refus du salariat de la part de certaines fractions des classes populaires. Si la première a entraîné une rétraction des capacités de mobilisations collectives et des formes de représentations politiques, la seconde recèle de nouvelles ressources pour l’émancipation et l’autonomie des populations mobiles.

Un double mouvement d’enclosures

De nombreux auteurs ont montré comment la globalisation contemporaine reposait sur les nécessités actualisées du système capitaliste mondialisé à la fois de concentrer les centres de pouvoir, d’exporter ses productions en surplus et d’investir — fixer puis déplacer et refixer, les capitaux suraccumulés et donc de produire des espaces géographiquement inégaux. La nouvelle phase contemporaine du capitalisme implique l’accélération de la vitesse de circulation, du temps de rotation du capital et la fragmentation des systèmes de production 14. Elle repose sur le développement d’un double système d’enclosures. Le premier consiste en l’accumulation par capture et dépossession de ressources indispensables comme les terres arables, l’eau, l’énergie, la main d’œuvre 15 et la marchandisation de biens non marchands et/ou immatériels parfois dénommée économie de la connaissance 16, parfois capitalisme cognitif 17. Le second prend l’aspect d’une concentration toujours plus forte des fonctions dirigeantes et gestionnaires dans des centres urbains désignés comme des villes globales, absorbant les externalités, les biens communs, les services collectifs et les ressources environnantes, et clôturant les espaces tout en les fonctionnalisant et en les dupliquant 18. Cette phase de captation et d’expropriation généralisées des ressources, des espaces et d’encadrement des flux de personnes participe à la mise en mouvement sous contrainte de populations, des Suds en particulier, par la destruction des agricultures vivrières et des écosystèmes, la désintégration des groupes sociaux et les exodes ruraux. Elle a incité aussi les entreprises industrielles ou de services à modifier leurs rapports à l’espace, et, concernant la question que nous abordons ici, à se désengager du logement patronal traditionnel. Les délocalisations ont été multipliées à un rythme toujours plus rapide, ce qui a entraîné le doublement de la population salariale mondiale en quelques décennies et l’accroissement du nombre de surnuméraires. La structure des organisations et les modes de production des entreprises ont été transformés. Ils sont devenus réticulés, avec la généralisation des agencements flexibles et modulaires fonctionnant en flux tendus et en chaînes de valeur, et nécessitant donc la dispersion et la mobilité des emplois 19. Le nombre des emplois ouvriers affectés à la mobilité dans les fonctions transport et logistique a crû au détriment des emplois de types industriels 20. Une fraction des catégories ouvrières a été remise en mouvement — la Corée du Sud est caractéristique sur ce point — en fonction des lieux d’activité changeant, ce qui s’est traduit par une précarisation de leurs conditions de travail.

Cette mutation a eu comme effet direct le développement rapide des formes d’habitat non ordinaire, en particulier mobile. Alors que les squats, les caravanes, les campings ou les hôtels bon marché sont généralement associés à la marginalité et à la clandestinité, ils doivent aussi être dorénavant appréhendés comme intrinsèquement liés à la mobilité du travail dans les secteurs de l’agriculture, de l’industrie, du bâtiment et des transports, et des services touristiques, de la restauration et de l’entretien. Les salariés de ces secteurs, dont les statuts ont été dérégulés et fragmentés notamment du fait de la généralisation des externalisations, des sous-traitances et des délocalisations (« sur place » ou à distance), sont forcés de se déplacer en fonction des chantiers, des commandes et des saisons et donc de résider dans des logements temporaires (camping, hôtellerie bon marché, camping-car, bases vie, bâtiments réaffectés). D’autres, dont les postes de travail sont urbains mais les résidences excentrées ou qui ne peuvent se loger sur place, sont contraints à des déplacements plus longs ou à l’utilisation de sous-logements comme des micro-bidonvilles — Skid Row typiques de Downtown L.A. et de la Silicon Valley, des cybercafés, mais aussi les lieux de travail et les moyens de transport comme les bus, les fourgons et les automobiles 21. Cette évolution rapide est connectée à l’apparition de nouvelles logiques d’organisations et de planifications urbaines emblématiques de la ville globale 22, fondées sur la différenciation des espaces et des réseaux urbains 23, selon qu’ils sont destinés aux élites globalisées ou aux groupes relégués aux marges et dans les interstices 24. Ces mégalopoles voient leur peuplement et leur occupation spatio-temporelle se polariser. Cette disjonction s’applique aussi aux régions et aux pays 25.

Les aspects induits de cette transformation urbaine sont d’abord ceux qui concernent la militarisation de son contrôle 26. Elle se matérialise par la surveillance électronique, une architecture et un discours de l’insécurité qui vont de pair avec la privatisation et l’externalisation accélérées des fonctions régaliennes. Les mêmes logiques s’appliquent aux dispositifs de contrôle des circulations transnationales avec le développement des forteresses continentales et des systèmes internementaux globaux qui gèrent la porosité et la perméabilité des frontières 27. Ces agencements frontaliers mobiles et démultipliés favorisent le développement d’institutions coercitives et productives à la fois 28 et des comportements criminels des détenteurs de l’autorité 29. Il faut cependant noter que ces politiques de prohibition de séjour et franchissement de la frontière constituent pour les différents acteurs à la fois des risques et des ressources. Parmi les conséquences les plus immédiates de ces mutations urbaines et économiques, on peut mentionner la réduction et l’appropriation des espaces publics accessibles 30. Par exemple, les procédures de limitation d’accès ou de fermeture des zones proches des centres de décision de grandes agglomérations américaines ont réduit de près de 20 % les espaces publics accessibles durant les années 2000. Ces évolutions sécuritaires abouties se constatent aussi dans les systèmes de transport, les zones économiques spécialisées et, plus largement, dans les zones d’habitation. La gentrification, la sécurisation résidentielle et le séparatisme social-fiscal 31 favorisent le maintien en mobilité et l’invisibilisation des subalternes.

L’invisibilisation des subalternes par le déplacement

Différents aspects des politiques de gestion de l’espace urbain et du logement social, parfois coordonnées parfois systémiques, conduisent à la remise et/ou au maintien en mouvement de certaines catégories d’ouvriers et de groupes paupérisés. La tendance n’est antinomique ni avec la relégation territoriale, ou le contingentement spatial dans le logement périphérique ou enclavé et dans le périurbain paupérisé, ni avec les obstacles à la mobilité quotidienne des ménages pauvres. Ces techniques d’effacement viennent compléter des formes plus classiques d’invisibilisation par le travail comme mode de gestion des populations ouvrières et immigrées 32 et renouvelées dans la période actuelle, par exemple avec les contraintes de déplacement longue distance et nocturne des travailleurs du care, du nettoyage industriel et de la logistique, dans des circuits spécifiques de déplacement.

En ce qui concerne le logement social, marqué par le retrait des interventions publiques depuis les années 1970 en Europe et en Amérique du Nord 33, trois évolutions sont observables en matière de remise en mouvement de certaines catégories d’habitants paupérisés. En premier lieu, les opérateurs hybrides du logement social ont modifié leur mode de gestion et d’entretien de leur parc immobilier en systématisant des techniques dites de « gestion locative ». Ces procédures sont encouragées par les États, en France, par exemple, par les lois sécuritaires LOPPSI 1 et 2 34. Elles s’appliquent en particulier au moyen de logiciels (notamment ceux de la société française SOPRA comme Ikos, Ulis ou Altaix), qui permettent une analyse prédictive des situations des usagers, facilitent la récupération des impayés et optimisent la vitesse de rotation des occupants pour une rentabilisation maximale des patrimoines 35. Ces outils d’anticipation des situations sociodémographiques permettent de réaffecter ou d’expulser les ménages en fonction des « risques » qu’ils représentent, sous prétexte de « mixité sociale 36 ». Ils constituent la principale solution à la saturation du parc locatif, dont le taux de rotation est inférieur de 10 % en moyenne (7 % en Île-de-France) sur les 25 dernières années et en baisse constante depuis cinq ans. L’expulsion annuelle de milliers de ménages pauvres est le résultat d’une mobilité par déjection dans le niveau en dessous. Un tel modèle de relégation dans les limbes labyrinthiques d’un infra-logement social n’offre aux locataires aucune perspective de retour vers le droit commun. Une deuxième tendance s’est affirmée où le développement rapide de sous-logements sociaux diversifiés qui ressortissent de prises en charge humanitaro-militaires remplacent peu à peu des types plus anciens et autonomes de logement de passage (garnis, hôtellerie bon marché) qui disparaissent par résorption et gentrification 37. Un ensemble de logements provisoires a été constitué — centres d’accueil de demandeurs d’asiles, relogements d’urgence, places de stabilisation, centres d’hébergement et de réinsertion sociale, hôtels sociaux, villages d’insertion, aires d’accueil de gens du voyage, etc. 38, auquel il faut ajouter divers espaces de contention — de fin de vie, de détention, de rétention, d’internement psychiatrique — dont la privatisation globale est achevée. Des ménages précaires sont affectés dans des logements en dessous des normes sans le bénéfice des droits locatifs classiques ni la possibilité d’installation durable. Le domicile est ici ravalé au statut d’hébergement provisoire sous astreinte et l’hébergé de ces logements contraints est maintenu en mouvement à la fois concrètement et statistiquement sans pour autant pouvoir exercer les droits élémentaires au premier rang desquels celui d’aller et venir 39. Seule une pseudo-mobilité entre dispositifs d’insertion ségrégative est maintenue sous observation sanitaire et sociale devenue en soi un enjeu statistique et économique.

Ces deux premières tendances, de gestion prédictive et de perte des lieux et des droits des occupants des logements sociaux, s’articulent avec deux autres mouvements de fond, d’éviction et de précarisation, qui affectent les capacités des classes populaires et ouvrières à la centralité urbaine, à la mobilité autonome et à la sédentarité volontaire. Premièrement, un certain nombre de lieux clés de la culture urbaine ouvrière — espaces populaires de centre-ville, résidences de travailleurs, zones portuaires et industrielles, quartiers excentrés d’habitat dégradé, sont devenus la cible de programmes de « rénovation 40 ». Ils font l’objet de processus multiformes d’expulsion et de captation — gentrification, youthification, institutionnalisation du squat artistique, monoculture commerciale... Ces politiques sont, elles aussi, portées par des chaînes d’acteurs coalisant promoteurs et acheteurs privés, agents publics locaux et nationaux, « mains droite et gauche » de l’État. Les occasions de développer ces formes spécifiques d’urbicides 41 sont offertes par des situations exceptionnelles — sinistres, catastrophes naturelles, émeutes urbaines — par exemple à la Nouvelle-Orléans ou dans le nord de la région parisienne depuis les années 2000. Elles peuvent aussi prendre appui sur des dispositifs intégrés visant à « revaloriser » ou « à mettre aux normes » tels ou tels quartiers — grands travaux urbains, événements internationaux, politiques dites « de la ville » ou luttes contre les économies informelles, comme cela a été le cas à Pékin, à Johannesburg, à Marseille ou à Istanbul depuis les années 2010. Ces politiques urbaines provoquent d’abord l’éloignement des ménages les plus pauvres, avec, comme corollaire, un accès plus difficile aux services et aux espaces publics. Elles impliquent ensuite leur relocation contrainte dans des ensembles démographiquement hétérogènes, ce qui empêche l’apparition de sentiment collectif d’appartenance. Enfin, les catégories populaires perdent des signes culturels distinctifs qui sont captés et réesthétisés à des fins hégémoniques par les classes supérieures et l’économie spectaculaire et réputationnelle du marché immobilier spéculatif, à l’issue de ces conflits de « sensibilité » comparables aux guerres culturelles coloniales et étatiques 42. C’est ainsi que des quartiers populaires, de Berlin, Paris ou Valence par exemple, ont été rénovés en conservant certains éléments typiques de la classe ouvrière — cafés, marchés, commerces et ateliers — mais folklorisés à destination exclusive des classes aisées. Car ces politiques résidentielles se doublent de stratégies dissuasives et répulsives systématiques à l’encontre des catégories mobiles paupérisées (sous prolétariat, groupes nomades, « sans-abris », travailleurs migrants illégalisés et travailleurs du sexe, « jeunes immigrés » stigmatisés), dont les apparitions dans l’espace public sont rendues plus difficiles voire impossibles 43. Les tactiques de destruction, de harcèlement, de déplacement forcé et d’entrave à l’occupation des rues, des espaces verts, des friches et territoires vacants et plus largement de l’ensemble des interstices urbains, ont été intégrées dans les dispositifs de maintien de l’ordre urbain 44. Elles viennent compléter les politiques de criminalisation, de déportation, d’enfermement ou de mises au travail forcé visant principalement les groupes altérisés 45. Cependant la fixité comme la mobilité doivent aussi être envisagées comme des formes de résistance.

Émancipations potentielles par la mobilité et l’itinérance

En regard de cet ensemble de contextes et d’agents moteurs de mobilités contraintes, tant du point de vue des migrations internationales que des circulations locales, a été opposée l’idée d’une autonomie irréductible des mobilités migratoires 46. La notion d’autonomie permet de rompre à la fois avec les appréhensions utilitaristes et individualistes de l’économie des migrations et avec celles, misérabilistes, réduisant les migrants à des victimes silencieuses 47. Elle s’attache au contraire à montrer le rôle déterminant des subjectivités des groupes mobiles qu’il s’agisse d’individus, de familles, de diasporas transnationales, dans la production de nouveaux espaces culturels, sociaux, économiques et politiques, tant dans les sociétés de départ que de passage ou d’accueil. La capacité de ces Argonautes à remettre en question les oppressions traditionnelles et celles provoquées par les politiques discriminatoires tant urbaines que migratoires et, dans le même temps, leur habileté à innover d’un point de vue économique et social, en font des acteurs politiques centraux du monde contemporain 48. Nous nous proposons dans cette dernière partie d’étendre le raisonnement à l’ensemble des groupes mobiles. Loin des approches utilitaristes, paupéristes et sécuritaires des mobilités migratoires, certains auteurs ont au contraire mis en évidence les capacités des groupes en déplacement à la création et au renouvellement des modèles économiques. Leurs modes de vie mobile, leurs compétences et leurs réseaux offrent des opportunités compatibles avec la nouvelle économie globalisée et les formes autoritaires et criminelles de gouvernement 49. On peut mentionner en premier lieu les modèles dit du poor to poor qu’ont développé les colporteurs des temps postmodernes qui fournissent à bas prix en produits de haute technologie et en biens de luxe les populations éloignées des centres urbains et commerciaux. Ces formes d’échange, qui mettent en lien des points très distants les uns des autres entre l’Asie, le Proche-Orient et l’Europe, entre l’Afrique et l’Asie, entre l’Amérique centrale et l’Amérique du Nord, allient des modèles très anciens de la caravane et du commerce ambulant avec les technologies de transport et de l’information contemporaines. Elles combinent les techniques de l’économie de noria, de la criée, du bazar et de la foire avec l’usage des technologies et des réseaux numériques 50. Les frontières sont brouillées entre le licite et l’illicite, l’échange monétisé et le troc, le travail salarié et le non salarié, mais ces commerçants parviennent parfois à reconnecter des zones de relégation, rurales ou périphériques, avec l’économie mondiale 51. On constate ainsi que les modes d’organisation multifaces et/ou transnationaux de certains groupes nomades et/ou en retrait leur donnent une capacité à tirer profit de la mobilité, à jouer avec les frontières entre États ou encore à alterner des séquences de connexion avec des phases de mise à distance de la société 52. Les modes d’organisation de certains groupes mobiles (travellers par exemple) articulent diverses sources de revenus de subsistance, d’activités (créativité, débrouille, récupération, entraide, autoformation...) et des investissements solidaires et militants. Les mouvements de retour vers les zones rurales, pour faire face à la déstructuration des formes d’emplois urbains classiques, au déclin des politiques publiques de solvabilisation et à la baisse des revenus réguliers, ont aussi démontré les capacités à la réorganisation et à la réinvention des formes économiques, notamment chez les migrants revenus dans leurs régions de départ qui peuvent être rapprochées des mouvements militants de « retour à la terre » des années 1960 à nos jours. L’autre force d’innovation, caractéristique de ces groupes mobiles ou remis en mouvement, concerne directement l’habitat. Une grande variété de formes d’habitats non ordinaires, autoconstruits, mobiles, éphémères, légers, démontables ou alternatifs, voire de fortune (campements, jungles, squats), se sont développées ces dernières décennies. Elles répondent à des préoccupations symboliques, éthiques, écologiques et/ou politiques basées sur la mobilité, la furtivité, l’autosuffisance, l’adaptation et la collaboration 53. La dimension politique est cruciale dans la capacité des groupes mobiles à réinventer des formes d’organisations alternatives, déjà développées dans les hétérotopies médiévales 54, dans les bohèmes artistiques et les zones prolétaires des XIXe et XXe siècles 55 ou encore dans les modes d’utilisation de la mobilité — navires et trains — en tant qu’espaces politiques subversifs de résistance, par exemple chez les marins 56, les Wobblies et les hobos américains du Nord 57 ou encore les militants anti-apartheid en Afrique du Sud 58 qui parviennent parfois à compenser la fragmentation des groupes et ainsi à favoriser l’expression d’une subjectivité citoyenne des itinérants. Il est possible d’étendre le raisonnement à différents types d’habitats institutionnels temporaires utilisés de manière ectopique — système des foyers français 59, hostels for migrants de l’Apartheid 60, camps de travailleurs de la Kafala 61, villages ouvriers du Hukou 62, camps de transit pérennisés 63.

Ces types d’organisation et de rapport à l’espace instables ont encore un autre effet, cognitif cette fois, en ce qu’ils obligent les sciences sociales à adapter leurs paradigmes et leurs méthodes pour les appréhender et les comprendre. Ces modèles contraignent d’abord à repenser la question de l’espace et de la mobilité en rompant avec les représentations cartographiques et sociologiques classiques, car les flux prennent le pas sur les lieux, l’espace lui-même est devenu mobile, et l’habitant un passant 64. Ils forcent ensuite les sciences sociales à prendre leurs distances avec les grands systèmes théoriques et statistiques, perpétuellement à la recherche de « l’homme moyen », issus eux aussi des modèles impériaux d’appréhension du monde, et incitent les chercheurs à s’insérer dans les dispositifs bricolés de la Small Science, mieux à même d’entrer en communication avec les groupes subalternes, peu visibles, en déplacement et en réseaux 65. Ils poussent enfin à remettre sur le métier les représentations politiques classiques, stato-nationales, pour observer différemment les formes d’expression et d’organisation politique contemporaines marquées par l’hybridité, l’horizontalité, la mobilité et la réticulité 66.