Au début de l’année 2017, le maire de La Courneuve 1 lançait son projet de « Ville Monde », une initiative destinée à célébrer la diversité culturelle de cette banlieue proche de Paris, de plus de 40 000 habitants, rassemblant plus d’une centaine de nationalités venant d’Europe, du Maghreb et d’Afrique, mais aussi de Chine, du sous-continent indien ou encore d’Amérique latine. À travers ce projet, c’est la diversité ethnique et culturelle des Courneuviens qui devait être exposée comme une richesse et un atout pour la ville à l’ère de la mondialisation ; une sorte de « cosmopolitisme par le bas » célébré par cette mairie communiste, réunissant non pas les élites mondiales mais les travailleurs modestes de tous les pays du monde, installés à La Courneuve mais insérés également dans des réseaux transnationaux.
Ce projet politique de faire « vivre-ensemble » plus de cent nationalités traduit d’abord les dynamiques de peuplement à l’œuvre dans cette banlieue rouge depuis les années 1990 : aux habitants venus d’Europe (Italie, Espagne, Portugal) puis des anciennes colonies françaises d’Afrique du Nord et subsaharienne, succèdent aujourd’hui des populations nouvelles aux origines plus diversifiées (Chine, Sri Lanka, Pakistan, Bangladesh, etc.) et culturellement plus éloignées de la France. Cette diversification des origines s’accompagne d’une diversification des modes d’habitat (propriété, location résidentielle, logement social, etc.) résultant de politiques de rénovation urbaine et de mixité sociale dans cette commune classée dans son entier en quartier prioritaire de la politique de la ville. Elle révèle également en creux les nouveaux défis pour la ville : comment faire cohabiter tant de nationalités et de cultures différentes dans un contexte français marqué par un républicanisme d’État officiellement « aveugle à la couleur » et ne reconnaissant aucune communauté culturelle ?
Ce défi paraît d’autant plus grand que peu avant le lancement de ce projet de « Ville Monde », un événement violent opposant différents groupes a marqué les esprits : le 13 juillet 2016, des jeunes d’une cité se sont attaqués à coups de feux d’artifices à un immeuble principalement habité par des familles chinoises, suscitant une réponse collective d’hommes chinois et un début d’affrontement entre ces deux groupes avant que la police n’intervienne 2. Les conflits urbains sur fond de rivalités ethniques ne risquent-ils pas de s’amplifier contribuant à renforcer des frontières raciales et spatiales au sein de cette banlieue pauvre de la région parisienne ? Au-delà de cette interrogation qui suscite fantasmes et instrumentalisations politiques, se posent des questions de cohabitation, de définition et d’usage de l’espace urbain, de rapport au territoire et au politique pour différents groupes de population.
L’objet de ce chapitre est de tenter d’apporter des éléments de réponse à ces questions à partir de l’étude de la mobilisation collective d’un groupe d’habitants d’origine chinoise et d’Asie du Sud-Est dans un quartier du centre-ville de La Courneuve : cibles d’agressions violentes, ces habitants vont occuper l’espace public au bas de leurs immeubles et réclamer davantage de sécurité auprès des pouvoirs publics. À travers la restitution de différentes étapes de cette mobilisation, nous montrerons comment se crée une dynamique communautaire autour des enjeux sécuritaires et comment se forme une minorité ethno-spatiale au sein du quartier et de la ville ; mais aussi dans quelles conditions cette démarche initialement ethno-centrée se transforme en un engagement associatif au sein du quartier et de la ville et modifie les perceptions initiales. Si l’analyse se concentre sur les habitants d’origine chinoise et d’Asie du Sud-Est, empêchant ainsi de saisir les perceptions d’autres catégories de population, elle s’efforce néanmoins de mettre en lumière l’écosystème politique et associatif de la ville favorisant cette mobilisation. Au croisement de plusieurs champs de recherche, sociologie des migrations, sociologie urbaine et sociologie politique, elle vise à apporter des éléments de réponse à un sujet encore peu étudié en France : la diversification croissante des populations dans les banlieues françaises.
Ces dernières années, le champ des études sur les migrations chinoises en France a vu la publication de plusieurs travaux sur la question de la sécurité et les mobilisations communautaires chinoises réclamant davantage de protection. Les chapitres de Ya-Han Chuang et d’Anne-Christine Trémont du présent ouvrage analysent avec précision ces dynamiques collectives et le rôle essentiel joué par les commerçants et les entrepreneurs chinois, c’est-à-dire des élites socio-économiques, que ce soit dans l’organisation d’actions collectives comme les manifestations à Belleville ou les négociations avec les pouvoirs publics et la police à Aubervilliers 3.
Dans ce chapitre, nous voudrions déplacer la focale vers des actions moins visibles se jouant à l’échelle d’un quartier 4 et portées par une catégorie d’acteurs moins étudiée que les entrepreneurs de la diaspora chinoise 5 : les habitants ordinaires. Comment des résidents, propriétaires et locataires, nouvellement arrivés ou installés depuis plus de trois décennies, migrants chinois ou anciens réfugiés politiques du Vietnam et du Cambodge, se mobilisent-ils dans leur quartier ? Quels sont les ressorts de l’action et les ressources mobilisées ? Comment interprètent-ils la situation et parviennent-ils à formuler des demandes communes et à construire des actions collectives ? Ces questions invitent à placer l’attention sur les capacités des habitants à créer du commun — que ce soit dans la définition de la situation, les problèmes partagés, mais aussi les actions nécessaires à leur résolution, et à porter des revendications dans l’espace politique.Même si les demandes de sécurité sont premières, nous montrerons qu’en interrogeant les dimensions sociales et urbaines de l’insécurité, en mettant en avant les questions d’éducation et de partage, ces habitants répondent à leur manière au souhait politique du « vivre-ensemble ».
Pour raconter l’histoire de cette mobilisation, nous nous intéresserons, dans un premier temps, à la production de l’espace urbain dans ce quartier du centre-ville de La Courneuve : comment des stratégies résidentielles contraintes ont rencontré des politiques d’habitat et de mixité sociale, contribuant à accentuer des phénomènes de concentration ethnique dans le quartier et à renforcer l’écart entre proximité spatiale et distance sociale et culturelle. La formation d’une minorité ethno-spatiale asiatique dans le quartier sera étudiée dans un second temps, en particulier à travers la description des actions d’occupation de l’espace urbain et la formation d’une association de résidents. Enfin, dans un dernier temps, à travers l’observation des interactions avec la municipalité, la police, et d’autres associations, sera mis en lumière l’engagement de ces habitants ordinaires dans leur quartier et pour leur quartier, témoignant ainsi d’une transformation du rapport au territoire.
Mixité sociale, proximité spatiale et distance ethno-culturelle : les habitants asiatiques à La Courneuve
Dimanche soir, 21h00, La Courneuve. Nous 7 sommes accueillis par un membre de l’association des résidents, un jeune Chinois d’une trentaine d’années, arrivé en France quand il était adolescent, et maîtrisant parfaitement le français. Nous traversons avec lui l’espace de la résidence, saluons différents hommes d’origine asiatique qui, par groupe de deux ou trois, se tiennent en bas des différentes entrées ou marchent. L’architecture des bâtiments est étrange : si les entrées principales des deux immeubles donnent sur une place en face d’une école, de nombreux recoins permettent de passer entre les immeubles, des lieux propices aux agressions comme le souligne notre interlocuteur. Il nous montre du doigt l’immeuble HLM, construit sur l’un des côtés de cette place, presque en face des deux copropriétés privées qui elles sont majoritairement habitées par des familles asiatiques. La frontière ethnique et sociale mise en avant par les membres de l’association semble trouver une matérialisation spatiale presque parfaite. Notre guide nous amène ensuite au local en bas d’un des immeubles. Une pièce avec des étagères, des tables et des chaises. Quelques personnes âgées d’origine chinoise jouent aux cartes, tandis que des enfants s’amusent.
Au dernier recensement de la population de 2015, la nationalité chinoise arrivait en seconde position, derrière la nationalité française, dans cette commune cosmopolite, traduisant par-là l’ampleur du phénomène d’implantation des populations d’origine chinoise dans la commune depuis les années 1990 8. Le critère de la nationalité est évidemment imparfait pour décrire la diversité des origines des habitants de la ville. Un certain nombre d’entre eux a en effet acquis la nationalité française par naturalisation tandis que d’autres sont nés en France. Cette présence chinoise à La Courneuve n’en reste pas moins surprenante et invisibilisée. Ce sont en effet les quartiers du XIIIe, d’Arts et Métiers et de Belleville à Paris ainsi que la zone d’implantation des grossistes chinois à Aubervilliers qui sont réputés être des « quartiers chinois », tandis que La Courneuve est plutôt connue pour être l’une des dernières banlieues rouges de l’agglomération parisienne, célèbre pour ses grands ensembles 9, la sortie martiale de Nicolas Sarkozy en juin 2005 sur le nettoyage au Kärcher de la cité des 4000 et la plainte pour « discrimination territoriale » portée par le maire de la ville auprès de la HALDE en 2009 10. Pourtant, comme Pantin, Bagnolet et Bobigny, la ville connaît une arrivée importante de populations chinoises depuis les années 1990. À l’échelle du département, les habitants chinois représentent aujourd’hui 4,9 % de la population 11. Ce phénomène relativement récent d’implantation de populations chinoises dans le département de Seine-Saint-Denis invite à s’intéresser aux stratégies résidentielles de ces familles et individus. Il invite également à se pencher sur les politiques de rénovation urbaine favorisant ces ancrages territoriaux : alors que l’objectif de mixité sociale est officiellement « aveugle à la couleur », puisqu’il s’agit d’attirer des classes moyennes et supérieures dans des quartiers défavorisés, l’un des effets produits encore peu étudié est l’accession à la propriété privée de populations étrangères aux origines et aux parcours migratoires variés, renforçant ainsi la « superdiversité » de ces banlieues.
C’est ce que montrent les travaux des géographes Pierre Bergel et Didier Desponds, consacrés aux acquisitions de biens immobiliers par des ménages étrangers dans plusieurs départements de l’agglomération parisienne, dont la Seine-Saint-Denis 12. Partant de données non conventionnelles jusqu’ici peu explorées — les bases d’enregistrement des transactions de biens immobiliers des notaires de 1996 à 2010 qui contiennent la nationalité des vendeurs et des acquéreurs — ils mettent en lumière des processus d’implantation, d’agglomération et de diffusion de différents groupes de populations immigrées dans ces départements de l’agglomération parisienne, notamment les populations originaires de Turquie, de Chine, d’Inde et du sous-continent 13. Dans le cadre de la Seine-Saint-Denis, les ménages chinois se concentrent dans les villes de la petite couronne, proches de Paris (Aubervilliers, Bagnolet, Pantin, Bobigny, La Courneuve), tandis que l’ancrage territorial des populations d’Inde et du sous-continent se situe davantage au centre du département de Seine-Saint-Denis.
L’apport de ces études réside d’abord dans l’attention portée aux stratégies résidentielles des populations étrangères, notamment par le biais de l’acquisition d’un bien immobilier qui constitue un « pari économique » et préfigure un possible enracinement territorial. Il réside aussi dans les questions posées par les processus d’ancrage et de diffusion de populations étrangères : ces dynamiques d’agglomération par nationalité donnent-elles à voir la constitution d’« ethnoburbs à la française 14 », c’est-à-dire de banlieues pluriethniques envisagées comme des systèmes ouverts, ou plutôt de « bastions » ethniques 15 traduisant des logiques d’enfermement ? Ne pouvant conclure sans données qualitatives sur les stratégies résidentielles des ménages étrangers, Desponds et Bergel invitent néanmoins à observer sur le terrain la formation de minorités ethno-spatiales et à interroger ces cohabitations interethniques.
Si notre enquête auprès d’habitants chinois et d’Asie du Sud-Est de La Courneuve ne permet pas de répondre pleinement à ces questions, elle peut néanmoins apporter un éclairage à la fois sur les stratégies résidentielles des populations chinoises récemment implantées dans la ville et sur les effets de ces processus d’agglomération à l’échelle des quartiers. Nous observons deux mouvements démographiques parallèles dans la région parisienne au cours des années 1990-2000 : tout d’abord, la multiplication des commerces chinois dans le nord-est de la région parisienne (Xe, XIe, XIXe, XXe arrondissements et villes de la banlieue proche, notamment l’implantation des commerces de gros dans la ville d’Aubervilliers) ; ensuite, l’enrichissement d’une couche de la population, notamment des travailleurs antérieurement sans-papiers qui viennent d’accéder au statut régulier et deviennent propriétaires de logements dans plusieurs communes de Seine-Saint-Denis. Cette couche de la population s’installe majoritairement dans les communes d’Aubervilliers, Pantin, La Courneuve, Bobigny et Bagnolet, où le prix du foncier est accessible pour des familles d’ouvriers et d’employés.
Même pour ceux qui n’ont pas acheté, pour la location, par exemple il loue ici un 80m2 à 1000 euros avec toute sa famille. Mais à Paris ce serait deux à trois fois plus cher. Donc ils vont se tasser dans un 40m2 à cinq ? Ce n’est pas possible. Il faut qu’on reste près de Paris pour travailler. Nous qui avons acheté, c’est parce qu’on n’a pas les moyens, sinon on ne serait plus là, oui parce qu’on a pris 20 ans de crédits. Et si on revend, on va perdre de l’argent par rapport à nos crédits 16.
Les stratégies résidentielles des ménages chinois installés à La Courneuve s’inscrivent dans un système aux contraintes fortes. D’une part, accompagnant le mouvement de gentrification des quartiers populaires du nord-est de Paris, la hausse du prix de l’immobilier pousse ces populations hors de la capitale. D’autre part, les obligations professionnelles de ces travailleurs, ouvriers ou employés, les contraignent à rester à proximité de Paris. Louer ou acheter à La Courneuve s’impose ainsi à ces familles comme l’un des rares choix possibles, au détriment d’un autre facteur, celui du cadre de vie et de la sécurité.
Vous savez, moi avant j’habitais à Belleville, je ne savais pas pour La Courneuve. Si je devais donner une note [concernant la sécurité], en France on va dire 90 [sur 100], à Belleville on va dire 85, à La Courneuve je me disais ça ne va pas être pire que 70 et arrivé ici ce n’est même pas 50.
Moi je suis fatigué, pourquoi ne pas déménager plus tard. Je sais pas si je vends, est-ce qu’il y a un repreneur ? Et où est-ce que je vais m’installer après ? Je n’aurais rien après. Je ne vois pas où je peux m’installer après avec toute ma famille 17.
Peut-on parler de mobilité résidentielle ascendante dans le cas de ces nouveaux propriétaires de logement ? Si l’accession à la propriété s’inscrit en amont dans un projet de mobilité sociale pour ces familles, le sentiment qui domine après plusieurs années de vie à La Courneuve est celui de vivre dans « une cage », sans possibilité future de mobilité.
L’arrivée au cours des années 1990-2000 de ces familles chinoises à La Courneuve se traduit à l’échelle des quartiers par un phénomène de concentration spatiale. Plutôt qu’une logique d’un entre-soi communautaire, réfutée par les habitants qui soulignent à l’inverse qu’ils ne se connaissaient pas et entretenaient peu de relations de voisinage avant leur mobilisation contre l’insécurité, nos recherches démontrent qu’il s’agit plutôt du résultat entre, d’un côté, les caractéristiques socio-économiques des demandes des ménages chinois que nous venons de décrire (notamment les projets d’acquisition immobilière) et, de l’autre, l’offre en matière de logements privés, renforcée par des programmes de réhabilitation urbaine et l’action de promoteurs immobiliers. Ainsi, le phénomène d’agglomération décrit par Desponds et Bergel ne se joue pas qu’au niveau des villes, mais bien à l’intérieur des villes même, à l’échelle de quartiers, contribuant à renforcer la visibilité de la présence chinoise ou plus largement asiatique.
Le quartier résidentiel où nous avons mené notre enquête est un ensemble de deux immeubles construits dans les années 1980 dans un souci de mixité sociale. Une majorité des habitants, propriétaires de leurs logements, vient de Chine, d’Asie du Sud-Est (Cambodge, Laos) ou d’Asie du sud (Inde). « Les familles chinoises et d’Asie du Sud-Est représentent 50 % des habitants des immeubles. Si on ajoute les Indiens comme Asiatiques, alors on doit être 80 % », explique ainsi un résident chinois d’un certain âge. Dans les deux copropriétés privées, on compte au total plus de 500 familles chinoises, issues de vagues récentes d’immigration, dont la majorité a été attirée par des prix immobiliers avantageux. Certains habitants originaires du sud-est asiatique (Cambodge, Laos, Vietnam), anciens réfugiés politiques, sont eux installés dans ces immeubles depuis plus longtemps, souvent depuis plusieurs décennies. L’autre partie du parc résidentiel est une cité HLM, avec plus de 600 habitants. Entre ces deux ensembles se trouve une grande place face à une école primaire où sont scolarisés les enfants de ces deux parcs résidentiels. Un habitant, d’origine cambodgienne, arrivé en France comme réfugié politique à la fin des années 1970 et devenu formateur, raconte la « belle époque » avec nostalgie :
J’habite ici depuis trente ans. Quand on a acheté ici, il n’y avait rien, il n’y avait même pas d’HLM. On a acheté sur plan. La Courneuve c’était une espèce de plaine, de campagne. Les problèmes ont commencé dans les années 2000. Les gens qui viennent ici [les locataires de l’HLM], ce sont des déjections de Paris. Ils ne peuvent pas habiter à Paris, on ne sait pas dans quel quartier les mettre 18.
Il y a trente ans, La Courneuve n’était pas comme ça. L’école du quartier était bien mieux, il y avait des élèves de toutes les origines, et mes enfants ont tous réussi à faire des bonnes études. Aujourd’hui, ça devient un ghetto. On rêve tous de partir. Dès qu’on a les moyens, on va acheter ailleurs 19.
Le sentiment partagé par ces habitants d’origine chinoise et d’Asie du Sud-Est de vivre dans un « ghetto » ou dans un quartier de relégation, sans commerces et services publics de proximité, tend à infirmer l’hypothèse soulevée par Desponds et Bergel de la formation d’« ethnoburbs » ou de « quartiers tremplins », conçus comme des systèmes ouverts ou des « sas » favorables à de nouvelles mobilités résidentielles ascendantes. Assiste-t-on pour autant à la constitution de logiques de « bastion » ou à la formation d’une minorité ethno-spatiale ? Comme l’ont montré d’autres travaux, c’est l’insécurité partagée par ces habitants d’origine asiatique qui va contribuer à cette formation 20.
L’insécurité et le racisme en commun : la formation d’une minorité ethno-spatiale
Maintenant on a compris qu’il vaut mieux souffrir en troupeau plutôt que tout seul.
En septembre 2015, face à la multiplication des agressions dont ils sont victimes depuis plusieurs mois voire plusieurs années, des habitants de ce quartier du centre-ville de La Courneuve prennent l’initiative de descendre tous les soirs au bas de leurs immeubles.
Au début on est descendu comme ça, quelqu’un a écrit [un mot] en chinois pour que l’information ne fuite pas, puis la gardienne a cherché d’autres personnes. Moi, je ne savais pas que pendant un week-end il y avait eu 12 agressions. En 2015, en septembre, ça a été un pic jamais atteint. C’est le ras-le-bol total. Au début, ils [les habitants] disaient si quelque chose se passe, il faut qu’on descende tout de suite. Mais le temps qu’ils descendent, c’est trop tard. Donc on s’est dit on va créer une association en bas, [...], il faut une présence d’activité. Comme ça, ça dissuade les agresseurs.
Avant d’avoir la salle, on était dans le froid jusqu’à novembre. Ça aide à tenir [la salle]. Jusqu’à novembre, on a tenu dehors. Il y a des dames avec leurs enfants, dès 19h30 elles sont là, et après nous on arrive, après le travail, vers 19h30-20h00. Je reste un peu, je vois qu’il y a du monde, je rentre manger puis je reviens. En janvier, il faisait moins 5, moins 7 21.
De 19h30 à minuit, ce sont entre vingt et cinquante personnes d’origine chinoise ou du sud-est asiatique, principalement des hommes adultes ou âgés, parfois accompagnés de leurs épouses et enfants, qui occupent l’espace devant leurs immeubles, sur la place face à l’école primaire, ou déambulent à plusieurs dans les différents passages et recoins de leurs résidences. L’événement déclencheur a été une accumulation d’actes violents qui se sont succédé en un week-end, provoquant une mobilisation spontanée des habitants. Comme l’explique l’un des résidents, il s’agissait par l’effet de groupe — plusieurs dizaines d’hommes d’un certain âge potentiellement face à des groupes d’une dizaine de jeunes — d’inverser le rapport de force, de dissuader les agresseurs et d’empêcher que des vols violents ou des cambriolages se produisent dans ou à proximité des habitations.
Les expériences d’agressions violentes partagées par ces habitants mettent en lumière un ciblage ethnique : c’est parce qu’ils sont identifiés comme « Chinois » ou « Asiatiques » que ces femmes et ces hommes sont pris pour cible. Comme le rapporte le commissaire de La Courneuve, « se faire un Chinois » est devenu en quelque sorte le premier acte d’entrée dans la délinquance pour des mineurs ou de jeunes majeurs de la ville. Plusieurs explications permettent de comprendre l’augmentation des vols visant les populations chinoises : d’une part, les pratiques courantes d’échanger de l’argent liquide, notamment lors des fêtes de mariage, en font des cibles visibles ; d’autre part, beaucoup sont réticents à porter plainte en cas d’agressions à cause de la barrière linguistique, de leur handicap administratif (statut d’irrégulier) ou de leur méfiance envers les institutions publiques (résultat accumulé de leurs expériences passées). Ces facteurs confondus contribuent à forger une image des Chinois comme des « cibles faciles », en particulier pour les jeunes qui entament une « carrière » de délinquant.
Ce que soulignent également les habitants est la violence croissante de ces agressions, une « provocation gratuite » comme en témoigne l’hospitalisation de certaines victimes. Un incident grave a d’ailleurs eu lieu le 13 juillet 2016 dans un autre quartier de La Courneuve : un immeuble principalement habité par des résidents d’origine chinoise devient la cible de tirs de feux d’artifice de la part de jeunes du quartier, suscitant l’exaspération et la mobilisation des habitants de l’immeuble, ainsi que l’inquiétude des pouvoirs publics face au risque de formation de patrouilles d’habitants asiatiques et d’affrontements entre différents groupes ethniques 22.
L’insécurité dans le quartier, et plus généralement dans la ville, est interprétée par les habitants à l’aune d’un prisme ethno-racial :
Les gens qui agressent, oui, ce sont des Maghrébins et des Blacks. On en connaît un ou deux. Ceux qu’on connaît maintenant ils arrêtent. On a déjà porté plainte plusieurs fois. Le problème est qu’ils connaissent des jeunes de collège et lycée d’autres cités. Ils donnent des informations. Il y en a un qui téléphone [depuis l’arrêt du] tramway : “Allô, tu les réceptionnes”.
On s’est dit “À quoi vous jouez ? On descend maintenant”. Ils se sont dit qu’on est plus nombreux qu’eux. Généralement, ils sont une dizaine. Ils ont vu qu’on était une cinquantaine. Nous on est là comme ça, passifs, on ne cherche pas [le conflit] 23.
Cette interprétation ethno-raciale des rapports urbains est renforcée par un autre facteur : l’arrivée sur le territoire et l’insertion dans le quartier. Arrivés pour une grande majorité dans les années 2000, les habitants d’origine chinoise sont considérés comme des outsiders dans leur quartier et leur ville :
Ils nous prennent pour des blédards, parce que nous sommes les derniers arrivés, que nous ne maîtrisons pas les codes du quartier, de la langue 24.
Pourtant, à La Courneuve, dans ce quartier du centre-ville comme dans d’autres quartiers, des habitants d’origine vietnamienne, laotienne ou cambodgienne sont présents de longue date, parfois depuis près de trois décennies. Mais assimilés aux nouveaux habitants d’origine chinoise, ils subissent également l’insécurité et la violence, s’estimant comme le dit un habitant d’origine vietnamienne des « victimes collatérales 25 » de l’arrivée récente de populations chinoises dans la ville et subissant le même type de stigmatisation.
À cette insécurité partagée s’ajoutent des expériences négatives communes avec la police, notamment au cours des dépôts de plainte.
Le problème, les gens se font agresser, on attend longtemps, on est mal reçus, on est considérés comme des étrangers. Les gens se disent “bon j’ai pas perdu grand-chose” [et ne vont pas porter plainte]. Nous, on encourage les gens à porter plainte, c’est un mouvement civil, ça permet à l’État de voir, mais dans la tête des gens, c’est “j’ai perdu un sac qui valait rien, il n’y avait que dix euros, je ne vais pas perdre trois heures et en plus je vais me faire humilier”.
Bien que victimes pour des motifs racistes, les habitants font pourtant parfois face aux mêmes stéréotypes discriminants concernant les « Chinois » ou les « Asiatiques » de la part des agents de police qui recueillent leurs plaintes, ces derniers reprochant aux femmes de « porter des bijoux » ou de transporter de l’argent en liquide même quand ce n’est pas le cas.
À la violence des agressions et au traitement sur le mode de l’indifférence ou de l’humiliation de la part des forces de police s’ajoutent des expériences quotidiennes d’assignations et de moqueries racistes dans l’espace public.
Le matin, quand je prends le métro, les jeunes n’arrêtent pas de nous appeler “Chinetoque, Chinetoque”. À quoi ça sert de nous appeler ainsi ? Qui sont les Chinetoques ? Ça devient un ennui de prendre le métro et d’être harcelés ainsi 26.
Il y a trente ans, dans l’usine, on disait “le jaune” ; moi à l’école à Belleville, on me disait “chinetoque” et ma fille le subit aujourd’hui. Le Chinetoque. Pour eux, tous les Chinois ne parlent pas français. Moi c’était pareil dans le métro avec des jeunes. Il faut parler français, plus on hausse le ton, plus ils ont peur 27.
L’usage de ces expressions racistes n’est ainsi pas le fait exclusif d’autres groupes minoritaires. Les habitants dénoncent son histoire longue et la tolérance de la société française dans son ensemble à l’égard d’un racisme envers les Chinois ou envers les Asiatiques, comme l’illustre la banalisation des stéréotypes discriminants dans les médias et les discours publics. Au cours de la même discussion, un autre habitant dessine une sorte de hiérarchie de la tolérance envers les propos racistes à l’égard de différents groupes minoritaires. Ce qui est pratiqué envers les Chinois ne serait pas accepté envers d’autres populations, dénonce-t-il :
Le racisme envers les Chinois est banalisé. Si je dis, “et toi le Maghrébin ?”. Alors ça le blesse. Et si je le dis à un Juif, alors je vais en taule. Dans les médias, les publicités, les séries télé, c’est normal [le racisme anti-chinois] 28.
Ce racisme quotidien et banalisé dans la société est ressenti de manière d’autant plus injuste que l’histoire des migrations chinoises en France est ancienne. L’expérience de l’exil forcé en tant que réfugié politique, pour fuir le génocide au Cambodge, renvoie aussi à sa façon à l’histoire d’un ancien protectorat français et au fait qu’une partie des dirigeants des Khmers rouges a été formée idéologiquement en France.
Les premiers immigrants étaient venus pour la Première Guerre mondiale. Le grand-père de ma femme, il était là dans les années 1920 puis il est rentré et maintenant sa petite-fille est ici. À l’époque, le recrutement avait eu lieu au Shandong, puis à Wenzhou, son grand père faisait partie de ces personnes-là. Il y a eu un film documentaire dessus, apparemment il est bien. Il y a ceux qui sont morts, sur 100 000 personnes, moins de 20 000 sont morts je crois. Beaucoup sont rentrés, mais une partie n’a pas pu rentrer car leur contrat n’est pas respecté.
[…] Y a des gens qui savent même pas pourquoi on est là. Lui, il vient du Cambodge, il a vécu le génocide avec Pol Pot. En fait, c’est les problèmes qu’on rencontre qui nous rassemblent 29.
Contrairement à l’idée souvent répandue de l’existence d’une « communauté chinoise » ou « asiatique », on voit ici que c’est la « souffrance » partagée qui contribue, entre autres, à créer des liens entre ces voisins aux trajectoires migratoires parfois très différentes et qui ne partagent pas toujours la même langue (« on ne parle même pas chinois entre nous »). La violence subie par tous, dans le même espace, celui du quartier, contribue à forger une identité collective et à faire ressortir les différences de traitement subies dans différents secteurs de la vie sociale, en particulier la tolérance de la société française à l’égard du racisme envers les « Asiatiques ». C’est dans ce sens que l’on peut parler de la formation d’une minorité, c’est-à-dire un groupe qui « en raison de caractéristiques physiques ou culturelles, est soumis à des traitements différenciés dans la société et qui se considère comme objet d’une discrimination collective 30 ». La présence physique tous les soirs en bas des immeubles ou dans le local du rez-de-chaussée ainsi que les relations nouées entre voisins permettent de « ne plus souffrir seul », mais « en troupeau » comme le dit un habitant, de faire corps ensemble, renforçant par là-même cette conscience collective d’appartenir à une minorité et la mobilisation communautaire.
De négative, cette identité collective va intégrer des éléments positifs autour de « valeurs » communes et définies comme « asiatiques ». Ainsi de la culture confucéenne partagée par les diasporas chinoise et d’Asie du sud-est qui accorde une place centrale à l’éducation morale portée par les familles et à l’harmonie sociale, comme de l’éthique du travail, ou encore de la sécurité physique perçue comme garantie en Chine par un État policier :
En Chine, le vol c’est honteux. Même s’il y en a aussi beaucoup, la violence est beaucoup plus rare. Ici, c’est les agressions, c’est des violences. C’est beaucoup plus rare là-bas. Les violences comme ça, c’est très grave en Chine. Alors qu’en France c’est moins le cas 31.
La minorité en formation peut être qualifiée d’ « ethno-spatiale » dans la mesure où c’est à l’échelle micro-locale du quartier que se construisent et se revendiquent les différences. La cité HLM faisant face aux résidences privées des habitants chinois et asiatiques devient un repoussoir symbolique, une incarnation spatiale des différences culturelles. Pourtant, si ces « autres » de l’immeuble HLM sont décrits comme « non civilisés » en raison de leur culture d’origine, c’est aussi le résultat d’un quartier paupérisé et ghettoïsé :
On est face à des gens non civilisés. Des fois, on se fait caillasser par les gens d’en face de la HLM, ils jettent des choses.
Ici, les gens jettent des ordures par la fenêtre. Ça peut être des gens qui sont là depuis une génération mais à cause des parents, ils n’ont pas cette échelle pour se mesurer, se comparer. La même famille qui jette des trucs par la fenêtre, le lendemain on la met dans un immeuble de quartier chic, vous pensez qu’elle va encore faire ça ? Et après ils nous parlent de respect et de tolérance 32.
Si la mobilisation collective des habitants d’origine chinoise et d’Asie du Sud-Est traduit la formation d’une minorité ethno-spatiale, la constitution en une association des résidents du quartier révèle néanmoins une ouverture : en effet, grâce à l’intervention de la gardienne d’origine brésilienne de la copropriété, d’autres habitants non asiatiques participent à la première réunion des habitants.
Vu que c’est moi qui avais parlé, du coup ils ont dit “vas-y toi, tu crées l’association”. C’est moi le président alors que c’était pas du tout mon but.
C’est le bon traducteur, l’interface comme on dit. Il n’y a pas que des Asiatiques dans l’association. L’autre fois, on a organisé une fête, ça fait comprendre aux gens ce qu’on fait, les gens savent 33.
Parmi ces autres résidents, certains habitent le quartier depuis plus de trente ans. Une fonctionnaire qui travaille au cabinet de la mairie et un éducateur spécialisé sont ainsi venus soutenir les habitants d’origine asiatique, jugeant « intolérable que les gens se fassent massacrer » et regrettant d’avoir laissé se propager un racisme contre ces derniers. Ils apportent leur connaissance du fonctionnement des institutions et des pouvoirs publics, des compétences et contribuent à renforcer la capacité d’action de l’association. Cette expertise se combine avec les compétences du président de l’association dont nous avons déjà parlé : maîtrisant parfaitement le dialecte de Wenzhou (d’où sont originaires de nombreux habitants du quartier), le mandarin (appris à l’école primaire en Chine jusqu’à sa venue en France à l’âge de treize ans) et le français (appris à l’école en France et parlé sans aucun accent), il est cette « interface » linguistique et culturelle entre les habitants d’origine chinoise et asiatique et les autres habitants, de même qu’il porte les demandes les plus sécuritaires des habitants chinois auprès des pouvoirs publics tout en maîtrisant les codes du discours républicain sur l’intégration.
Dans le paysage des associations franco-chinoises de l’agglomération parisienne, cette association de résidents se distingue à la fois des associations chinoises traditionnelles dominées par les élites économiques de la diaspora 34 ou en lien étroit avec l’ambassade de Chine 35, mais également des associations franco-chinoises de médiation culturelle et d’accès aux droits animées par des élites culturelles 36. Par comparaison avec les husongdui, organisations sécuritaires qui patrouillent dans certains quartiers d’Aubervilliers et s’apparentent presque à des milices, suscitant l’inquiétude des pouvoirs publics, cette association combine à l’inverse un ancrage local dans le quartier et une mixité ethnique et culturelle, si ce n’est sociale.
Ces propriétés auront des effets dans les formes d’action collective et les interactions avec les pouvoirs publics. Par l’intermédiaire de l’association de résidents, la dynamique communautaire dont nous avons analysé les ressorts dans cette partie va en effet se porter au-delà des frontières du quartier. Comme nous le verrons, ce processus va aussi contribuer à transformer le rapport au territoire et aux autres groupes de population du quartier, ainsi qu’à la politique et aux pouvoirs publics.
S’engager dans le quartier et dans la ville : au-delà des frontières ethno-raciales
Après la première phase d’actions décrite ci-dessus pour marquer le territoire, la mobilisation des habitants entre dans une seconde phase caractérisée par des rencontres et des échanges avec les pouvoir publics. La mairie organise plusieurs réunions pour intégrer les habitants aux discussions concernant les mesures de sécurité 37. Plus qu’un dialogue entre des représentants des résidents asiatiques et la municipalité, ces réunions constituent une arène dans laquelle sont présents des représentants d’institutions et d’associations aux missions et intérêts parfois divergents : la mairie, avec son édile, les représentants de différents services (notamment pour les questions de sécurité mais aussi de jeunesse et de citoyenneté), l’État à travers le délégué du préfet à La Courneuve, la police avec le commissaire récemment nommé. Du côté des associations et des habitants, il est intéressant de noter la présence de diverses associations franco-chinoises parmi lesquelles on peut citer l’association de résidents au cœur de ce chapitre, ainsi que des représentants d’habitants chinois d’autres quartiers mais également l’Association des Jeunes Chinois de France, Chinois de France-Français de Chine et l’Association Pierre Ducerf 38 qui effectue dans la ville un travail de médiation et d’accès aux droits pour les populations chinoises depuis une dizaine d’années. Sont présentes également des associations non communautaires qui travaillent à l’inclusion, proposant des ateliers culturels socio-linguistiques aux primo-arrivants ou engagées dans un travail auprès de la jeunesse de la ville.
Pour Gilles Poux, maire communiste de la ville depuis 1996, ces réunions visent à répondre au défi de la cohésion sociale dans cette ville multi-ethnique :
Le fait qu’on commence à avoir chez vous des interlocuteurs avec qui on peut parler, parce qu’on était dans une situation où on avait très peu de relations avec certaines communautés, avec la vôtre c’était le cas, il a fallu qu’on soit dans une situation d’urgence pour qu’on commence à travailler ensemble ; mais moi j’ai des difficultés avec d’autres communautés. Faut qu’on arrive à impulser d’autres valeurs.
Au niveau de la collectivité, on s’engage fortement y compris avec les moyens de la politique de la ville autour des questions des spécificités de la ville. Avec 36 % d’étrangers, plus de 100 nationalités, il y a un risque d’éclatement complet du tissu social, vis-à-vis des Asiatiques, mais aussi des Pakistanais, etc. Si nous ne travaillons pas à ces liens, on va vers une société qui ne marche pas bien avec des fragilisations successives. Il faut des freins à cet éclatement de la société, pour faire du commun et du lien 39.
Si les appels au vivre-ensemble et au dialogue interculturel du maire suscitent parfois le scepticisme ou l’incompréhension des habitants d’origine asiatique, plusieurs actions conjointes sont néanmoins engagées afin d’inclure davantage ces habitants. D’abord, la ville met à la disposition de l’association le local situé en bas d’une des copropriétés de l’immeuble, contribuant ainsi à favoriser la sociabilité des habitants du quartier. Suite aux demandes de l’association des résidents, des cours de français sont proposés le soir aux primo-arrivants d’origine chinoise. Contrairement à d’autres municipalités comme Aubervilliers, où l’apparition de patrouilles d’hommes d’origine chinoise a suscité l’inquiétude des pouvoirs publics et où la coopération avec ces dernières est plutôt compliquée, la mixité au sein de l’association ainsi que le répertoire d’action privilégié (une simple présence dissuasive en bas des immeubles), sont vus comme un élément rassurant par la municipalité.
Se retrouver en bas, ça crée du lien social. Dans une situation où chacun est tout seul face à une montagne, le fait d’ouvrir un local, de créer une association, de monter des opérations avec d’autres associations, tout cela va contribuer à changer la réalité sociale 40.
Ensuite, afin de « casser les représentations » sur les « Asiatiques » et de promouvoir leur inclusion dans la ville, une fête du Nouvel An chinois est organisée en février 2017 pour la première fois à la mairie. L’exposition dans le hall de la mairie, montée par l’association de résidents et financée par le service de la communication, présente à la fois la fête du printemps en Chine, mais aussi l’histoire en France des immigrés d’origine asiatique, notamment l’épisode encore peu connu mais redécouvert ces dernières années des travailleurs chinois de la Grande Guerre, tandis que le buffet de mets asiatiques proposé aux Courneuviens a été réalisé et est servi par des femmes d’origine chinoise et maghrébine, célébrant ainsi le brassage culturel de la ville. Cette action symbolique témoigne de la reconnaissance officielle par la ville de la présence de ces nouveaux habitants d’origine chinoise et de leur inclusion à la communauté des citoyens de la ville. Elle contraste avec les défilés et les festivités organisés à Paris ou encore à Aubervilliers : c’est moins la célébration de la culture chinoise ou de liens économiques et diplomatiques entre la France et la Chine que la mise en avant de l’histoire d’immigrés chinois ou asiatiques et de leur destin commun avec les autres habitants (immigrés) de la ville.
Au cours des réunions, c’est évidemment la question de la sécurité qui est au centre des discussions parfois houleuses. Face au diagnostic clinique du commissaire tendant à inclure les agressions à l’égard des populations asiatiques dans un contexte plus général de délinquance juvénile visant tous les habitants, les représentants des populations d’origine asiatique mettent en avant le ciblage ethnique dont ils font l’objet et perçoivent le discours du commissaire comme euphémisant à la fois la violence et leur statut de victimes. Le représentant des forces de l’ordre et les populations asiatiques se rejoignent néanmoins dans le constat d’un laxisme de la justice à l’égard des mineurs, certains habitants réclamant même le « bannissement » des délinquants récidivistes. À cette vision très droitière centrée sur la question de la répression, le maire oppose une vision plus sociale, soulignant la nécessité de prévenir en amont la délinquance juvénile et de disposer de moyens humains et financiers pour réaliser ce travail ainsi que pour exécuter les mesures de justice comme le placement des jeunes adolescents.
Incarnant des positions politiques et institutionnelles différentes, ces confrontations n’empêchent pas un constat partagé sur le manque de moyens dont disposent les forces de l’ordre et la municipalité pour résoudre ce problème. Le décès de Zhang Chaolin en août 2016 à Aubervilliers et les mobilisations des habitants d’origine chinoise 41 ont contribué à faire de la sécurité une priorité de l’État dans le département à la fin de l’année 2016 et au cours de l’année 2017. L’augmentation des effectifs du commissariat a permis le retour de patrouilles de policiers sur le terrain tandis que l’installation progressive de caméras de vidéoprotection peut jouer un rôle dans la dissuasion et la résolution d’affaires.
Soit on se dit ça et y a rien à faire, soit on essaie de faire bouger les lignes. Par exemple, le fait que le commissariat ait été doté, hier après-midi je revenais à la mairie, sur le coup des sept heures et j’ai eu le plaisir de revoir quatre policiers à pied, je dis c’est un plaisir parce que ça faisait deux-trois ans que je n’avais plus revu un policier sur le trottoir. Et c’est parce que le commissaire a eu un bonus [en matière d’effectifs] qui va être renforcé ce qui lui permet de remettre en place les fameuses BST, des policiers sur le terrain. C’est un élément dissuasif, un élément pour ceux qui veulent vivre normalement dans l’espace public 42.
Ce discours du maire met en lumière la coalition des intérêts qui se forme entre les habitants chinois et la municipalité face à un État auquel il est reproché d’avoir abandonné ces territoires. Le maire et le commissaire appellent par ailleurs les nouveaux interlocuteurs que constituent les représentants de l’association de résidents à coopérer davantage en leur faisant remonter des informations et en servant de relais auprès des habitants.
Au fil des rencontres entre les représentants de l’association et les pouvoir publics, la perception des rapports interethniques s’oriente ainsi progressivement vers d’autres problématiques plus sociales : celle de la délinquance juvénile et celle de la démission des bailleurs sociaux dans la gestion des copropriétés, notamment de la cité HLM. Bien que les agressions soient un catalyseur pour la création de l’association, ce qui ressort des témoignages des habitants sur les raisons de leur mobilisation est davantage une déception liée au fonctionnement général de ces quartiers, y compris leur expérience avec le service public et leur insatisfaction vis-à-vis des bailleurs sociaux. Le président de l’association dénonce avec ironie l’attitude de laissez-faire du bailleur social qui gère l’immeuble HLM du quartier : « Il y a une ignorance et une inefficacité générales. On est comme des vaches sauvages. Ils nous laissent survivre tout seuls ». « Je ne devrais pas dire ça comme fonctionnaire, mais ici personne ne s’occupe de nous », renchérit la cadre travaillant au cabinet du maire : « C’est grâce à leurs luttes que les gens ont fait bouger les choses 43 ».
Ce ne sont plus les habitants de la cité HLM qui sont accusés d’être non civilisés, mais bien le fonctionnement problématique de France Habitat, le bailleur social : rien n’est fait pour accueillir les nouveaux locataires alors qu’ils auraient particulièrement besoin d’être soutenus, dans un contexte où la « rotation des locataires est spectaculaire ». De la même façon, alors que les parkings sous les copropriétés sont devenus des zones de non-droit et ont été fermés, leur rénovation tarde à venir. Des « diagnostics en marchant » ont été réalisés auprès des habitants dans le cadre d’un nouveau projet de rénovation urbaine, mais ces derniers ne veulent plus se contenter d’une consultation et exigent une véritable concertation : en tant que copropriétaires, ils veulent accéder à l’information à toutes les étapes et pouvoir participer à l’élaboration du projet. La mobilisation ethno-centrée du départ s’élargit donc à un double niveau : par la participation plus active d’autres habitants français et par le déplacement du problème de la sécurité à la question des droits des propriétaires et des locataires face aux bailleurs ainsi qu’aux décideurs en charge des plans de rénovation urbaine.
Le problème de la délinquance juvénile est également appréhendé à partir d’une nouvelle dimension : la question de l’éducation.
Pourquoi les jeunes adolescents traînent dans la rue tous les soirs ? En Chine, tu ne vois jamais ça. Les parents s’occupent de leurs enfants et les empêchent d’avoir des mauvaises fréquentations. C’est parce qu’ils ne sont pas aimés qu’ils deviennent délinquants. Si leurs parents n’ont pas le temps de s’en occuper, il faudrait qu’on trouve des moyens pour les sauver 44.
Selon ces propos, au lieu d’expliquer les raisons des conflits de voisinage par le biais de la différence ethno-raciale ou culturelle, les habitants changent en partie leur regard pour rattacher la cause de délinquance à un manque d’accompagnement lié aux difficultés socio-économiques des parents. Ce nouvel angle d’analyse permet ainsi aux habitants de changer leurs stratégies de l’auto-défense à la démarche de dialogue et d’échange.
Juillet 2017, un an après l’événement marquant de l’attaque aux feux d’artifice qui avait visé un immeuble d’un autre quartier habité majoritairement par des familles d’origine chinoise, les membres de l’association décident d’élargir les fonctions de cette dernière. Outre des cours de français destinés aux habitants chinois, ils ouvrent, avec le soutien de la mairie, un cours d’arts plastiques destiné à tous les enfants du quartier, y compris les enfants non chinois résidant dans l’immeuble HLM à côté. Un des membres du bureau de l’association décrit cette démarche comme une prévention de la délinquance :
Si leurs parents sont trop débordés pour les éduquer, on peut prendre une partie de la responsabilité pour aider ces jeunes. Mais il faut commencer ça tôt. Pour ceux qui sont au collège et commencent à entrer dans la culture de gang, il est déjà trop tard. On peut commencer par les tout petits. De toute façon, ils vont dans la même école que ma fille, ils viennent parfois chez nous aussi 45.
L’enrichissement culturel offert à tous les enfants du quartier vise également, à travers ces échanges renforcés et ces pratiques communes, à lutter contre la formation de préjugés et stéréotypes racistes à l’égard et au sein de chaque communauté.
L’éducation civique doit commencer dès le plus jeune âge. Une personne en primaire qui dit que quelqu’un mange du chien, c’est son entourage, alors qu’ils sont eux-mêmes victimes de racisme. Comment quelqu’un qui est victime du racisme peut être raciste envers d’autres 46 ?
Devenus des acteurs engagés au sein de leur quartier, les habitants de l’association espèrent ainsi changer l’image des Chinois ou Asiatiques. De la même façon, en travaillant auprès des jeunes du quartier, ils espèrent que la prévention de la délinquance changera l’image négative à l’égard de ces derniers et les amalgames racistes.
Des fois, il faut doubler d’effort pour que le marché de l’emploi nous accepte. On va pas s’en sortir si on dit que c’est la faute de la société. Tous les jeunes, même si c’est pas vrai, c’est aussi une image négative pour eux plus tard. Quand il a agressé cette personne, cette personne a vu ton visage, je perds la confiance dans les personnes comme toi, peut-être il faut une vie pour reconstruire cette confiance, donc ça confirme l’amalgame, donc ils ne savent pas que c’est toute l’image qu’ils ont détruit, même s’ils ne se considèrent pas comme une communauté 47.
Reconnaissant les contraintes socio-économiques des parents des familles habitant dans l’immeuble HLM, les membres chinois et du sud-est asiatique de l’association abandonnent graduellement les propos essentialistes qui désignaient les délinquants juvéniles uniquement par leur origine ; au contraire, les discussions avec les pouvoirs publics et la médiation d’associations permettent d’estomper l’appartenance ethno-raciale et invitent les habitants à améliorer la cohabitation. De même, une autre idée frappante issue de la discussion collective est la volonté d’embellir leur immeuble. Lors de la même réunion collective avec la participation de leur gardienne d’origine brésilienne et les deux membres français du bureau, ils ont décidé de réaliser une fresque sur une partie de l’immeuble en invitant chaque habitant à peindre et réfléchissent aussi à organiser une activité ludique pour les enfants et les parents autour du tri des déchets. « On veut qu’on se sente content et fier d’habiter ici » souligne la gardienne avec sourire et détermination. Dès lors, le prisme ethno-racial s’assouplit et est remplacé par une focale sur la cohabitation à l’échelle du parc résidentiel et du quartier. Si cet engagement local à dimension éducative et sociale des habitants, associé à des actions conjointes avec la mairie et d’autres associations, contribue à transformer les perceptions des habitants d’origine chinoise et du sud-est asiatique, la question de ses effets à moyen terme sur les rapports inter-ethniques dans le quartier et dans la ville demeure en suspens et nécessitera d’autres enquêtes.
Conclusion
Ce chapitre analyse l’évolution et les conséquences des mobilisations des habitants chinois et du sud-est asiatique dans un quartier populaire de La Courneuve en Seine-Saint-Denis. À travers l’étude du problème de la violence et du racisme anti-asiatiques dans ces quartiers populaires, il révèle de nouveaux mécanismes intersectionnels de ségrégation encore peu étudiés : inégalités sociales, ethno-raciales et ségrégations spatiales.
En retraçant dans un premier temps l’histoire de l’arrivée de populations d’origine chinoise et du sud-est asiatique dans cette banlieue populaire et immigrée, il montre la conjonction entre une offre privée de logements favorisée par les politiques de mixité sociale et une demande croissante de logements de la part de migrants chinois. Arrivés en France dans les années 1990 et 2000, ces habitants d’origine modeste sont progressivement repoussés hors de Paris en raison des prix de l’immobilier et vont, pour une partie d’entre eux, accéder à la propriété privée dans la ville de La Courneuve qui propose des prix immobiliers plus abordables pour ces ouvriers et employés. Pourtant, cette accession à la propriété privée, gage d’une mobilité sociale ascendante, produit des phénomènes de concentration spatiale de ces familles d’origine asiatique, à la source de difficultés de cohabitation avec d’autres groupes de population.
Contrairement aux discours souvent essentialistes et racisants qui conçoivent les populations chinoises ou asiatiques comme vivant au sein d’une communauté fermée, dans une logique d’entre-soi, le chapitre montre dans une seconde partie que ce sont les vols et les agressions violentes auxquels sont confrontés les habitants vus comme « chinois » ou « asiatiques » qui favorisent les liens entre ces habitants qui avaient peu de relations de voisinage auparavant. Cette situation structurelle et multifactorielle est la principale cause de la formation d’une minorité ethno-spatiale au sein du quartier. Les ressorts de cette mobilisation collective ethno-centrée ne résident donc pas dans l’existence d’une « communauté » qui serait formée ex ante mais trouvent leur racine dans les préjugés à l’égard de ces populations, notamment la « richesse » supposée des « Asiatiques » et leur vulnérabilité liée à des handicaps linguistiques et autres. Ces préjugés sont loin d’être le monopole des jeunes délinquants et sont partagés par une grande partie de la population non asiatique, y compris par les forces de police et des responsables politiques.
Paradoxalement, la mobilisation collective des habitants d’origine chinoise et du sud-est asiatique ne produit pas non plus de « communautarisme » et une logique d’enfermement sur soi. Au contraire, dès le début de l’action collective, des habitants français participent aux réunions en soutien aux habitants asiatiques et sont impliqués dans la création d’une association de résidents du quartier. Les rencontres avec les pouvoirs publics, la mairie, l’État par le biais du délégué du préfet à La Courneuve ainsi que le commissaire contribuent également à inclure ce collectif d’habitants au sein de l’écosystème politique et associatif de la ville. Alors que beaucoup d’habitants ont rejoint la mobilisation dans une démarche ethno-centrée, les pratiques de mobilisation ont ainsi pu les amener à s’engager dans des luttes urbaines et même établir des liens avec d’autres minorités racisées notamment par le biais d’actions associatives conjointes.
Du côté des pouvoirs publics, en particulier de la mairie et de la police, l’identification d’interlocuteurs privilégiés, c’est-à-dire de « représentants d’une communauté », formalise les interactions et favorise la reconnaissance de la légitimité de cette association. Les demandes de sécurité des populations d’origine chinoise et asiatique trouvent un écho positif, aboutissant à la formation d’une coalition d’intérêts qui exerce une pression sur l’État, accusé d’avoir abandonné ces territoires. La valorisation de la présence chinoise à La Courneuve s’inscrit dans le projet de « Ville Monde » du maire, une réponse encore balbutiante au double défi de la cohabitation de plus de 100 nationalités dans la ville et de la concentration de populations fragiles économiquement et socialement.
Au fil des rencontres entre les représentants de l’association et la municipalité, la démarche initiale, ethno-centrée et sécuritaire, s’enrichit d’éléments plus inclusifs et sociaux. Avec le soutien de la mairie, les habitants utilisent le local en bas de leur immeuble, transformant leurs patrouilles dissuasives du soir en des moments de sociabilité plus conviviaux. Les cours de français pour les primo-arrivants visent à favoriser une meilleure intégration de ces populations, tandis que les cours d’arts plastiques ouverts à tous les enfants du quartier participent à construire des liens entre différents groupes ethniques et à atténuer les préjugés racialistes réciproques.
L’interprétation des problèmes et de la violence du quartier se transforme au cours de ces actions communes : ce n’est plus l’origine des délinquants qui est la source du problème, mais plutôt les difficultés socio-économiques de certaines familles, livrées à elles-mêmes par les diverses administrations en charge de leur logement et de leur situation. Face à la délinquance juvénile et au racisme, l’éducation apparaît aux yeux des habitants engagés dans leur quartier comme un vrai rempart. « Sauvez les enfants ! » disait l’écrivain chinois Lu Xun dans le Journal d’un fou 48. Un siècle après, ces mots trouvent un lointain écho dans une banlieue rouge de Paris...