10 février 2011, Métro Belleville, Paris. Sur le terre-plein central du boulevard de la Villette, une foule de gens est assemblée pour assister à la troisième édition de la fête du Nouvel An chinois à Belleville. Après quelques performances folkloriques, une chorale monte sur la scène. Parmi la vingtaine de membres de la chorale, tous habillés en noir, seulement environ cinq personnes sont d’origine asiatique. Guidée par le directeur de la chorale, un homme blanc aux cheveux poivre et sel, le groupe délivre une série de chansons : « Stand by me », « We will rock you », … jusqu’à la chanson utopiste de John Lennon, « Imagine ». Malgré le beau message de la chanson, le public, composé de nombreuses familles asiatiques, ne semble pas en comprendre la beauté et commence à quitter la place. Dans le froid de février, ces paroles utopistes ressemblent davantage à une projection qu’à une réflexion sur la réalité du vivre-ensemble à Belleville.
Dans cette scène de festivités, il n’est pas anodin que les organisateurs du festival — les commerçants chinois de Belleville et les mairies d’arrondissement — aient choisi la chanson « Imagine » pour incarner cette fête. Situé au croisement des Xe, XIe, XIXe et XXe arrondissements de Paris 1, Belleville est l’un des quartiers emblématiques de la gentrification dans le nord-est de Paris. Depuis les années 1990, ce quartier à forte concentration de population immigrée a vu l’arrivée d’une couche d’habitants de classe moyenne, forgeant un ordre symbolique que Patrick Simon a appelé « la société partagée », c’est-à-dire un quartier mosaïque où différents groupes ethniques « cohabitent dans des mondes séparés et fermés qui coexistent côte à côte mais qui ne se mélangent pas ». Or, si les mairies d’arrondissement et les habitants du quartier se contentent de mettre en avant le récit cosmopolite du quartier, celui-ci a été mis à mal par la manifestation des populations chinoises à Belleville en 2010. Juin 2010, après une fusillade entre un homme chinois et trois adolescents ayant commis un vol lors d’une fête pour un mariage chinois, plus de 20 000 personnes chinoises ont marché dans la rue afin de dénoncer l’insécurité dont elles sont les principales victimes. Un an après, suite à l’agression d’un restaurateur chinois qui le plongea dans le coma, une manifestation portant les mêmes revendications se reproduit, mais cette fois au centre-ville de Paris, de la Place de la République à la place de la Nation.
Si ces deux actions collectives ont été déclenchées dans des circonstances similaires, à savoir des agressions et des conflits intercommunautaires lors de fêtes de mariage chinois à Belleville, leurs mots d’ordre et leurs conséquences diffèrent. En 2010, le rassemblement s’était limité au quartier de Belleville à proximité du boulevard de la Villette. Les slogans et les pancartes étaient surtout en chinois — on y avait même vu des drapeaux chinois — et la manifestation s’était terminée violemment par une confrontation féroce avec la police sous l’œil navré d’une banderole où était inscrit « Non à la violence, sécurité pour tous ». Ce dimanche de 2011, la foule avance, de République à Nation, suivant l’itinéraire classique des manifestations parisiennes, les slogans et les banderoles sont tous en français, et ce sont les drapeaux français qui sont arborés. En somme, alors que la première manifestation de 2010 ressemblait à une action collective de Chinois d’outremer résidant en France, celle de 2011 affiche manifestement un désir d’appartenance et la volonté de la population chinoise de s’inscrire dans le paysage politique de la diversité française. Comment expliquer la transformation du modèle d’organisation et des mots d’ordre au bout de douze mois ?
Ce chapitre vise à analyser ce processus d’ajustement aux normes françaises de citoyenneté et d’action collective en mettant l’accent sur le rapport entre le commerce ethnique et le contexte urbain. En analysant l’évolution du mode de mobilisation face au problème public de l’insécurité ainsi que les alliances politiques tissées au cours de ce processus, nous avançons que le commerce ethnique (en l’occurrence, les commerces alimentaires, coiffeurs et services de mariage gérés par les entrepreneurs asiatiques) est un vecteur de l’intégration locale dans un quartier marqué par une « superdiversité ».
Cette analyse contribue aux études contemporaines de sociologie urbaine en faisant dialoguer deux champs : celui sur la gentrification et celui sur la (super)diversité. Des États-Unis à l’Europe, les études sur la gentrification soulignent toutes à quel point l’arrivée d’une nouvelle couche d’habitants transforme le paysage commercial, favorisant souvent les commerces de proximité qui correspondent aux critères esthétiques des classes moyennes voire supérieures 2. Dans ce processus, les commerces ethniques gérés par des entrepreneurs immigrés occupent une position ambiguë : d’une part, ils sont considérés comme indésirables par les pouvoirs publics et par les habitants gentrificateurs, faisant l’objet d’expulsion ou de répression 3 ; d’autre part, ils font aussi l’objet d’une « romantisation » pour satisfaire le besoin d’ambiance exotique des habitants ayant souvent une expérience du cosmopolitisme 4.
Après une analyse des récits biographiques des entrepreneurs chinois à l’origine d’une « Chinatown bis » à Belleville, le chapitre présentera les contextes et les organisations des deux manifestations ainsi que les changements de paysage urbain qui ont eu lieu entre temps. Entre les deux mobilisations se forme non seulement un répertoire d’action communautaire au sujet de l’insécurité, mais aussi un sentiment d’appartenance transformant les « Chinois à Paris » en « Chinois de Paris » en tant que sujet politique pour réclamer leurs droits de citoyens, manifestant par là un acte de citoyenneté 5 pour ces commerçants immigrés.
De Wenzhou à Belleville : la formation d’une enclave ethnique
Quartier traditionnel d’accueil pour les étrangers primo-arrivants, c’est dans les années 1980 que l’on commence à observer l’arrivée de commerces asiatiques, lorsque trois restaurants et des commerces d’alimentation ouvrent rue de Belleville et boulevard de la Villette. Ces commerçants ont été attirés par le prix avantageux des fonds de commerce et par le nombre de réfugiés asiatiques arrivant parfois grâce à l’aide publique au logement. Dans une certaine mesure, le développement de Belleville est la réplique du modèle de développement du triangle de Choisy, dont l’espace commercial est déjà saturé au début des années 1980. L’accroissement de la communauté Wenzhou peut être perçu comme une extension de celle qui existait déjà à Arts et Métiers et qui constituait, dans les années 1980, une enclave ethnique importante spécialisée dans la maroquinerie. L’amplification de la vague d’immigration en provenance de Wenzhou 6 contribue à la croissance d’autres types de commerce qui visent les clients communautaires, tels que l’épicerie asiatique, le bazar, la boutique de vêtements et de chaussures, etc.
Ce n’est que dans les années 1990, lorsque la vague d’immigrés de Wenzhou s’intensifie et que le nombre des habitants chinois à Belleville augmente, que plusieurs commerçants de Wenzhou arrivent pour y ouvrir des commerces destinés aux clients chinois, construisant peu à peu une enclave ethnique. Entre 1990 et 1995, cinq commerces ont ouvert : deux supermarchés, deux « cantines » et un fleuriste. Le prix abordable de l’immobilier et la proximité avec le quartier des Arts et Métiers, lieu de travail de nombreux immigrés chinois, ont fait de Belleville un autre Chinatown. Depuis 1995, la vague d’émigration de la jeunesse de Wenzhou vers Paris atteint un sommet et la tendance est à l’installation près de Belleville ; la boutique de Su Xinghe devient le premier choix pour fleurir les banquets de mariage. Selon Su, entre 1995 et 2000, la période la plus active, il a dû assurer parfois jusqu’à 500 commandes par an, rien que pour les mariages.
Bien que les catégories de commerce soient fortement caractéristiques du « commerce de proximité 7 », les commerçants de Wenzhou à Belleville jouent moins le rôle de « minorité intermédiaire » que les commerçants indochinois du quartier. De la carte des menus dans les restaurants jusqu’au style des photos de mariage proposées dans les boutiques, les commerçants ont tendance à suivre la mode de la Chine continentale pour attirer les consommateurs chinois plutôt que de « faire avec » le goût des clients français, ce qui limite la communication avec les habitants « non-Chinois » du quartier.
L’un des meilleurs exemples est le développement d’un secteur spécialisé dans l’organisation des mariages dont fait partie Su Xinghe. Depuis l’ouverture de sa boutique, Su a largement bénéficié de l’arrivée des jeunes de Wenzhou qui se sont mariés et ont fait prospérer ce nouveau secteur. Après s’être familiarisé avec le métier de fleuriste pendant trois ans, il s’est lancé dans la vente de vin rouge haut de gamme et la location de limousines pour augmenter son revenu. L’augmentation du nombre d’immigrés a d’ailleurs poussé l’ouverture d’autres commerces du même secteur, tels que des ateliers de photos de mariage ou des pâtisseries, qui s’adressent essentiellement aux nouveaux immigrés souhaitant se marier selon la mode chinoise.
Les années 1990 étaient vraiment des années de folie. Je me souviens qu’en un an, j’ai fait presque 500 mariages. Il y avait aussi des mois où j’avais 70 commandes en un mois. Dans ce genre de période, on se lève à 5h00 pour acheter les fleurs et on travaille jusqu’à minuit… Une fois ma boutique ouverte, ça a aussi attiré des salons de coiffure, des photographes de mariage ou des boutiques de robes de mariée. C’est aussi grâce à la réputation de ma boutique que le commerce chinois à Belleville s’est développé 8.
Dans les restaurants bon marché, les logiques sont similaires : il s’agit surtout d’attirer les immigrés chinois en s’approchant du goût « authentique » de leur région d’origine et non de s’adapter aux clients français. Comme l’explique Lili Zheng, la jeune patronne du petit restaurant de nouilles Leyun 9, rue de Belleville :
Nous avons beaucoup de gens de Wenzhou, les gens de chez nous. Et comme on vend des nouilles, il y a aussi des clients japonais et coréens. Une fois, deux touristes japonais sont arrivés avec un article de journal en japonais. Notre voisin, Village diaspora, il vend essentiellement des spécialités de Qingtian. Et chez nous, on a des clients français, mais la majorité c’est des gens de Wenzhou 10.
D’après Lili, même si certains clients français viennent par gourmandise, les clients principaux restent les immigrés originaires de Wenzhou et les touristes asiatiques. Elle ne développe pas de stratégie particulière pour attirer les clients français. Cette attitude est encore plus évidente dans le restaurant Le plaisir, situé également rue de Belleville et racheté par Jin-Chang Peng en 2009. Dans ce restaurant, nous trouvons des plats gastronomiques typiques de Wenzhou et d’autres tendances culinaires populaires en Chine comme les plats pimentés du Sichuan et du Hunan. Passionnés par la gastronomie, le gérant et ses deux chefs font régulièrement des essais afin de renouveler leur menu et rentrent même chaque année en Chine pour participer à des concours de gastronomie 11. Aujourd’hui le restaurant est une adresse réputée pour les banquets d’ambassade, les fêtes de mariage et les dîners formels d’expatriés chinois.
Grâce à ces commerces destinés aux consommateurs chinois, le quartier de Belleville se distingue d’autres quartiers par la forte présence des commerces de Wenzhou. Pour les populations chinoises en Île-de-France dont le nombre ne cesse d’augmenter, Belleville est un quartier où l’on trouve les produits de consommation destinés aux besoins quotidiens des immigrés chinois, allant de l’épicerie asiatique au studio de photos de mariage, en passant par l’agence de traduction, l’école de langue française ou les agences de voyages. On trouve également de l’alimentation, de la médecine et de la pharmacopée chinoises, des chaussures importées de Wenzhou et des produits de mariage (robes, gâteaux, etc.). Pour beaucoup d’immigrés chinois de la région parisienne, le carrefour de Belleville est un lieu de sociabilité important et, pour nombre de mes contacts, qu’ils habitent ou non ici, c’est un lieu habituel pour faire les courses et prendre un café avec des amis. Pourtant, alors que ces commerces aux signes identitaires évidents transforment le carrefour de Belleville en une enclave ethnique, le contact entre les commerces chinois et les habitants du quartier demeure en revanche limité. Sous l’apparence d’une proximité spatiale, la structure autonome de la communauté maintient l’unicité ethnique et culturelle, au point que la vulnérabilité des immigrés chinois devient le moteur d’un repli communautaire et renforce le sentiment d’insécurité voire l’hostilité envers les autres groupes ethniques.
Proximité spatiale et distance culturelle
L’histoire de l’évolution des commerces asiatiques du quartier permet de révéler la complexité de ce que symbolise Belleville (美丽城) pour les Chinois en Île-de-France : ceux qui fréquentent le quartier sont non seulement des entrepreneurs et des habitants d’origine chinoise, mais également des immigrés qui habitent d’autres quartiers et se rendent à Belleville pour faire leurs courses, pour rencontrer les amis ou pour participer à des fêtes de mariage. En ce sens, Belleville est un lieu de rencontres, une capitale symbolique pour les Chinois de la région parisienne. Si cette centralité lui a valu le surnom de « Chinatown bis de Paris », elle a également renforcé l’image d’une communauté repliée sur elle-même et entériné la distance sociale avec d’autres groupes du quartier. En effet, l’émergence rapide des commerces de Wenzhou et leur autonomie ont engendré de la méfiance globale envers les commerçants chinois considérés comme des « envahisseurs », contribuant à la généralisation de rumeurs telles que « les Chinois vont racheter tous les fonds de commerce » et donnant l’impression d’une communauté riche mais fermée. Une assistante sociale à Belleville témoigne ainsi :
Je pense que pour les gens qui sont socialement pas trop mal insérés, ils ont une image plutôt positive des immigrés chinois. À l’inverse, ceux qui sont dans de grosses difficultés vont insister sur le fait que c’est une population qui reste entre soi. Il y a une communauté, c’est difficile d’entrer en contact. Et peut-être parfois il y a aussi une certaine jalousie du fait que certains deviennent des commerçants alors qu’ils ne sont pas là depuis très longtemps 12.
Les commerces chinois sont ainsi parfois la cible de reproches et de critiques. Cette hostilité due au manque de communication est encore renforcée par l’habitude d’utiliser et d’effectuer des transactions en argent liquide. Comme le décrit Arthur Xi avec ironie :
Quand on a ouvert ce magasin en 1990, il y avait déjà des conflits. À l’époque, ils [les jeunes du quartier] regardaient trop les films de kungfu et croyaient que tous les hommes chinois savaient se battre, donc ils n’ont agressé que des femmes. Petit à petit, ils ont commencé à voler tout le monde, et ça a empiré. Il y avait une période où c’était à la mode de voler les voitures au feu rouge, et ça a largement découragé les gens de venir faire les courses ici 13.
Venant d’un milieu rural où les habitudes d’échanges de monnaie restent relativement courantes, la plupart des immigrés chinois sont peu habitués à utiliser des cartes bancaires. Ainsi, avec la présence d’argent liquide souvent liée aux fêtes de mariage, les Chinois sont devenus les « cibles » fréquentes de vols et d’agressions, et la réticence à porter plainte ne fait que renforcer le phénomène 14. Plusieurs commerçants chinois soulignent que les agressions constituent un problème récurrent depuis leur installation dans le quartier.
Du témoignage d’Arthur Xi ressort la distance sociale et culturelle entre les commerçants et les jeunes adolescents non-chinois du quartier. Bien qu’ils vivent dans le même espace, les jeunes ne peuvent imaginer les Chinois qu’à travers les stéréotypes des films de kungfu, signe de leur manque de communication quotidienne, ce qui provoque de l’hostilité et des agressions. Le sentiment d’impuissance des Chinois est renforcé par l’isolement. Durant mon enquête, je me suis rendue compte peu à peu qu’à Belleville, les agressions qui visent les Chinois sont un fait notoire, dont tout le monde est conscient, mais qui persistent sans que personne ne réagisse.
Au-delà du renforcement du fantasme et des stéréotypes, le maintien de l’ordre ségrégué basé sur la « société partagée » consolide l’indifférence intergroupe et alimente le sentiment d’insécurité et d’impuissance des immigrés chinois à Belleville. Mme Lévy, professeur de littérature installée à Belleville, n’hésite pas à admettre qu’elle « entend des choses depuis pas longtemps », car une de ses amies, manucure d’origine vietnamienne qui travaille à Belleville, a été agressée à cause de son physique asiatique. « Mais ils agressent les petites dames [blanches] aussi… », déclare-t-elle avec un léger étonnement, sans s’indigner ni se sentir plus concernée que cela. De son côté, M. Ngo, pharmacien d’origine cambodgienne qui exerce le métier depuis 2004, répond à la question de manière détachée :
Oui, on sait qu’il y a des agressions, mais c’est aussi parce qu’ils ont de l’argent liquide.
Au fur et à mesure que Belleville devient un quartier de sociabilité pour les immigrés chinois, une population plus vulnérable est touchée par les agressions, celle des migrants chinois sans-papiers qui habitent à Belleville ou qui viennent y faire leurs courses, participer aux fêtes de mariage, ou bien passer à l’agence de transfert de fonds international (Western Union). Pour beaucoup d’immigrés chinois ayant ce profil, sans capacité linguistique et administrativement désavantagés, la peur fait partie de leur vie quotidienne, accompagnée par la souffrance et l’étouffement causés par les conditions de travail difficiles. Dans ce quartier populaire, où la pauvreté est élevée et où les habitants ne partagent pas tous les mêmes trajectoires ou histoires migratoires, cette ambiance de vulnérabilité se traduit souvent par une tension interethnique 15. Par conséquent, les histoires des victimes d’agressions circulent parmi les migrants comme des légendes urbaines et mélangent vrais témoignages et expériences d’agressions.
Comme le montre le témoignage de Jialing, jeune mère arrivée en France en 2004 :
J’aime mon quartier (le XIe arrondissement, près de Bastille) car je me sens en sécurité. Ici ce n’est pas comme le XIXe ou le 93, c’est tranquille ici. Là-bas, il y a trop de voyous ! Quand je suis arrivée en 2001, il y avait quatre femmes qui avaient été enlevées. Ils les ont violées et ont d’abord libéré trois d’entre elles ; la dernière, ils l’ont jetée toute nue dans un terrain de basket. Elle a été tellement traumatisée qu’elle est devenue folle et est restée à l’hôpital psychiatrique depuis. Un autre couple a été emmené en voiture par plusieurs jeunes. Le mari a été forcé de regarder sa femme se faire violer par les autres. C’est effrayant ! 16
La conjonction de l’impuissance et du sentiment d’insécurité — crainte permanente d’être la cible d’une agression — devient par la suite un marqueur de frontière ethnique, poussant les immigrés chinois à maintenir une forte mentalité de repli ainsi qu’un préjugé tenace envers les individus d’autres minorités visibles. Ce sentiment d’insécurité et le désir de protection deviennent alors la base émotionnelle de la manifestation de 2010.
Lutter pour l’unité : manifestation de 2010
Le 1er juin 2010, une bagarre entre un Chinois et un groupe de jeunes du quartier de Belleville enclenche le processus qui débouchera sur la première manifestation. Ce soir-là, à la fin d’une fête de mariage, plusieurs invités chinois se sont vu arracher leur sac ou leur smartphone par un groupe de jeunes du quartier. Ayant entendu les appels au secours, A-Wu, un jeune homme chinois embauché par une entreprise de transport, sort de la salle des fêtes avec plusieurs invités et tire avec un pistolet sur les agresseurs. L’un des assaillants est gravement blessé au genou. Suite à la bagarre, A-Wu est immédiatement arrêté par la police. Si les vols sont fréquents dans la vie quotidienne du quartier de Belleville, l’arrestation de ce jeune homme chinois à cause d’un conflit d’ordre ethno-racial a renforcé le sentiment d’injustice préexistant parmi les populations chinoises. Par conséquent, l’arrestation d’A-Wu devient l’étincelle d’une action collective pour demander justice.
Dans un premier temps, de nombreux internautes ont partagé leurs expériences d’agressions et leurs sentiments de menace quotidienne sur Huarenjie, le forum de discussion le plus important pour les immigrés chinois en Île-de-France. Par la suite, A-Wu a été décrit comme un martyr défendant la dignité des Chinois face aux autres communautés. Le sentiment d’injustice s’est élargi et a conduit à un appel pour une action collective en vue de sauver le héros A-Wu. En une nuit, des centaines d’appels similaires sont publiés en ligne réclamant de « sauver notre héros A-Wu ». Le 3 juin, deux jours après la fusillade, un post intitulé « Lettre ouverte à tous les présidents d’association de commerçants chinois en France » attire particulièrement l’attention des internautes.
J’admire notre héros qui défend nos droits et notre dignité. Nous devons être solidaires et nous mobiliser pour lui ! Ainsi, je pense que c’est une bonne occasion pour toutes les associations chinoises en France de se réunir et de réagir. Depuis longtemps, pour nous, vous, les présidents d’association, vous avez été tous débordés. La plupart du temps, vous profitez des banquets et de vos maîtresses, mais nous ne voyons jamais vos contributions à l’intérêt commun des Chinois de France. Ainsi, je pense sérieusement que, si vous voulez changer votre image, c’est maintenant le moment ! Les héros n’émergent que dans les époques chaotiques. Pourquoi ne pas profiter de cette occasion et vous organiser ?
Contrairement à la perception courante des immigrés chinois comme une communauté organisée et solidaire, ce post dénonce la vie privilégiée d’une « classe d’élites » — à savoir les présidents d’associations de commerçants — parmi les immigrés chinois. En appelant à une action concrète de la part de ces présidents afin de souder la communauté, cette lettre ouverte transforme le sentiment d’injustice, suite à l’affaire d’A-Wu, en une volonté collective d’action protestataire sur la situation générale des Chinois. En une nuit, plus de trois mille personnes ont répondu, dont la plupart font écho à la critique du « manque de responsabilité sociale » des associations de commerçants. Dans une telle conjoncture, l’indignation liée à l’affaire d’A-Wu s’articule au sentiment d’impuissance qui règne sur leur quotidien et fait naître un « moment communautaire », où les immigrés précaires cherchent à construire une solidarité collective capable de faire agir la communauté chinoise que la classe des élites est sommée de prendre en charge.
Les émotions suscitées par les discussions sur le forum de Huarenjie créent une pression sans précédent sur ces « leaders communautaires » chinois ainsi que sur les pouvoirs publics, y compris les mairies d’arrondissement autour de Belleville, la préfecture de police de Paris et l’ambassade de Chine. Dans les jours qui suivent, deux groupes se mobilisent : d’un côté, les associations représentant les commerçants chinois (qui s’organisent en collectif pour préparer la manifestation) et, de l’autre, d’autres associations françaises ou franco-chinoises de Belleville. Alors que l’idée d’organiser une action collective pour publiciser la colère des habitants chinois se concrétise, deux approches entrent en conflit. D’une part, les mairies socialistes voisines de Belleville et les associations franco-chinoises préconisent la prévention et considèrent l’agression comme un problème social. De l’autre, les associations de commerçants, proches de l’ambassade de Chine, ont plutôt une vision ethno-raciale de l’insécurité et considèrent les Chinois de Belleville comme des victimes. Par ailleurs, le lien politique qui relie les associations des commerçants et l’ambassade de Chine intensifie le conflit entre ces deux interprétations de la fusillade, rendant la collaboration difficile. Les mairies socialistes et les associations franco-chinoises entretiennent une image « multiculturelle » du quartier et perçoivent la population chinoise comme faisant partie du melting pot, une « population immigrée à Belleville » comme une autre. L’ambassade de Chine entend quant à elle assurer la sécurité de ses ressortissants — en même temps que leur contrôle via les associations — mais elle étend également son action à tous les Chinois de la diaspora au sens ethnique du terme (huaren). Il existe donc deux contradictions : la première intervient entre ces deux perceptions des ressortissants chinois, et la seconde entre les deux manières d’interpréter le problème de l’insécurité à Belleville. Ce double conflit devient inextricable durant la préparation de la manifestation.
D’après Huiji et Huarenjie, deux associations habituées à aider les immigrés précaires, les agressions à Belleville sont avant tout un problème dû à la délinquance juvénile et à l’échec du vivre-ensemble. Ainsi, au lendemain de la fusillade, ces deux associations proposent déjà une manifestation à l’ensemble des associations de Belleville en collaboration avec des associations françaises anti-racistes et pour la protection des droits de l’homme (Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples - MRAP, SOS Racisme, Ligue des droits de l’Homme - LDH, etc.), afin de rendre visible la vulnérabilité des immigrés chinois et d’appeler à la solidarité avec les victimes 17.
De leur côté, les associations de commerçants chinois sont représentées par l’Association de Résidents Chinois en France (ARCF) qui, fondée en 1949, est la plus vieille association de commerçants chinois en France. Elle est considérée comme le porte-parole de l’ambassade de Chine à Paris. Avec son soutien, elle insiste sur la vision ethno-raciale du problème de l’insécurité et souhaite une manifestation ne regroupant principalement que des ressortissants chinois. L’acteur-clé est Song Gang, gérant d’un supermarché asiatique à Belleville et vice-président de l’ARCF qui supervise le « collectif de la manifestation du 20 juin » rassemblant six associations de commerçants. Il n’hésite pas à comparer la manifestation de Belleville à celle du 19 avril 2008 relative au conflit diplomatique entre la Chine et la France suite aux émeutes de 2008 au Tibet — une manifestation motivée par le patriotisme de plusieurs associations de commerçants et d’étudiants chinois à Paris. Voici comment Song expose la raison pour laquelle il a appelé à organiser la manifestation :
J’avais déjà l’expérience d’organiser de telles activités. Grâce à l’organisation de la manifestation du 19 avril 2008, nous avions déjà accumulé de l’expérience pour ce genre d’activités. Le problème principal des associations chinoises c’est que nous manquons de leaders qui ont du courage et des idées. Quand la fusillade du premier juin a eu lieu, j’ai tout de suite vu que c’était une occasion importante. Les balles qui ont été tirées ont réveillé l’ensemble des ressortissants chinois en France ainsi que le gouvernement français 18.
En décrivant la fusillade comme un événement qui « a réveillé les ressortissants chinois et le gouvernement français », Song interprète le conflit urbain de Belleville comme un incident diplomatique, après lequel les ressortissants chinois ont besoin de la protection de l’État chinois. Cela lui permet de construire sa propre légitimité en tant que « leader communautaire » : il cherche à incarner un chef capable d’« organiser et [d’]unir les Chinois », comme le réclame l’auteure du post sur le forum de Huarenjie. En somme, il considère clairement l’affaire comme une opportunité qui lui permet d’accumuler un capital politique personnel.
Outre Song Gang, il faut compter sur un autre personnage-clé dans l’organisation de la manifestation, le seul acteur français du « collectif des 5 » — Georges Pinto, un ancien comptable qui dirige une association d’avocats ayant pour vocation de fournir une aide juridique aux ressortissants chinois 19. Peu familier avec la loi française et les pratiques de la société civile, Song et les commerçants lui confient le soin de déposer la demande de manifestation à la préfecture et de s’occuper de la procédure administrative. En ce qui concerne l’objectif de la manifestation, il tient un discours strictement sécuritaire :
Depuis 30 ans, les politiques n’ont rien fait. Pendant des années, les politiques n’ont rien fait. Nous, on veut que les politiques fassent face à leur responsabilité puisque tous les partis politiques qui sont là depuis 30 ans ont échoué face à la délinquance 20.
Tenant un discours pénaliste qui attribue l’insécurité à un laxisme politique des partis de gauche, il a ensuite écarté les associations franco-chinoises et les mairies socialistes de l’organisation de la manifestation :
Je voulais une manif purement « citoyenne ». Il y a des associations comme le MRAP, SOS Racisme, ce sont les filières, des sous-marins du PS. Huiji ? C’est moi qui leur ai dit : « dehors » 21.
Georges Pinto parvient ainsi à exclure de la manifestation les associations de gauche et octroie une image de victimes aux commerçants chinois, favorisant une vision ethnique du problème. En posant l’insécurité comme une expérience concernant uniquement les Chinois à Belleville, la manifestation du 20 juin 2010 établit une ambiance de « lutte de territoire » entre les Chinois et les autres populations du quartier. Dès le début de la manifestation, la tension est palpable et l’émotion de la foule présage les dérapages futurs, comme on peut le percevoir avec ce slogan qui gagne du terrain « Fan Baoli, Yao Anquan ; Zhongguoren, Yao Tuanjie ! » (Halte à la violence, oui à la sécurité ; les Chinois, soyons solidaires !). La présence massive de ressortissants chinois au début de la manifestation contribue à la formation d’un « moment manifestant 22 », où se crée le sentiment d’un « nous » contre les « autres », accompagné d’une fierté collective. Comme l’a décrit un jeune adolescent présent à cette manifestation :
Au début je ne pensais pas qu’il y aurait tellement de gens. À Belleville, quand j’ai vu toutes ces personnes, j’étais très excité. J’étais très fier ! Je me suis dit : enfin on peut se battre pour que les Chinois soient reconnus ! 23
Ce témoignage illustre le contraste entre le sentiment d’humiliation ressenti au quotidien par les immigrés chinois et la fierté de pouvoir manifester dans les rues de Paris. La barrière linguistique, la situation administrative irrégulière et la couleur de peau constituent des handicaps et le contact avec l’administration française est donc souvent synonyme de frustration ou de crainte, au point que l’étiquette de « Chinois » est couramment vécue comme un signe honteux. Ainsi, la possibilité de manifester sans peur et de revendiquer un droit collectif en tant que « Chinois », de « se battre pour que les Chinois soient reconnus », devient un moment exceptionnel pour ces jeunes. C’est aussi pourquoi, dans ce moment « exceptionnel », les jeunes choisissent de prendre le drapeau chinois afin de souligner leur appartenance nationale, quitte à provoquer les passants d’autres origines ethniques.
L’excitation des débuts de la manifestation contraste radicalement avec la déception et le mécontentement de la fin, et c’est ce qui conduit à l’échauffourée. À 16h00, quand le cortège termine sa marche et occupe massivement le carrefour, l’accumulation des émotions atteint un paroxysme lorsque la foule s’énerve suite à une suspicion d’agression. Selon le reportage du journal Le Monde :
Alors que les participants se dispersaient, des jeunes d’origine maghrébine et subsaharienne ont commis un vol à l’arraché. Les manifestants se sont rués sur eux. Les forces de l’ordre se sont interposées pour éviter le lynchage mais leur intervention a suscité la colère de la foule. Les heurts ont continué jusqu’en soirée : voitures renversées, poubelles incendiées, jets de bouteilles... Des jeunes d’origine maghrébine ont de nouveau été coursés, mais sans motifs apparents 24.
Le témoignage de Mme Dupont, directrice d’une école primaire et habitante de Belleville de longue date, illustre vivement l’idée d’une confrontation d’ordre ethnique :
Cette manifestation m’a beaucoup énervée. Beaucoup. J’ai vu des Chinois mettre le feu à Belleville. Casser des voitures, casser du matériel municipal. Quand ils disent qu’ils aiment Belleville, moi je n’appelle pas ça « aimer Belleville ». J’appelle ça « être des délinquants de banlieue ». Moi ça fait vingt-cinq ans que je suis là, jamais on ne m’a manqué de respect. Là, pour la première fois de ma vie, un Chinois m’a donné un coup de poing. J’ai jamais eu peur de ma vie, mais à ce moment-là, je sentais que si je restais, je serai frappée par terre. Du coup je suis rentrée vite. Et quand j’ai traversé la route, j’ai vu le même homme qui m’a frappée, il était avec une vingtaine d’hommes et ils poursuivaient des petits Africains pour les frapper. C’est la première fois de ma vie, que je me retrouve là, à Belleville, que je ressentais la haine raciale comme ça.
L’explosion de violence en fin de manifestation, mélange d’une « haine » de la police et d’autres groupes ethniques, est comparable aux émotions révélées par les émeutes urbaines de 2005. Cette manifestation a été l’occasion de transformer ce sentiment en exaltation dans l’affirmation de leur origine. Un tel dérapage est la conséquence de la frustration accumulée au quotidien par les jeunes Chinois qui tentent d’affirmer leur présence et leur fierté en tant que Chinois dans cette capitale chinoise symbolique en Île-de-France.
Suite aux impacts directs de la manifestation de 2010, le paysage associatif se reconfigure : dans un premier temps, déçue par le résultat de la manifestation, l’association Huiji décide de cesser son activité. Ensuite, les entrepreneurs de Belleville et les immigrés récemment arrivés se mobilisent chacun de leur côté pour fonder des associations afin de créer des liens avec les institutions françaises.
Réparer la crise de cohabitation
Après la manifestation de 2010, une autre association nommée Association Chinoise pour le Progrès des Citoyens (ACPC) a également rouvert ses portes à Belleville, après plusieurs années d’inactivité, afin de venir enaide aux travailleurs chinois précaires parlant peu le français. L’association a été fondée en 2006 par Ye Wen, un jeune originaire de Qingtian (dans la province du Zhejiang) arrivé à Paris en 1998. Toujours très intéressé par la politique, il a créé l’association en 2006 mais n’a pas pu poursuivre l’activité faute de moyens financiers. Charismatique et éloquent, il réussit à rassembler un groupe de jeunes chinois durant la préparation de la manifestation du 20 juin 2010 et forme un cortège qui manifeste avec le drapeau de la Chine. Selon certains, il joue effectivement un rôle important dans la confrontation avec les forces de l’ordre ce jour-là. La popularité de la manifestation du 20 juin présente une nouvelle opportunité politique pour relancer l’association. Après le rassemblement, il loue un bureau à Belleville et regroupe une vingtaine d’adolescents, la plupart appartenant à la génération « 1.5 », à savoir des jeunes nés en Chine et arrivés en France à l’adolescence, et travaillant en tant que bénévoles.
En 1937, 300 000 Chinois ont été tués par les Japonais. On les a oubliés. En 1990, 6 000 Chinois ont été tués en Indonésie avec plein de femmes violées. On les a oubliés encore facilement. On est méprisés et brimés partout ! En Chine, on est brimés par les compatriotes, ce n’est pas encore très grave ; mais si ici on est brimés par les groupes d’autres ethnies, c’est une insulte à une nation entière. Il faut mettre la pression sur le gouvernement et l’ambassade chinoise pour s’occuper de notre sécurité 25.
Ainsi, en dehors de ses activités routinières d’aide aux immigrés, l’ACPC se mobilise aussi à chaque controverse diplomatique impliquant la Chine pour souligner la défense de la dignité et de la sécurité des ressortissants chinois du monde entier. La première action de ce genre a eu lieu début septembre 2010, suite au meurtre de huit touristes de Hong Kong aux Philippines 26. L’ACPC est allée protester devant l’ambassade des Philippines à Paris avec les slogans : « tous les Chinois du monde sont en deuil » et « condamnez les policiers philippins ».
Les revendications de l’ACPC ne font pas l’unanimité dans le quartier. Certains commerçants n’hésitent pas à les qualifier de « mafia » ; d’autres les considèrent comme des « gauchistes » à cause des propos anti-commerçants de Ye Wen. Pour autant, l’association crée un véritable lieu de rencontres pour les jeunes de la « génération 1.5 » ayant besoin d’un lieu d’appartenance qui les aide à transformer leurs colères en actions collectives visant à aider des compatriotes plus vulnérables qu’eux-mêmes.
D’un autre côté, les commerçants chinois de Belleville se sont également rassemblés pour créer une association soutenue par les pouvoirs publics. Alertées par le manque de communication directe révélé lors de la manifestation du 20 juin 2010, les mairies du XIXe et du XXe arrondissement tâchent de renforcer leurs relations avec les commerçants chinois de Belleville en les incitant à monter une association. Mi-novembre 2010, une association nommée « Association des commerçants bellevillois » annonce sa naissance. Su Xinghe, ce fleuriste que nous avons déjà présenté, est élu président de l’association. Cette dernière se présente comme un outil permettant aux commerçants de faire entendre leurs revendications sécuritaires. Voici comment Mr. Hureau, adjoint au maire du XXe arrondissement, explique que la manifestation de 2010 a fait émerger la nécessité de créer une association de commerçants proche de la mairie :
L’ambassade chinoise souhaite privilégier l’avis des commerçants, nous c’est l’intégration locale des commerçants qui nous préoccupe. Nous ce qu’on veut c’est que les Chinois deviennent, et certains le sont déjà, je ne dis pas français, mais parisiens. Certains, ils se sentent déjà autant Bellevillois que Chinois. Et apparemment ce que l’ambassade chinoise veut c’est qu’ils soient plus Chinois que Bellevillois 27.
Outre l’intervention de l’ambassade de Chine révélée par la manifestation de 2010, les élus souhaitent également prendre la main sur les formes latentes du racisme relatif aux Chinois. Mr Hureau affirme :
En fait, l’autre objectif, c’est que dans ce quartier immigré, les Chinois soient très bien intégrés. Ils sont à la fois très bien intégrés mais à la fois il y a un très fort racisme, qui n’est pas le racisme comme le racisme. Ils ont une bonne image, des personnes qui travaillent, intelligents qui ne posent pas de problèmes de sécurité, mais c’est plutôt une xénophobie. C’est-à-dire que c’est des étrangers, c’est quelque chose d’obscur, autant dire des mafias, avec des éléments réels comme les systèmes de Tontine. Là c’est notre enjeu, parce que nous, on veut que tout le monde vive ensemble 28.
Su Xinghe, élu à la présidence de l’association des commerçants, s’accorde sur cette vision et ce récit officiel d’un Belleville multiculturel. Il décrit ainsi le rôle de l’association :
Notre association est différente des autres associations (de commerçants chinois.) On veut établir de bonnes relations (guanxi) avec d’autres associations, les Arabes, les Juifs, etc., afin de bien gérer le quartier de Belleville. Parce que Belleville est un quartier multi-ethnique. Il n’y a pas que des Chinois. On ne peut pas s’enfermer et il faut s’aider entre nous, qu’ils soient arabes, juifs..., etc. Il faut absolument bien gérer notre relation avec les autres groupes 29.
Tout en soulignant l’intérêt de son association dans le rapprochement avec les pouvoirs publics afin de mieux combattre l’insécurité, il reconnaît tout de même la réalité multi-ethnique du quartier et la nécessité de se rapprocher d’autres populations afin de réduire les agressions ciblant les Chinois. En étant l’interlocuteur privilégié de la mairie, l’association des commerçants est amenée à s’investir dans les activités culturelles du quartier qui ont pour objectif de défendre son image « cosmopolite ». Pour commencer, les membres de l’association ont participé financièrement aux illuminations de Noël en 2010. Cette contribution financière démontre l’investissement des commerçants chinois dans la vie de quartier et leur volonté d’intégration locale. Ils ont aussi participé aux trois jours du festival « Belleville mon amour », festivités qui commémorent le bicentenaire de l’établissement de Belleville. Par la suite, l’association a été amenée à organiser la fête du Nouvel An chinois 2011 dans le contexte de « post-manifestation ».
Comme nous l’avons décrit en début de chapitre, le contenu de ces festivités ne se limite pas aux performances folkloriques chinoises telles que la danse du dragon, l’opéra chinois ou les danses traditionnelles. Au contraire, le programme, nourri par la discussion entre les commerçants chinois et les mairies d’arrondissement, a été construit pour réparer la mémoire de la manifestation de juin 2010. Dans un premier temps, afin de rappeler la vision d’un Belleville multiculturel, Mr Hureau a demandé à l’une de ses connaissances, un musicien irlandais, qui dirige un club de chant, de venir faire un concert. Afin que la représentation corresponde mieux à la composition démographique de Belleville, trois semaines avant la fête, il a confié à un commerçant chinois le soin de recruter des personnes asiatiques pour participer à cette performance. Aussi, afin d’effacer les stigmates visant les habitants chinois à Belleville, une exposition de photographies a eu lieu dans le quartier durant l’ensemble de la période des fêtes. Les portraits de personnes d’origine asiatique, hommes et femmes, jeunes et vieux, ont été exposés, accompagnés de courts récits de vie. En somme, tandis que la manifestation de 2010 dévoilait la vulnérabilité des populations chinoises et leur besoin d’intégration locale, la volonté des commerçants chinois et des mairies d’arrondissement de réparer ces traumas a contribué à une festivité chinoise « alternative » distincte de celles ayant lieu dans les autres quartiers chinois en Île-de-France (Aubervilliers, Arts et Métiers, XIIIe arrondissement, etc.) qui se focalisent généralement sur les symboles chinois traditionnels.
En contrepartie de l’intervention des commerçants chinois dans la vie du quartier, la préfecture de police de Paris s’investit davantage dans des mesures préventives. Elle a créé par ailleurs un comité de pilotage sur l’insécurité, facilitant les rencontres régulières avec les commerçants. Une brigade spécialisée (la Brigade anti-criminalité, BAC) est aussi attribuée pour renforcer les patrouilles sur la rue de Belleville où se concentrent les commerces chinois. Bien que ces mesures n’aient pas endigué complètement les délinquances dans le quartier — en 2011, une situation similaire de vols violents s’est à nouveau produite, incitant les populations chinoises à refaire une manifestation —, ce travail préalable d’intégration locale a encouragé les manifestants à choisir un cadrage différent de celui de 2010.
Lutter pour la reconnaissance : la manifestation de 2011
Au printemps 2011, Ye Wen de l’ACPC a déposé une demande de manifestation pour fêter en juin l’initiative de l’année précédente et rappeler la persistance des vols à Belleville. De peur de voir se répéter les débordements, la majorité des associations, y compris celle des commerçants de Belleville, n’était pas favorable à cette proposition. Or, un événement va changer la donne. Le 30 mai 2011, Hu Jianmin, un jeune restaurateur, tombe dans le coma suite à une agression. Comme en 2010, les internautes s’indignent de la persistance des attaques visant la population chinoise et appellent à une nouvelle manifestation. Cette fois-ci, en raison de l’échec embarrassant de la précédente manifestation, l’ambassade de Chine et l’ARCF décident de ne pas participer. C’est ainsi l’association des commerçants bellevillois qui prend en charge l’organisation matérielle de ce rassemblement en collaboration avec de jeunes chinois.
Su Xinghe décrit la motivation d’organiser la manifestation :
Deux agressions ont eu lieu à Belleville fin mai. Le 30, Jianmin est blessé dans l’agression. Ensuite, dans la nuit du 31, un commerçant qui travaille à Aubervilliers est agressé dans le parking du Bas Belleville quand il rentre chez lui. En seulement une minute, on l’a agressé, volé et blessé gravement au pied. Cette vitesse a prouvé que les agresseurs avaient tout planifié leur acte auparavant. En tant que président de l’association de commerçants de Belleville, c’était relativement choquant, voire humiliant pour moi.
L’idée de manifestation étant lancée, un groupe de jeunes Franco-Chinois rassemblant les salariés de Huarenjie, les anciens militants de Huiji, ainsi que les membres de l’Association des Jeunes Chinois de France 30, tous issus de la seconde génération et parlant couramment le français, se sont réunis pour organiser la manifestation. Un membre de l’AJCF devenu porte-parole de l’événement décrit l’esprit de ces jeunes :
On sait que pendant la réunion de l’année dernière, il y avait des choses qui se sont très mal passées, donc il va falloir changer la donne. C’était trop communautaire, donc on a voulu changer d’esprit.
Si l’enjeu de la manifestation de 2010 a été de souder la communauté et de rendre les pouvoirs publics conscients des vols visant les Chinois, selon ces jeunes, celui de 2011 est d’améliorer la représentation de la population chinoise à l’égard de la société majoritaire. Cette volonté de « changer la donne » et de modifier l’image « communautaire » de la manifestation s’exprime par l’effort qui est fait d’intégrer la devise républicaine et de s’exprimer en français. Le dimanche 21 juin 2011, sur la place de la République, on retrouve une foule agitant le drapeau français ou tenant des pancartes et des banderoles indiquant : « Stop Agression ! », « La sécurité est un droit ». À 14h00, le cortège s’engage sur le boulevard Voltaire, prenant la direction de Nation. Guidée par un petit camion, la foule en marche scande, bonne élève : « Liberté ! Égalité ! Fraternité ! Et… Sécurité ! ». Les femmes et les adolescents sont en grand nombre. Contrairement à la colère de 2010, l’ambiance de cette deuxième manifestation est bien plus apaisée et prudente, ce qui l’amène à se terminer pacifiquement place de la Nation.
Vue de l’extérieur, la préfecture de police de Paris a considéré cette manifestation comme une action « réussie », pour reprendre le terme d’une employée au service des renseignements :
Une manifestation ne peut être efficace que si c’est une manifestation réussie. La première manifestation n’avait fait qu’attirer l’attention des journalistes, alors que la deuxième manifestation a réussi à faire passer un message 31.
Une manifestation est une épreuve d’intégration civile, la réussite de ce deuxième rassemblement semble un « rattrapage » de l’échec de l’année 2010. Ce constat rejoint la perception des acteurs chinois ayant organisé la deuxième manifestation. Malgré des revendications similaires et une présence tout aussi « communautaire », la rhétorique républicaine et l’expression pacifique ont justement permis de changer l’image de la communauté. La mobilisation a par ailleurs interpellé le monde politique et fait venir le ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, pour organiser une réunion publique avec les commerçants.
Pour Su Xinghe, tout à la fois témoin et acteur politique de ce processus, le retour positif de ce rassemblement renforce aussi sa conviction de la supériorité du régime démocratique français. Il évoque ainsi la mission historique des associations qui doivent travailler pour que les Chinois s’intègrent en France :
La manifestation est un symbole d’intégration à la société française. En manifestant, on se défoule et on fait connaître le mécontentement. Si on ne se défoule pas, ça pourrait créer des problèmes ! Dans ce sens, le gouvernement français est très intelligent. Il te laisse crier, et ensuite tu peux rentrer chez toi. Nous les associations, nous devons rendre service aux immigrés chinois, et nous ne devons pas cesser de nous intégrer à la société française. Il faudrait continuer à trouver des jeunes cultivés, qui parlent bien français, pour pénétrer le cœur de la société française. Si notre génération ne le fait pas, cela va être encore retardé d’une génération.
Selon lui, les manifestations sont donc un canal d’intégration permettant aux Chinois d’exprimer leurs besoins et de faire entrer leurs problématiques dans l’agenda public. Néanmoins, pour que leurs revendications soient prises en compte, il a également compris qu’il fallait laisser la place aux jeunes qui connaissent tant la langue que la culture politique de la France. Cette deuxième manifestation aura par la suite une influence importante sur les actions collectives des Chinois en région parisienne. Premièrement, elle a poussé une génération de jeunes, notamment les membres de l’AJCF, à sensibiliser aux problèmes de l’insécurité et à s’engager dans des négociations avec les pouvoirs publics dans d’autres communes en Île-de-France. Ensuite, elle a créé un répertoire d’action communautaire et intergénérationnel pour rendre visible par la manifestation les problèmes sociaux. À l’été 2016, suite à la mort de Zhang Chaolin, l’AJCF, déjà engagée avec la mairie d’Aubervilliers au sujet de l’augmentation des caméras de surveillance en ville, lance une marche blanche à Aubervilliers puis une manifestation massive à Paris (de la place de la République à Bastille) pour dénoncer le racisme anti-asiatique. L’attention suscitée par ces mobilisations ainsi que la prise en compte par les médias et les pouvoirs publics du racisme anti-asiatique marquent la maturation de ce répertoire d’action communautaire. Enfin, les manifestations ont non seulement forgé ce répertoire pour des actions de protestation, mais constituent aussi un levier pour la participation des Chinois à la politique électorale. Lors de l’élection municipale de 2014, deux jeunes investis dans la manifestation de 2011, Olivier Wang et Martin Shi, ont été promus sur les listes du Parti Socialiste du XIXe et du XXe arrondissement et sont entrés aux conseils municipaux en tant qu’adjoints responsables du commerce. En ce sens, les manifestations à Belleville ont non seulement ouvert une voie favorisant l’apprentissage de la culture politique, mais ont également tracé le chemin pour la participation politique des Chinois à l’échelle locale.
Conclusion
La comparaison des deux manifestations de 2010 et 2011 nous permet de tirer trois fils qui illustrent le processus de politisation et d’intégration d’un groupe migrant. Tout d’abord, sur l’effet de la manifestation, nous constatons un passage de « la lutte pour l’unité » de l’intérieur à « la lutte pour une reconnaissance » de l’extérieur. En 2010, formulant l’insécurité comme un risque exclusif pour les immigrés chinois, la manifestation permet de créer une « communauté d’expériences » autour d’un imaginaire et de sentiments d’insécurité, et, sur cette base, appelle à constituer un sujet politique mobilisable. Ensuite, en 2011, la communauté étant politiquement visible, l’objectif de l’action collective s’est transformé : il s’agit de modifier l’image des Chinois et de montrer leur capacité d’intégration à travers l’adoption des codes politiques français. Nous pouvons donc constater un passage des « Chinois à Paris » aux « Chinois de Paris » à travers les deux mobilisations.
Deuxièmement, nous constatons un rapport changeant avec les institutions françaises. Avant 2010, la plupart des immigrés ont une attitude distanciée avec ces institutions et privilégient surtout leurs liens avec la représentation de la diaspora chinoise. La manifestation de 2010 met en lumière cette difficulté et provoque une reconnaissance par la préfecture et les mairies des agressions dont les Chinois sont victimes. Cela incite les mairies de gauche à chercher des interlocuteurs directs. Après la manifestation de 2011, les préfectures et les commissaires sont ainsi d’autant plus à leur écoute.
Enfin, les différences de présentation et d’organisation des deux manifestations révèlent une évolution considérable dans l’apprentissage politique. Venant d’une société autoritaire, où la tradition d’auto-organisation est faible, les immigrés chinois ont peu de savoir-faire concernant l’organisation de rassemblements et, plus largement, sur la vie associative. L’émergence de deux associations en 2010 est ainsi une première étape de l’assimilation politique qui leur permet d’apprendre à s’exprimer et à participer à la vie publique locale selon la tradition de la société civile. Ce processus se poursuit lorsque la deuxième génération participe en 2011 pour définir les mots d’ordre de la manifestation ; un répertoire d’action militante se forge ainsi peu à peu.
Tout au long de ce processus, se dégage non seulement la formation d’une conscience communautaire, mais aussi deux voies d’intégration politique de la communauté avec des alliances différentes ainsi que deux visions opposées sur l’insécurité. D’un côté, se trouve une alliance entre l’ambassade de Chine, les associations des commerçants et le parti de droite, qui interprète l’insécurité notamment par le prisme ethno-racial. D’un autre côté, à travers l’établissement d’associations chinoises à Belleville se forge aussi une nouvelle alliance entre les mairies socialistes, les commerçants chinois de Belleville et les jeunes chinois de toutes les couches sociales. Contrairement au premier groupe qui adhère au discours communautaire de l’ambassade, l’action de cette deuxième alliance s’appuie sur la structure multi-ethnique du quartier de Belleville ainsi que sur le récit « cosmopolite » tenu par les pouvoirs publics, ce qui l’entraîne à adopter une approche sociale de l’insécurité à Belleville. Le choix des commerçants du quartier de manifester en 2011 en se conformant aux codes républicains révèle une victoire de la deuxième voie : à travers le dialogue avec l’institution locale et l’incorporation dans l’institution publique, ces immigrés ont pu développer leur compréhension de la culture civique française. Autrement dit, c’est en devenant des « citadins » de Belleville et de Paris que les immigrés chinois ont développé le sentiment d’être des « citoyens » républicains. Dans ce sens, l’intégration à la vie locale urbaine constitue un passage efficace dans l’assimilation de la culture politique nationale.