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Alice Hertzog

Alice Hertzog a soutenu sa thèse à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Zürich (ETH) en 2020. Elle est membre de la chaire de sociologie du département d’architecture et du laboratoire trans-disciplinaire du département des sciences environnementales. Diplômée de Cambridge, de Sciences Po (Paris) et de l’École Normale Supérieure (Ulm), ses travaux de recherche portent sur des questions de migration, mobilité et développement urbain. En master, elle étudie les bazars de Belleville, et ses recherches actuelles examinent toujours l’impact des migrations sur le tissu urbain, mais cette fois-ci en Afrique de l’Ouest, le long du corridor Lagos-Abidjan. Elle collabore régulièrement avec des acteurs non universitaires tels que des fondations, villes, banques de développement, agences de coopération et think-tanks sur les questions d’intégration et d’urbanisation. Elle est World Social Science fellow du Conseil International des Sciences Sociales (ISSC), membre de l’Académie de la Diversité Urbaine en Afrique (AAUD) et présidente de l’association Speak up in Academia.



Hertzog Alice (V1: novembre 2020). “Entre God Dollars et Coran Digitals : la circulation des articles religieux made in China”, in Chuang Ya-Han, Trémon Anne-Christine (dir.), Mobilités et mobilisations chinoises en France, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-03-6 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?Entre-God-Dollars-et-Coran- (...)), RIS, BibTeX.

Dernière mise à jour : 27 novembre 2020


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Introduction

Belleville est un quartier de migrants dans une capitale mondiale traversée par des flux globalisés. Véritable palimpseste religieux, la présence chinoise s’y juxtapose avec celle d’autres minorités ethniques et contribue à la pluralité des croyances marquant l’espace public. Dans ce quartier parisien, différentes appartenances religieuses s’affichent. En février 2020, une grande pancarte publicitaire à la sortie du métro annonce l’arrivée de Maître Lu et de ses conférences sur l’art de vivre zen dans la sagesse du Bouddha et de Confucius. Quelques pas plus loin, en remontant la rue de Belleville, des affiches collées à l’entrée des immeubles rappellent le nom et l’âge des enfants du quartier déportés pendant la Shoah. La juxtaposition des deux campagnes d’affichage rappelle combien ce quartier est signifiant pour diverses communautés religieuses. À Belleville, les croyants entretiennent les mémoires et s’approprient les lieux en les investissant de nouveaux symboles. Ils prient dans les nombreuses mosquées, églises et synagogues, et transforment l’espace public, plantant des bâtonnets d’encens au pied des arbres ou faisant leurs ablutions dans les fontaines. Mais à Belleville, les croyants font aussi du shopping. Des clients de tous horizons confessionnels viennent se fournir en articles religieux bon marché dans les nombreux bazars du quartier. Entre bric-à-brac planétaire, bondieuseries et gadgets innovants, la marchandisation des articles religieux fabriqués en Chine est l’une des manifestations inattendues de la globalisation chinoise. La vente de ces articles permet de nouvelles expressions religieuses en ville et s’inscrit dans des réseaux commerciaux qui se tissent entre la Chine et les entrepreneurs d’Île-de-France pour répondre aux tendances de consommation religieuse en France.

Alice Hertzog-Frasier

La globalisation a contribué à la diversification religieuse en Chine et au sein des diasporas chinoises. Selon Pieke 1, la religion illustre au mieux les changements profonds que provoque l’établissement des liens transnationaux entre la Chine et le reste du monde. Pour lui, la globalisation a facilité la diffusion des religions alors que les réseaux et les institutions religieuses ont permis aux migrants de maintenir un sentiment d’appartenance à la Chine et de renforcer les liens au sein des communautés chinoises. Certains auteurs ont également souligné la manière dont la globalisation chinoise modifie le paysage religieux des villes dans leur ensemble, que ce soit à Shanghai 2 où de nombreuses facettes du religieux ont émergé, ou à New York 3, avec la multiplication des églises, congrégations et temples chinois à Chinatown. Mais les conséquences de la globalisation chinoise sur le fait religieux ne se limitent pas aux villes chinoises et aux Chinatowns. À Belleville, la vente d’articles religieux made in China transforme également des espaces qui, d’ordinaire, ne sont pas associés à la Chine. Trop souvent, la religion à Belleville est étudiée à travers le prisme du groupe : communauté chinoise 4, juifs tunisiens 5, mouvance islamique 6 ou églises évangéliques 7. Les auteurs s’intéressent aux Africains 8, aux Arméniens 9 ou aux Asiatiques 10 de Belleville, mais plus rarement aux liens qui existent entre ces populations. Le danger est alors de produire des études fragmentées sur l’espace urbain, voire des visions essentialistes des communautés, définies par des critères ethniques circonscrits par des frontières religieuses ou linguistiques. Pour saisir les conséquences de l’intensification des échanges entre la France et la Chine sur la sphère religieuse, il convient d’étudier les faits de la globalisation chinoise au-delà des limites des communautés diasporiques. Les articles religieux made in China dépassent ces limites puisqu’ils s’adressent à une clientèle diverse et visent à la fois des migrants et des non-migrants.

Adoptant une démarche post-migratoire, ce chapitre s’intéresse à la pluralisation et à la diversification qui sont autant le fait des nouveaux arrivants que des groupes d’accueil 11. Dans la lignée des études urbaines sur la super-diversité 12, il s’agit de considérer la multiplication des circuits entre les groupes. Pour observer les transformations spatiales et religieuses de Belleville, il faut s’attacher non seulement aux liens entre les groupes migrants et les Français, mais aussi à ceux entre les groupes minoritaires. C’est ainsi qu’émergent alors des effets moins attendus de la globalisation chinoise, comme la commercialisation d’articles religieux musulmans fabriqués en Chine dans les bazars du quartier — des bazars qui participent à la super-diversité bellevilloise, à la fois par la diffusion des pratiques religieuses chinoises, mais aussi en fournissant des produits pour l’ensemble des communautés monothéistes. En tant qu’objet d’étude, ces bazars permettent de porter un regard nouveau sur les conséquences de la globalisation chinoise au sein du quartier et sur les transformations du paysage religieux qui s’en suivent. Choplin et Pliez 13, dans leur géographie des mondialisations plus discrètes, appellent à tourner le regard vers des lieux d’échanges transnationaux moins visibles, loin des grandes firmes internationales et des flux massifs de marchandises et de capitaux. Les bazars constituent l’un de ces espaces marchands, situés dans les recoins de la capitale, loin des grands boulevards parisiens. À Belleville, les grandes enseignes gardent leurs distances, placées comme des bornes aux extrémités du quartier. Ici la globalisation chinoise résonne dans les petits commerces indépendants et à travers la circulation des articles religieux. Les voies internationales empruntées par les objets religieux figurent assez peu dans les études sur les mondialisations discrètes. Cette littérature se focalise davantage sur les produits de consommation courante 14, les friperies 15, le prêt-à-porter 16, ou bien sur la filière automobile, motos 17, rickshaws 18 ou voitures 19. Pourtant, les articles religieux suivent les mêmes circuits et se retrouvent tout au long des chaînes d’approvisionnement : des usines chinoises aux foires et salons commerciaux, en passant par les grossistes d’Aubervilliers, ou directement chez les commerçants des bazars.

Démarche méthodologique

La majeure partie des observations présentées ici est le résultat d’un premier terrain ethnographique débuté dans le cadre d’un M1 en 2010. Ce projet s’est poursuivi jusqu’en 2013 en collaboration avec Liz Hingley, alors artiste en résidence à l’UCL (University College London) 20. Des observations et plus de quarante entretiens ont été menés entre les rayons et derrière les caisses de 15 bazars de Belleville.

Cartographie des bazars enquêtés et des lieux de culte dans le quartier de Belleville à Paris
Alice Hertzog-Frasier

Alors que dans un premier temps, l’étude s’est concentrée sur Belleville 21, les entretiens avec des commerçants, grossistes, vendeurs, entrepreneurs et designers de produits nous ont menés de l’autre côté du périphérique au Salon du Bourget, à la descente des marchandises arrivant de l’aéroport Charles de Gaulle et aux showrooms des grossistes à Aubervilliers. Depuis dix ans, je conduis une veille sur les bazars de Belleville et la vente des articles religieux, avec un deuxième temps d’enquête, en 2016, après les attentats du Bataclan 22. Pour le dernier terrain de 2020, certains enquêtés ont pris leur retraite, et quelques bazars ont fermé pour être remplacés par des restaurants asiatiques, des supermarchés ou des commerces de pièces d’automobile. De nombreux bazars gardent cependant pignon sur rue, assurant un point de vente entre les nouvelles boutiques pour une clientèle aisée et la vente à la sauvette pour les plus précaires.

Ce chapitre suggère que la globalisation chinoise contribue à la création de nouveaux espaces religieux en ville, et accompagne l’inscription urbaine et l’ancrage spatial du sacré. Il questionne la manière dont la circulation de ces produits et la mobilité des commerçants de Belleville (re)produit des espaces urbains et sacrés dans un quartier migrant. Dans un premier temps, ce chapitre explore le bric-à-brac planétaire en vente dans les bazars chinois et l’adaptation des chaînes de production à la diversité religieuse. Puis, dans un second temps, il aborde la vente de « produits islamiques » fabriqués en Chine, les réseaux marchands et l’innovation technologique qui accompagnent, en ville, une réorientation du sacré.

Le bric-à-brac planétaire des bazars de Belleville

S’approvisionner en articles religieux dans un quartier migrant

Le quartier de Belleville, malgré le processus de gentrification à l’œuvre dans la capitale 23, demeure un espace populaire qui perpétue sa tradition d’accueil des populations étrangères. L’espace urbain du quartier reflète cette pluralité à travers un paysage religieux renouvelé 24, marqué par la présence mêlée de lieux de culte, de commerces de bouche (halal ou cacher) et de bazars. Les synagogues, mosquées, églises et temples de Belleville sont nombreux, et la communauté chinoise en fréquente un grand nombre — parmi lesquels, par exemple, l’église protestante chinoise. Dans ses travaux sur le Chinatown new-yorkais, Guest 25 illustre l’importance de ces lieux dans le parcours migratoire des nouveaux arrivants. Dans le contexte américain, le paysage religieux en milieu urbain est marqué par deux extrêmes : la mega church et la store front church, modeste église de devanture qui transforme un petit local en lieu de culte 26. Mais à Belleville, pas de store front, le store lui seul suffit à signaler une présence religieuse dans le quartier.

Les bazars de Belleville sont des lieux de commerce religieux et d’échanges sociaux, mais bien différenciés des lieux de culte. Là où les lieux de culte sont discrets, avec de sobres façades et des portes closes protégées par des barrières de sécurité, les bazars sont ostensibles dans la promotion de leurs articles religieux. Les magasins du quartier contribuent bien plus à la visibilité du fait religieux que les lieux de culte eux-mêmes. Ils constituent un espace semi-public — non régulé par la laïcité —, ouvert à tous et débordant sur les trottoirs. Ces boutiques sont tournées vers l’extérieur, créent de l’activité en ville, et sont littéralement une vitrine des tendances religieuses du moment. Les bazars de Belleville donnent sur la rue, disposent d’une enseigne et d’une vitrine, transforment le paysage urbain et assignent la fonction d’axe commerçant aux rues qu’ils occupent 27. L’utilisation qu’ils font de l’espace urbain suit les règles d’un jeu à mi-chemin entre révélation et effacement 28, entre affichage et dissimulation ; ce sont des espaces « à moitié dedans, à moitié dehors 29 » qui passent de l’ostentation au repli 30.

Les bazars de Belleville sont le fruit des différentes vagues migratoires qui se sont succédé dans le quartier. Ainsi, la présence chinoise s’inscrit parmi celle d’autres communautés qui tiennent, elles aussi, des boutiques ayant pignon sur rue. Au début du XXe siècle, Belleville accueille tout d’abord des provinciaux qui viennent s’y installer, suivis des Arméniens, des Grecs et des juifs d’Europe de l’Est — principalement de Pologne — qui viennent se réfugier à Paris. Lors des guerres d’indépendance, des juifs séfarades de Tunis s’installent à leur tour, suivis de la main-d’œuvre d’Afrique du Nord. Ces communautés ouvrent des commerces alimentaires et des boutiques d’articles religieux, ainsi que des cafés et des lieux de rencontre 31. Les bazars se développent avec les mesures de regroupement familial mises en place dans les années 1960, tout comme la vente de tissus orientaux, de meubles et d’équipements ménagers 32. Dans les années 1970, commence l’installation rue Jean Pierre Timbaud des bazars et des librairies-bazars tenus par des adhérents du mouvement islamiste tabligh 33.

La migration chinoise à Belleville et l’établissement des commerces s’inscrit donc parmi ces flux. Le phénomène débute après la Première Guerre mondiale, mais est plus marqué dans le quartier depuis les années 1980. De nombreux réfugiés de l’ex-Indochine et de l’Asie du Sud-Est arrivent à Belleville. Originaires du Guangdong, les premiers migrants chinois sont rejoints par ceux de Wenzhou, dans la province du Zhejiang, qui s’installent massivement à Belleville dans les années 1980 34, puis depuis les années 1990 par des ressortissants de la région du Dongbei 35. Certaines femmes, parmi les migrants de cette vague, deviennent des travailleuses du sexe après avoir travaillé pour des familles de Wenzhou en tant que domestiques 36.

À partir des années 1970, des immigrés chinois constituent, à Belleville, un véritable pôle commercial. Profitant des opportunités immobilières entraînées par la rénovation urbaine du quartier 37, ils sont avant tout présents aux alentours de la station de métro « Belleville » et dans la rue de Belleville. Ils ouvrent à leur tour, restaurants, supermarchés, bazars, salons de coiffure, boutiques de fleurs et librairies dédiés avant tout à la communauté chinoise. De nombreux bazars du quartier proposent alors des produits religieux. Dans un premier temps, il s’agit d’objets qui accompagnent les pratiques religieuses chinoises, qu’elles soient confucianistes, taoïstes ou bouddhistes. Dans les années 1980, ces objets de culte relèvent de l’artisanat, et l’une de leurs fonctions est de garantir la rentabilité et la viabilité des commerces 38. Ils consistent en objets rituels pour le culte des ancêtres, en temples d’intérieur pour les maisons ou les magasins, en statues de déités ou en décorations pour la célébration du nouvel an ou pour des mariages. Aujourd’hui, les articles sortent des chaînes de production massive, très loin de l’artisanat. De plus, les bazars ne se limitent pas à la vente d’objets religieux d’origine asiatique et n’hésitent pas à regrouper des produits issus de divers cultes dans un même magasin.

Des divinités agrégatives dans les rayons

L’espace religieux chinois se caractérise par la grande diversité des croyances et des divinités et par la multiplicité et l’hétérogénéité des pratiques. Alors que les religions monothéistes présentes dans le quartier se définissent par des divisions internes (catholiques / protestants, ashkénazes / séfarades, ou encore suffi / sunni), pour la communauté chinoise, il y a au contraire une accumulation des pratiques. Le rapport inclusif entre différentes tendances et traditions religieuses se reflètent dans les bazars chinois et les produits qu’ils proposent à la vente. Ces bazars se distinguent des autres bazars du quartier par leur capacité à accumuler des produits dans un registre religieux très varié. Ceci correspond tout autant aux pratiques des commerçants, qu’à une stratégie économique pour répondre aux différents secteurs d’un quartier super-diversifié.

Certains de ces bazars vendent tout à la fois des objets de culte chinois, juifs, chrétiens et musulmans. En plus des habitants du quartier venus faire leurs courses du jour, leur clientèle se compose également de gens de toute la région Île-de-France à la recherche de produits religieux spécifiques. Sur les étagères, les objets du quotidien se mêlent aux objets sacrés : des divinités sont placées à côté de tapettes à souris, des horloges coraniques à deux doigts de cuiseurs de riz, des autels rangés tout près d’articles de bricolage… La différentiation et l’organisation spatiale des bazars chinois de Belleville ne répond pas à la distinction hiérarchisée du sacré et du profane. Au Bazar Belleville par exemple, des affiches de la Vierge Marie dans la tradition iconographique chinoise sont accrochées à côté de posters pornographiques, et derrière la porte d’Asie Antilles Afrique, des objets magico-religieux chargés en prières sont rangés à côté de produits nettoyants et détachants.

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Aussi incongrue qu’elle puisse paraître pour des Occidentaux, cette disposition se lit comme l’ancrage des pratiques religieuses dans la banalité du quotidien. Là où en France les discours autour de la religion font souvent polémique, les bazars replacent les objets de culte dans un contexte plus ordinaire — avec une mise en vente d’objets qui insiste sur les traits communs aux différentes pratiques religieuses du quartier et non sur leur dissemblance.

Pour Hassoun 39, dans les pratiques religieuses chinoises, il n’y a pas de concurrence entre les divinités et les croyances — au contraire, elles sont agrégatives et non exclusives. Il analyse ce phénomène comme relevant d’un procédé syncrétique reposant sur la réinterprétation et l’appropriation de divinités, de figures et de symboles issus de traditions religieuses diverses. Ces divinités assument alors un rôle de protection et de bénédiction des commerces, qui font appel tout aussi bien à Bouddha et à Guan Yin, qu’à des dieux taoïstes ou à d’autres divinités locales tels que Xuantian Shangdi (le dieu du septentrion) ou Shuiwei Niangniang (la Dame de la mer) 40. Le matin, avant d’ouvrir sa boutique, la patronne du bazar Hong Kong Export rue de Belleville asperge de nombreuses divinités avec du parfum « Eau de Paris ». À l’entrée du magasin se trouve l’autel de Tudi, le dieu du sol, devant lequel sont posés en offrande des lingots d’or factices, des tiges de bambou et des fruits. À côté, sur une petite étagère, un cochon doré est posé entre deux maneki-neko — ces chats garants de la bonne fortune —, près de deux flacons d’eau bénite dans des bouteilles en plastique en forme de Vierge Marie que la patronne a ramenées de Lourdes. Cette dernière nous explique simplement qu’elle aime Jésus, mais aussi Bouddha. L’autel de ce bazar illustre parfaitement l’amalgame des symboles sacrés dans les rituels chinois. En France, dans un contexte de migration, le répertoire divin de cette commerçante s’est enrichi au contact de nouveaux ancrages spatiaux — comme l’illustre le pèlerinage à Lourdes —, et elle s’est elle-même appropriée des éléments français, tels que le parfum « Eau de Paris » pour garantir le succès de son commerce.

À côté de sa caisse, un très long rayon est consacré aux articles religieux où sont disposés des bougies (électroniques ou non), de l’encens, des lingots d’or factices, des objets en papier à brûler pour les ancêtres (vêtements, jeux, etc.), des fleurs de lotus (bougies en cire ou fleurs en plastique). Les liasses de billets de banque en papier sont vendus 90 centimes d’euros et brûlés lors de cérémonies funéraires ou pour les défunts. Ces Hell Bank Notes 41 ont pour fonction de créditer le compte des ancêtres, pour essayer de faire pencher la balance en leur faveur au moment du dernier jugement 42. Vendus en coupures d’un million, ces billets sont d’un format assez grand, très colorés et adoptent une iconographie chinoise figurant l’Empereur de Jade (Yu Huang), le roi de l’Enfer (Yanluo), un lion, des fleurs de lotus et des lingots d’or. Transplantée à Paris, la vénération des ancêtres prend une tournure européenne, et le bazar vend désormais des coupures de cent, deux cents et cinq cents euros.

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Les codes graphiques de ces billets les rendent bien plus vraisemblables. Si l’Empereur de Jade y figure toujours, les coupures combinent avec succès les symboles monétaires de l’Union Européenne et l’iconographie religieuse chinoise. Proposer de brûler des euros pour les ancêtres montre bien la flexibilité des objets religieux qui sont adaptés aux nouveaux espaces géographiques où les rites se pratiquent. Si ces papiers signifient la transaction entre vivants et morts, ils représentent aussi de nouveaux ancrages pour les pratiques religieuses chinoises. La mise en circulation de différentes devises renouvelle la vénération des ancêtres dans les nouveaux contextes de la globalisation chinoise.

La globalisation chinoise contribue à une pluralisation religieuse multidimensionnelle et, sur le principe des objets fractals, la diversité se reproduit à l’intérieur des différentes échelles. La pluralité des religions représentées dans le quartier se retrouve à l’intérieur des bazars et au sein des articles eux-mêmes. En effet, les chaînes de fabrication chinoises adaptent un même produit générique à différents groupes religieux. C’est le cas des poster en 3D qui représentent aussi bien la Vierge Marie que la Mecque, et celui d’autres objets tels que des porte-clés, déclinés en plusieurs versions pour pouvoir être adaptés à différentes religions. L’un des grossistes chinois qui fournissent les bazars de Belleville commercialise des bibelots en verre soufflé dont les motifs gravés sont judaïques, musulmans, chrétiens ou bouddhistes. Une vitrine à l’entrée de son showroom est remplie de petites statuettes d’environ six centimètres de haut, vendues 1,40 € l’unité. Ces statuettes, maintenues par un socle, sont formées de deux mains en « cristal » qui s’élèvent vers les cieux en tenant un disque en verre qui s’allume.

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Les différents motifs et inscriptions figurant sur le disque varient en fonction de la religion : calligraphies musulmanes, scènes de la Mecque, écritures hébraïques ou bien scènes bibliques. Cette diversification permet aux bazars de se fournir en articles religieux de toutes sortes et de répondre ainsi aux différentes croyances des consommateurs d’Île-de-France.

Le bric-à-brac planétaire en vente à Belleville est bien plus qu’un simple empilement de produits cheap et made in China. La présence chinoise dans ce quartier s’ajoute à celle d’autres populations issues des différentes vagues migratoires et contribue à la diversité installée de longue date. Les bazars chinois commercialisent une grande variété d’articles religieux et introduisent de nouvelles pratiques et de nouveaux articles pour ancrer l’expérience religieuse chinoise dans un langage « à la française » associé à la réussite et au succès, que ce soit en aspergeant les dieux d’« Eau de Paris » ou en brûlant des euros pour les ancêtres. La diversité religieuse à l’intérieur des bazars chinois se retrouve également dans les sites de production et de vente en gros ; les bazars de Belleville étant l’aboutissement de toute une chaîne d’approvisionnement qui relie le quartier aux usines chinoises.

L’article religieux : un prototype des globalisations chinoises

Les chaînes d’approvisionnement

Au regard du principe de production qui les sous-tend, les globalisations chinoises sont comparables aux prototypes de nouveaux articles. Elles se fabriquent rapidement, sont le fruit d’innovations et réinventent des traditions. Un prototype est un essai, qui n’attend pas un design parfait pour être implanté et qui est destiné à être testé et revu puis rapidement introduit sur le marché pour confronter l’idée de la conception à la réalité du terrain. C’est aussi imaginer un grand nombre de variantes, dans l’espoir que l’une d’entre elles portera ses fruits. La globalisation chinoise s’adapte, répond et contribue à la diversification religieuse en Île-de-France. Dans le contexte de la commercialisation des articles religieux, les industriels chinois sortent différents prototypes afin de proposer une gamme de produits pour des consommateurs de toute foi. Pour mieux saisir ce mécanisme, il convient de remonter les chaînes d’approvisionnement d’où proviennent les articles mis en vente dans les rayons des bazars de Belleville.

De nombreux commerçants de Belleville se fournissent à Aubervilliers sur le marché de gros chinois 43 — le CIFA (Centre International de Commerce de Gros France-Asie). Selon Choplin et Pliez ce marché dessine la nouvelle géographie et les nouveaux espaces des mondialisations discrètes 44. De nombreux showrooms tenus par des Chinois proposent à la vente du prêt-à-porter, des objets ménagers, mais aussi des articles religieux. Pour Trémon et Chuang, ce marché chinois situé en banlieue parisienne s’inscrit non seulement dans des logiques de quartier mais permet également à la municipalité d’Aubervilliers de faire un « bon d’échelle », c’est-à-dire de s’inscrire dans la géographie globale du commerce international 45. Ainsi, en remontant la chaîne d’approvisionnement des bazars de Belleville, il est possible de comprendre comment la commercialisation d’articles religieux participe à la requalification d’autres espaces marchands, et qu’il ne s’agit pas en fait d’une simple niche, d’une particularité très localisée, mais d’un réseau marchand qui s’étend bien au-delà de Belleville.

Si certains commerçants de Belleville traversent le périphérique pour aller se fournir à Aubervilliers, d’autres traversent la planète pour se rendre en Chine. C’est le cas de certains commerçants musulmans de Belleville qui cumulent les rôles de vendeur, de semi-grossiste, d’entrepreneur, de designer et de conseiller religieux. Ces acteurs de la globalisation chinoise maintiennent personnellement des réseaux de distribution et de circulation d’objets religieux. Comme l’annonce régulièrement le vendeur d’un bazar à ses clients : « Je parcours le monde pour vous trouver des choses. Et les meilleures choses, je les négocie au meilleur prix ! ». Pliez décrit l’essor des exportations chinoises à destination du monde arabo-musulman depuis les années 1980. La ville commerciale de Yiwu, au Sud de Shanghai, est alors devenue une source importante d’approvisionnement en articles religieux peu coûteux. Le marché de gros de Yiwu attire des acheteurs arabo-musulmans en affichant des prix très compétitifs pour de « menus articles », notamment des articles religieux, à l’intérieur d’un « quartier arabe » ou les commerçants parlent arabe et où les clients mangent dans des restaurants halals, fréquentent des salons de coiffure ou font des affaires 46. Le quartier musulman de Yiwu est d’ailleurs devenu une niche migratoire pour les Chinois musulmans familiers de la langue arabe, qui viennent travailler aux côtés des commerçants de confession musulmane 47.

Les négociants musulmans se rendent également aux Foires de Canton pour acheter des textiles et des produits de décoration, et de Shenzhen pour se procurer des produits électroniques. L’assistant d’un marchand décrit le voyage de son employeur :

il avait des contacts par internet, il est allé les rencontrer, il a passé des commandes. […] C’est immense, c’est comme Charles de Gaulle, l’aéroport. C’est réparti par thème, les textiles, les articles de maison… Chaque groupe a un stand, les usines viennent directement pour la plupart. Le monde entier était là.

Les salons facilitent l’accès des commerçants de Belleville à la globalisation chinoise et sont un point d’entrée dans les réseaux marchands. Certains ne font que passer commande, alors que d’autres s’aventurent d’avantage et y développent en direct des gammes de produits avec des collaborateurs chinois. La mobilité des commerçants musulmans de Belleville — de la Chine à l’Île-de-France — (re)dessine le paysage religieux par le biais de l’importation. Dans cette cartographie, les grands salons commerciaux comme la Foire de Canton deviennent des nœuds importants dans le flux des marchandises, des capitaux et des individus.

L’Islam made in China

La marchandise made in China peut tout aussi bien participer à une plus large diffusion des valeurs et de la culture chinoise que venir en appui aux pratiques d’autres cultures et religions — comme le cas présenté ici de l’Islam français. La capacité de production et d’ajustement des chaînes de fabrication de l’industrie chinoise permet d’adapter les produits à différentes religions. Comme le soulignent Trémon et Chuang, dans un contexte postcolonial français, le discours raciste tend à opposer les migrants chinois aux migrants nord-africains 48, les uns sources d’insécurité et d’extrémisme islamique, les autres discrets, travailleurs et victimes de l’insécurité. Cependant, les bazars de Belleville révèlent des connections plus subtiles et plus discrètes entre les deux communautés. En effet, en s’insérant dans les réseaux marchands de la globalisation chinoise, les marchands musulmans contribuent à refaçonner le paysage religieux en France. La Chine, pays communiste et laïque, qui réduit la liberté d’expression religieuse de ses minorités musulmanes, vient néanmoins, à travers la marchandisation des produits religieux, soutenir le développement des nouvelles arènes de l’Islam en France.

De nombreux articles religieux fabriqués en Chine finissent sur les rayons des bazars musulmans de Belleville. Installés en cluster le long de la rue Jean-Pierre Timbaud, ces bazars sont tenus par des Français, des Marocains, des Syriens, des Tunisiens, des Pakistanais et des Saoudiens. Leur enseigne les signale souvent comme des librairies — par exemple, Librairie El Mouslim, Éditions El-Badr, Librairie Essalam, Librairie Albouraq, ou encore Librairie Al-Azhar — quand bien même ils proposent également à la vente de nombreux objets de décoration, des gadgets électroniques, des jouets ou des cosmétiques. Ces produits révèlent les nouvelles tendances de consommation et traduisent le renouveau constant du produit musulman. Les échanges transnationaux établis entre les commerçants musulmans et la Chine, ajoutés aux faibles coûts de production, permettent d’inventer de nouveaux modes de consommation religieuse. L’arrivée des produits religieux de Chine va donc bien plus loin que l’importation des bâtons d’encens et, à travers l’innovation technologique, contribue à la création de nouvelles sphères religieuses en ville.

Innovation et articles religieux

M. Mohammed est un grossiste sri lankais basé à Belleville qui invente, importe et distribue des objets religieux islamiques, notamment dans le domaine de l’électronique. Il travaille en collaboration très étroite avec des usines chinoises et la Corée du Sud où ses produits sont fabriqués suivant des procédés industriels, et se déplace régulièrement en Asie. Il a commencé par commercialiser des boussoles pointant la direction de la Mecque puis, à partir de 1986, des réveils religieux où la sonnerie cocorico est remplacée par Allah Akbar. Depuis, M. Mohammed a introduit sur le marché l’horloge électronique Azan (calcul automatique des heures de prières et appel à la prière), des parfums musulmans, des tapis de prière de voyage, des lecteurs MP3 « coraniques », ainsi que d’autres produits découverts lors de ses déplacements, tels que d’énormes cuiseurs de riz et plus récemment des torches très puissantes, utilisées selon lui par la police chinoise. Ce commerçant bellevillois a su saisir les opportunités commerciales que l’ouverture de la Chine a rendu possible et celles offertes par la croissance du marché des consommateurs musulmans en France. Dans cette conjoncture, il importe à la fois des objets profanes et sacrés, et s’est positionné en tant qu’intermédiaire auprès des producteurs d’articles religieux musulmans en Chine.

En plus de l’exportation de produits bas de gamme, la Chine participe également à l’innovation et au lancement de produits technologiques dans le secteur du religieux. Ces produits font souvent l’objet de débats théologiques, et des commerçants comme M. Mohammed peuvent être embauchés en tant que consultants religieux par des usines chinoises. M. Mohammed explique, par exemple, que :

Sur le MP3… sur le MP3, ils ont dit, les savants religieux saoudiens : vous ne pouvez pas mélanger le Coran et le MP3. Parce que des jeunes vont l’acheter et vont écouter de la musique, ils vont avoir le Coran et la musique. J’ai dit : qui vous a dit qu’ils vont le faire ? C’est comme si on vendait un verre, une tasse. Donc celui qui boit du vin dans la tasse, ou du thé dans la tasse, ce n’est pas votre problème. On vend des verres, ça ne veut pas dire que puisque le vin est accessible on ne devrait pas les vendre. Je leur ai proposé cet argument [aux fabricants chinois] et ils ont dit : Correct ! On va le mettre sur le marché. Et ça a été un grand succès.

Dans ce cadre, un commerçant de Belleville participe à la conception et à la justification théologique de l’industrialisation des nouveaux produits religieux en Chine. La capacité des industries chinoises à fabriquer et produire rapidement les prototypes et les articles religieux, a étendu les possibilités marchandes du secteur. Par exemple, un saut technologique a permis d’éditer des versions digitales du Coran en utilisant une technique de pointe dans la reconnaissance optique des caractères grâce à laquelle, comme le montre le site du distributeur, a pu être élaboré un Coran avec récitation intégrée. Cette version du livre saint de l’Islam est vendue aux environs de 50 euros dans un coffret qui contient également un large stylo-liseur en plastique. Il suffit de placer le stylo au début du verset et le passage choisi est récité dans la langue et le style de récitation sélectionnés. Ainsi, le texte en arabe peut, par exemple, être récité en français. Cette technologie est une solution qui permet aux non-arabophones de participer néanmoins à la tradition du tajweed (la récitation). De nombreux musulmans en France éprouvent des difficultés à lire le texte du Coran en arabe, ainsi ce produit, fruit des liens transnationaux, répond à un réel besoin des clients musulmans et encourage de nouvelles pratiques de lecture pieuse. La globalisation chinoise en France accompagne ainsi les changements dans les habitudes religieuses des migrants musulmans de la deuxième ou troisième génération et leur souhait d’accéder aux textes sacrés.

Vidéo : coffret comprenant le Coran et un stylo-liseur
Alice Hertzog-Frasier

La réorientation du sacré en ville

Les relations commerciales entretenues entre Belleville et la Chine contribuent à redessiner la cartographie des globalisations chinoises sur laquelle des espaces, auparavant considérés comme périphériques ou à la marge, sont repositionnés au centre des échanges transnationaux 49. Les bazars sont l’une des formes urbaines dans lesquelles les globalisations chinoises s’incarnent en Île-de-France ; points d’arrivée des nouvelles routes transnationales. Les articles religieux en vente dans les bazars produisent, à leur tour, une autre géographie, dévoilant les coordonnées de mondes alternatifs ouverts aux croyants 50. Les articles permettent de donner de nouvelles significations aux lieux ordinaires et tissent des liens entre le quartier de Belleville et d’autres espaces, réels ou imaginaires, sacrés et profanes.

Les commerces religieux de Belleville modifient la cartographie à diverses échelles. À l’intérieur du quartier, ils établissent une topographie du religieux visible au travers des vitrines et des produits proposés. Vers l’extérieur, ils orientent le regard sur d’autres villes sacrées et relient le quartier à des villes reconnues pour leur piété. Cette réorientation s’effectue par la vente de souvenirs de lieux de pèlerinage, (Lourdes, Jérusalem, la Mecque…) ou de produits qui, à l’instar des boussoles, repositionnent le corps du croyant en direction d’autres sites sacrés. Il s’agit en effet de rappeler au cœur de Belleville des espaces alternatifs, ou bien de produire ces espaces au sein même du quartier grâce, notamment, aux articles mis en vente qui sacralisent l’environnement — tels des parfums d’intérieur aux effluves de musc halal.

Hirschkind 51, dans son analyse de l’espace urbain du Caire, observe les transformations de la sphère publique que produit l’écoute de prêches islamiques sur cassette. Si les cassettes ne sont plus d’actualité, de nombreux produits sont importés de Chine comme le Coran Digital, le lecteur « coranique » MP3, ou bien l’horloge Azan et, plus récemment, la veilleuse « coranique » pour bébé. La veilleuse « coranique », comme tous les autres bibelots et gadgets cités plus haut, est un objet générique qui peut être programmé avec un fichier son, et ainsi facilement adapté aux diverses croyances. Dans ce cas, programmé avec des versets musulmans, la veilleuse permet une socialisation des plus jeunes dans un environnement pieux. Ces produits permettent aux clients de Belleville de transformer leur environnement par le biais du son, fixant de nouveaux ancrages religieux. Un vendeur explique que dans les villes françaises, l’absence de minarets et d’appel à la prière peut déboussoler le nouvel arrivant :

Dans nos pays, des pays musulmans, vous pouvez entendre l’Azan le matin. Les personnes se réveillent avec ça. L’après-midi, quand on prépare le repas, on a ça, et après dans la soirée aussi. Tout tourne autour.

Ainsi, pour le client, ces articles reproduisent un environnement sonore religieux venant se superposer à celui de la ville laïque dans laquelle il vit.

Vidéo : veilleuse « coranique » pour bébé
Alice Hertzog-Frasier

La production industrielle chinoise des articles religieux, et particulièrement celle des produits électroniques, facilite donc l’émergence de ces paysages sonores. La globalisation chinoise contribue à une transformation du fait religieux en Île-de-France. Pourtant, ces transformations sont parfois loin du Chinatown, des pagodes et des temples bouddhistes. Loin des évidences et en toute discrétion, les échanges avec la Chine et la commercialisation des articles religieux contribuent en effet à produire des espaces de prière et de récitation pour la communauté musulmane en France. Quand des articles religieux circulent entre la Chine et l’Île-de-France pour finir parfois sur les étagères et dans les vitrines de Belleville, ils participent à la diversification religieuse et contribuent à fixer de nouveaux ancrages de pratiques sacrées en ville.

Conclusion

Avec l’émergence de la Chine, les conséquences de son expansion sont ressenties bien au-delà de ses frontières. Son influence économique et la circulation des marchandises et des personnes transforment les métropoles partout dans le monde. Observer les manifestations des globalisations chinoises dans le quartier de Belleville dévoile la manière différentielle sur laquelle ces globalisations sont construites. Elles traversent de multiples arènes et ne se limitent en rien aux espaces urbains dits chinois. Dans le cas de Belleville, les bazars sont des marqueurs très visibles des réseaux marchands chinois en Île-de-France, mais les bazars musulmans sont des nœuds tout aussi importants dans les réseaux de la globalisation chinoise. La géographie de la globalisation chinoise est bien plus étendue que celle qui la relie tangiblement à la diaspora chinoise, à ses restaurants, ses boutiques, ses temples et ses lieux de socialisation.

Dans les bazars de Belleville tout se négocie, que ce soit le prix des marchandises ou la place de la religion en ville. Des objets religieux fabriqués en Chine permettent aux croyants de se repositionner en ville, de s’orienter dans des directions plus pieuses, et de participer à la transformation de leur environnement urbain. Ces gadgets religieux témoignent d’une grande capacité d’innovation mise en œuvre pour remédier aux besoins des vies trans-locales des communautés migrantes en France. Ils laissent des traces dans le paysage urbain et contribuent à dessiner de nouvelles cartographies du sacré en ville.

Par leur visibilité, les bazars de Belleville manifestent la présence des migrants en ville et peuvent attirer l’attention tout autant que susciter la méfiance. Depuis les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, les bazars islamiques de la rue Jean-Pierre Timbaud figurent régulièrement dans la presse 52 qui cherche dans les rayons des explications à l’extrémisme religieux. Et dans un contexte de crise sanitaire, les magasins chinois de Belleville inspirent la peur de la contamination. En 2020, un concept store basé à Shanghai lance alors une campagne d’affichage dans les rues de Belleville pour lutter contre le racisme antichinois avec les hashtags #Iamnotavirus and #PrayForWuhan. Un appel à la prière, lancé depuis la Chine, qui manifeste une nouvelle fois l’impact des globalisations chinoises et leur capacité à transformer le paysage religieux des villes françaises.