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Cette traduction inédite en français a été réalisée par Laurent Vannini et coordonnée par Claire Bourhis-Mariotti sur un financement ANR - programme IDEX (©) dans le cadre du projet de recherche Écrire l’histoire depuis les marges - HDML.

Référence du texte traduit :
Ida B. Wells (dir.), « Lynch Law », The Reason Why the Colored American Is Not in the World’s Columbian Exposition. The Afro-American’s contribution to Columbian literature. From the reprint of the 1893 edition, Robert W. Rydell, ed., Urbana and Chicago : University of Illinois Press, 1999, chapitre IV.

>>> Lire l’intégralité de l’ouvrage en anglais et en libre accès sur la digital.library UPenn comprenant les autres contributions d’Ida B. Wells et celles de Frederick Douglass, Irvine Garland Penn, and Ferdinand L. Barnett

Notice de la traduction :
En quête de justice : Ida B. Wells
Par Claire Bourhis-Mariotti


Ida B. Wells

16 juillet 1862, Holly Springs, Mississippi — 25 mars 1931, Chicago, Illinois

Ida B. Wells était journaliste, rédactrice en chef et propriétaire d’un journal en collaboration avec son mari.
Activiste du mouvement des droits civiques, elle a documenté le lynchage aux États-Unis dans deux ouvrages principaux :

  • Wells, Ida B. (1895). The Red Record : Tabulated Statistics and Alleged Causes of Lynching in the United States.
  • Wells, Ida B. (1892). Southern Horrors : Lynch Law in All Its Phases.
    Elle fut également active dans le mouvement des droits des femmes.


Wells Ida B., Vannini Lauren (trad.) (2018). “Ida B. Wells, « La Loi de Lynch »”, in Le Dantec-Lowry Hélène, Parfait Claire, Renault Matthieu, Rossignol Marie-Jeanne, Vermeren Pauline (dir.), Écrire l’histoire depuis les marges : une anthologie d’historiens africains-américains, 1855-1965, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-01-2 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?Ida-B-Wells-La-Loi-de-Lynch (...)), RIS, BibTeX.


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Traduction de Laurent Vannini
Coordination de Claire Bourhis-Mariotti


« La Loi de Lynch », selon le Virginia Lancet, « telle que communément appelée, vit le jour en 1780 d’une coalition de citoyens du comté de Pittsylvania, en Virginie, formée dans le but d’éliminer une bande organisée 1 de voleurs de chevaux et de faux-monnayeurs dont les complots ingénieux défiaient les lois ordinaires du pays 2, et que le succès avait enhardis et encouragés à poursuivre leurs exactions à l’encontre de la communauté. Le colonel William Lynch rédigea la première ébauche de la charte orientant cette coalition de citoyens et, depuis lors, « La Loi de Lynch » demeure le nom donné à l’administration expéditive d’un châtiment par de simples citoyens non investis d’un tel pouvoir 3. »

Cette loi reste en vigueur aujourd’hui dans certains des états les plus anciens de l’Union, où les tribunaux de justice sont établis depuis longtemps, et dont les lois sont appliquées par des Américains blancs. Elle rencontre un plus grand succès dans les états qui promeuvent le système de louage des condamnés, et elle est essentiellement mise en application contre les Nègres. Au cours des quinze premières années suivant leur émancipation, ces derniers furent assassinés par des foules masquées lorsqu’ils essayaient de voter. Le lynchage pour ce seul motif étant désormais mal vu par l’opinion publique, un nouveau mobile est avancé pour justifier les meurtres de ces quinze dernières années. Les Nègres ont été accusés en premier lieu de vouloir régner sur le peuple blanc, et des centaines d’entre eux ont été assassinés sur la base de cette présomption sans fondement. Ils sont désormais accusés d’agression sexuelle ou de tentative d’agression sexuelle sur des femmes blanches. Cette accusation, aussi mensongère qu’ignoble, nous prive de la compassion du monde et démolit la réputation de notre race.

Les hommes qui formulent ces accusations encouragent ou mènent les foules qui exécutent les lynchages. Ils appartiennent à la race qui ne donne pas cher de la vie des Nègres, ce sont les propriétaires des lignes de télégraphe, des journaux et de l’ensemble des moyens de communication avec le monde extérieur. Ils rédigent les articles qui justifient le lynchage en dressant du Nègre un portrait aussi sombre que possible, et ces comptes rendus sont gobés par les associations de presse et le grand public sans la moindre question ou enquête. L’esprit de foule a gagné en fréquence et en violence de façon alarmante. Plus de mille hommes, femmes et enfants noirs ont ainsi été sacrifiés ces dix dernières années. Les masques sont tombés il y a bien longtemps déjà et les lynchages ont lieu aujourd’hui au vu et au su de tous. Les sheriffs, la police, et les fonctionnaires d’état les soutiennent et s’assurent de leur bonne exécution. Le jury du coroner est souvent composé de ceux qui ont pris part au lynchage et le verdict « homicide commis par plusieurs personnes inconnues du jury » est rendu. La cruauté et la barbarie des lyncheurs ont augmenté au même rythme que le nombre des lynchages. Trois êtres humains ont été brûlés vifs dans l’Amérique civilisée au cours des six premiers mois de l’année (1893). Plus de cent ont été lynchés au cours de la même période. On les pendit, puis on les mutila, on leur tira dessus et on les brûla.

Le tableau suivant publié par le Chicago Tribune en janvier 1892 est reproduit ici pour un examen attentif.

1882 52 Nègres assassinés par la foule
1883 53 Nègres assassinés par la foule
1884 39 Nègres assassinés par la foule
1885 77 Nègres assassinés par la foule
1886 73 Nègres assassinés par la foule
1887 70 Nègres assassinés par la foule
1888 72 Nègres assassinés par la foule
1889 95 Nègres assassinés par la foule
1890 100 Nègres assassinés par la foule
1891 169 Nègres assassinés par la foule

Parmi ceux-ci,

269 furent accusés de viol
253 de meurtre
44 de vol
37 d’incendies volontaires
4 de cambriolage
27 de préjugé racial
13 de querelles avec des hommes blancs
10 d’avoir proféré des menaces
7 d’avoir participé à des émeutes
5 de métissage
32 sans raison invoquée

Ce tableau montre (I) qu’un tiers seulement des presque mille personnes noires assassinées ont été accusées d’avoir commis les derniers outrages 4. Ce crime n’est puni de la sorte que lorsque des femmes blanches accusent des hommes noirs, une accusation qui n’est jamais prouvée. Le même crime commis par des Nègres contre d’autres Nègres, ou par des Blancs contre des femmes noires, est ignoré même devant les tribunaux.

(2) que le nombre de personnes lynchées pour avoir commis un meurtre est quasiment le même que pour le viol, dont la population pense qu’il est la cause de tous les lynchages. La population prétend croire qu’il n’est pas prudent pour des enfants et des femmes adultes de couleur blanche, entourés par leurs protecteurs légaux, de se trouver dans le voisinage immédiat de l’homme noir qui les a protégés et a pris soin d’eux durant les quatre années de la guerre de Sécession. Quatre années durant, les maris, les pères et les frères de ces femmes blanches étaient loin d’elles, sur les champs de bataille pour maintenir le Nègre en esclavage, et cependant il ne fut rapporté absolument aucun cas d’agression sexuelle !

(3) Que « le vol, l’incendie volontaire, le préjugé racial, les querelles avec des hommes blancs, les menaces, les émeutes, le métissage (le fait de se marier avec une personne blanche) et le cambriolage, » sont des crimes capitaux punissables de la peine de mort lorsqu’ils sont commis par une personne noire contre une personne blanche. Presque autant de noirs ont été lynchés pour ces accusations (supputées) que pour le crime de viol.

(4) Qu’aucune raison n’est donnée pour quasiment cinquante de ces lynchages. Aucune raison n’est requise, et il n’est pas nécessaire de cacher ce pour quoi l’on n’est pas tenu responsable. La seule parole de n’importe quel homme blanc à l’encontre d’un Nègre est suffisante pour pousser un groupe d’hommes blancs à lyncher un Nègre. Aucune enquête n’est jamais diligentée pour déterminer la culpabilité ou l’innocence des accusés. Dans de telles conditions, les hommes blancs n’ont qu’à se noircir le visage, commettre des crimes portant atteinte à l’ordre publique, accuser quelque Nègre, et attendre patiemment que ce dernier soit tué par la foule. Will Lewis, un jeune Nègre de 18 ans fut lynché à Tullahoma, dans le Tennessee, en août 1891, parce qu’il était « ivre et insolent à l’égard de personnes blanches 5. »
Les femmes de notre race n’ont pas été épargnées par la fureur de la foule. À l’été 1886, à Jackson, dans le Tennessee, une femme blanche mourut empoisonnée. On soupçonna sa cuisinière noire 6. Comme on trouva une boîte de mort aux rats dans sa chambre, elle fut emmenée en prison sans délai. Lorsque la foule se fut déchaînée suffisamment pour en appeler au lynchage, la prisonnière fut traînée hors de la prison, le moindre morceau de tissu recouvrant son corps fut arraché et elle fut pendue sur la place publique du palais de justice à la vue de tous. Jackson est l’une des plus vieilles villes de l’État, et la Cour Suprême du Tennessee y tient ses séances ; mais personne ne fut arrêté pour cet acte — il n’y eut pas la moindre protestation. Le mari de la femme empoisonnée est mort depuis, fou à lier, et ses divagations s’avérèrent être la preuve que c’était lui, et non la pauvre cuisinière noire, qui avait empoisonné sa femme. Une jeune fille nègre de quinze ans 7 fut pendue à Rayville, en Louisiane, au printemps 1892, pour les mêmes faits d’empoisonnement de personnes blanches. Il n’y eut pas plus de preuve ou d’enquête dans cette affaire que dans celle de Jackson. Une femme nègre, Lou Stevens, fut pendue à un pont de chemin de fer à Hollendale, dans le Mississippi, en 1892. Elle était accusée de complicité du meurtre de son amant blanc qui avait honteusement abusé d’elle.

241 personnes furent lynchées en 1892. L’ensemble des lynchages se répartit ainsi parmi les états suivants :

Alabama 22 Montana 4
Arkansas 25 New York 1
Californie 3 Caroline du Nord 5
Floride 11 Dakota du Nord 1
Géorgie 17 Ohio 3
Idaho 8 Caroline du Sud 5
Illinois 1 Tennessee 28
Kansas 3 Texas 15
Kentucky 9 Virginie 7
Louisiane 29 Virginie Occidentale 5
Maryland 1 Wyoming 9
Mississippi 16 Territoire de l’Arizona 3
Missouri 6 Oklahoma 3

Sur la totalité, 160 étaient d’origine nègre. Quatre d’entre eux furent lynchés à New York, dans l’Ohio et dans le Kansas ; le reste fut assassiné dans le Sud. Il y avait cinq femmes parmi eux. Les charges retenues pour justifier le lynchage de ces personnes sont très variées. Elles se répartissent comme suit :

Viol 46 Tentative de viol 11
Meurtre 58 Soupçonnés de vol 4
Émeute 3 Larcin 1
Préjugé racial 6 Légitime défense 1
Aucune raison donnée 4 Insultes envers une femme 2
Incendie volontaire 6 Hors-la-loi 6
Vol 6 Escroquerie 1
Coups et blessures 1 Tentative de meurtre 2
Aucun délit déclaré, garçon et fille 2

Dans le cas du garçon et de la fille, leur père, du nom de Hastings 8, fut accusé du meurtre d’un homme blanc ; sa fille de quatorze ans et son fils de seize ans furent pendus et leurs corps furent criblés de balles, puis le père fut également lynché. Cela se passa en novembre 1892, à Jonesville, en Louisiane.

Un lynchage tout aussi impitoyable eut lieu à Memphis, dans le Tennessee, en mars 1892 9. Lors d’une altercation sur leur lieu de travail, trois jeunes hommes de couleur en situation de légitime défense firent feu sur des hommes blancs. Ils furent emprisonnés durant trois jours, puis sortis de prison par la foule et abattus d’une manière effroyable. Thomas Moss, Will Stewart et Calvin McDowell étaient des hommes d’affaire dynamiques qui avaient monté une florissante affaire d’épicerie. Leur commerce avait rencontré un franc succès quand dans le même temps celui d’un épicier concurrent blanc du nom de Barrett rencontrait des difficultés. Barrett conduisit l’attaque de l’épicerie au cours de laquelle trois hommes blancs furent blessés. Trois hommes innocents furent lynchés sauvagement pour cette raison, laissant leurs familles sans protecteur. Memphis est l’un des principaux centres urbains du Tennessee, la ville compte soixante-quinze mille habitants ! Aucune démarche d’une quelconque nature ne fut entreprise pour punir les assassins de ces trois hommes. Que les victimes de cet acte scandaleux fussent trois jeunes hommes parmi les plus appréciés d’une population de trente mille personnes de couleur à Memphis n’eut aucune importance. Ils étaient les administrateurs de la société qui gérait l’épicerie. Moss en était le Président, Stewart était le secrétaire de l’entreprise et McDowell en était le gérant. Moss occupait un poste de facteur dans la fonction publique des États-Unis, et tous trois étaient des hommes unanimement salués pour leur honnêteté, leur intégrité et leur sobriété. Cependant leurs meurtriers, bien qu’identifiés, n’ont jamais été inculpés, et n’ont même pas été inquiétés par un quelconque examen préliminaire.

Lorsque la loi est à ce point bafouée, il n’est pas surprenant que la même ville — l’une des soi-disant cités reines du Sud — se livre de nouveau à un étalage de barbarie quasi indescriptible. Cette fois la foule ne chercha en aucune façon à camoufler son identité, mais se délecta de la contemplation de son festin criminel. Lee Walker, un homme de couleur, en fut la victime. Deux femmes blanches se plaignirent qu’un homme de couleur avait surgi de sa cachette, avait sauté sur leur chariot alors qu’elles se rendaient en ville, et traîné l’une d’entre elles à terre, mais que leurs hurlements l’effrayèrent et lui firent prendre la fuite. L’alerte fut donnée qu’un Nègre avait tenté d’agresser sexuellement les deux femmes et des bandes d’hommes se mirent en chasse afin de le capturer. Ils firent feu sur un homme de couleur qui refusa de s’arrêter lorsqu’ils le hélèrent. Il fallut dix jours entiers avant que Walker fût capturé. Il admit avoir attaqué les femmes, mais affirma n’avoir jamais essayé de les agresser sexuellement, et n’avoir pas fait montre d’indécence, ce dont, en réalité, elles ne l’accusèrent jamais. Il ajouta qu’il était affamé, et déterminé à trouver quelque chose à manger, mais qu’après avoir fait tomber l’une des femmes hors du chariot, il prit peur et s’enfuit. Il fut dûment arrêté et conduit à la prison de Memphis. Le fait qu’il fût en prison et pût être jugé et condamné rapidement n’empêcha pas les bons citoyens de Memphis de prendre la loi entre leurs mains, et Walker fut lynché.

Le Memphis Commercial du dimanche 23 juillet présente un compte-rendu exhaustif de cette tragédie dont nous reproduisons les passages suivants.

Minuit sonnait la nuit dernière lorsque Lee Walker, qui avait commis une tentative d’agression sexuelle contre Miss Mollie McCadden, dans la matinée de mardi dernier, fut traîné hors de la prison du Comté et pendu à un poteau télégraphique un peu plus loin au nord de la prison. Durant toute la journée, des rumeurs avaient circulé qu’à la tombée de la nuit une attaque serait menée contre la prison, et comme tout le monde s’attendait à une résistance vigoureuse, on craignait un affrontement entre la foule et les autorités.

À dix heures, le Capitaine O’Haver, le Sergent Horan et plusieurs agents de police étaient aux aguets, mais ils ne purent rien contre la foule. Une attaque fut menée par la foule contre la porte du mur sud et elle céda. Le Sheriff McLendon et plusieurs de ses hommes se précipitèrent dans la brèche, mais deux ou trois participants à l’assaut réussirent à se frayer un chemin. Ils furent saisis par la police sans être réprimés, les policiers ne souhaitant pas user de leurs matraques. Dès le départ, la foule entière aurait pu être dispersée par dix agents de police faisant usage de leurs matraques, mais le sheriff exigea que ne soit commise aucune violence. La foule s’empara d’un rail métallique et l’utilisa comme bélier contre les portes d’entrée. Le sheriff McLendon tenta de les arrêter, et une personne de la foule l’envoya au tapis en le frappant avec une chaise. Il n’en continua pas moins à prôner la modération et refusa d’ordonner à ses adjoints et à la police de disperser la foule en usant de la force. La posture pacifique adoptée par le sheriff fit comprendre à la foule que les policiers étaient effrayés, ou pour le moins qu’ils ne leur feraient aucun mal, et ils redoublèrent d’efforts, exhortés par un aiguilleur robuste. Il était minuit lorsque la porte de la prison fut défoncée avec un rail.

À peine le violeur était-il traîné à l’extérieur que des cris se firent entendre réclamant une corde ; puis quelqu’un hurla « Qu’on le brûle ! » Mais il n’y avait pas suffisamment de temps pour allumer un feu. Lorsque Walker atteignit le hall d’entrée une dizaine des hommes présents se mit à le frappé [sic] et à le poignarder. Il fut à moitié traîné, à moitié porté au croisement de Front street et de la ruelle entre Sycamore et Mill, où il fut pendu à un poteau téléphonique.
Walker tenta désespérément de résister. Deux hommes pénétrèrent les premiers dans sa cellule et lui ordonnèrent d’avancer. Il refusa et comme ils ne parvenaient pas à l’en déloger, d’autres hommes y entrèrent. Il griffa et mordit ses assaillants, blessant gravement plusieurs d’entre eux avec ses dents. La foule se vengea à coups de poings et de couteaux, le frappant et le tailladant. Lorsqu’il parvint aux marches qui descendaient vers la porte d’entrée, il s’arc-bouta une nouvelle fois, et fut poignardé encore et encore. Il avait perdu toute volonté de résister lorsqu’il atteignit le hall d’entrée, et il fut poussé sans ménagement à travers la foule d’hommes et d’enfants hurlant, qui frappèrent, lacérèrent et crachèrent sur le démon misérable. L’un des meneurs de la foule tomba, et la foule le piétina sans ménagement. Il fut grièvement blessé — souffrant d’une fracture de la mâchoire et de blessures internes. Une fois le lynchage terminé, des proches prirent soin de lui.

La foule poursuivit son chemin vers le nord par Front street avec la victime, faisant halte à Sycamore street pour s’emparer d’une corde dans une épicerie. « Emmenons-le au pont de fer de Main street », hurlèrent plusieurs hommes. Toutefois, les hommes qui tenaient le Nègre étaient pressés de conclure leur affaire, et lorsqu’ils atteignirent le poteau téléphonique à l’angle de Front street et de la première allée au nord de Sycamore, ils s’arrêtèrent. Un nœud coulant improvisé à la hâte fut passé autour de la tête du Nègre, et plusieurs jeunes hommes grimpèrent sur un tas de bois à proximité du poteau et lancèrent la corde par-dessus l’un de ses bras métalliques horizontaux. Le Nègre fut hissé jusqu’à ce que ses pieds fussent suspendus à un mètre au-dessus du sol ; on fit en sorte que la corde restât tendue et un corps se balança entre ciel et terre. Un gars costaud, qui avait été l’un des meneurs de la foule, tira sur les jambes du Nègre jusqu’à ce que son cou se rompît. Les vêtements du pauvre hère avaient été arrachés, et tandis qu’il se balançait, l’homme qui avait tiré sur les jambes mutila le corps.

Une ou deux entailles de couteau de plus ou de moins, ne changeaient pas grand-chose à l’apparence du violeur mort, car bien avant que la corde ne fût autour de son cou sa peau avait été quasiment déchiquetée. Un coup de feu fut tiré tandis que le corps pendait. Une douzaine de voix s’élevèrent en protestation contre l’utilisation d’armes à feu, et ce fut le seul tir. Le corps fut laissé suspendu entre ciel et terre pendant une demi-heure, puis le corps fut descendu, et la corde coupée en morceaux qui furent répartis entre les personnes qui s’attardaient autour des lieux de la tragédie. Ensuite on proposa de brûler le corps, et cela fut fait. Une vingtaine de policiers environ, et autant d’adjoints du sheriff, assistèrent à l’intégralité de l’exécution, depuis l’assaut de la prison jusqu’à la crémation du Nègre mort, mais aucun geste ne fut tenté pour arrêter les événements une fois que la porte de la prison eût été ouverte.

Tandis que le corps pendait du poteau téléphonique, que le sang coulait des blessures de couteaux sur sa nuque, ses hanches et le bas de ses jambes qui avaient également été lacérées, la foule lui hurla des jurons, fit tourner le corps pour qu’il s’écrasât contre le poteau, et, bien loin d’être éprouvée nerveusement par la vision d’horreur, la foule contemplait la scène avec complaisance, si ce n’est avec un plaisir non dissimulé. Le Nègre était un dur à cuire. Le cou ne s’était pas brisé, puisque le corps avait été hissé sans subir de chute, et la mort advint par étranglement. Pendant dix bonnes minutes après avoir été suspendu dans les airs, la poitrine se souleva ponctuellement et les membres furent pris de mouvements de convulsion. Enfin, sa mort fut prononcée, et quelques minutes plus tard l’inspecteur Richardson grimpa sur un tas de douves de tonneaux, et sectionna la corde. Le corps s’écroula, comme une masse monstrueuse, et le bruit fit rire la foule qui s’agglutina autour du corps couché sur le ventre, certains donnant des coups de pieds dans la carcasse sans vie.

L’inspecteur Richardson, qui est également un adjoint du coroner, désigna ensuite les personnes suivantes comme membres du jury d’enquête ; Moody, A. C. Waldran, B. J. Childs, J. N. House, Nelson Bills, T. L. Smith, et A. Newhouse. Après l’inspection du corps, l’enquête du coroner fut ajournée sans qu’aucun témoignage ne fût pris avant neuf heures ce matin. Le jury se réunira dans la maison du coroner, au 51 Beale street, à l’étage, et prononcera son verdict. Si aucun témoin ne se déclare, le jury parviendra quoi qu’il en soit au même verdict, puisque tous les membres en son sein assistèrent au lynchage. Puis quelqu’un se mit à hurler « Qu’on le brûle ! » Le cri fut repris rapidement par d’autres et retentit bientôt de centaines de gorges. Pendant un long moment, l’inspecteur Richardson parvint à contenir la foule sans l’aide de quiconque. Il parla et implora les hommes de ne pas attirer le déshonneur sur la ville en brûlant le corps, arguant du fait que la vengeance ne saurait être plus complète.

Dans le même temps un petit attroupement s’était formé et s’occupait à allumer un feu au milieu de la rue. Le combustible était à portée de main. Quelques fagots de douves furent pris parmi les troncs débités à proximité pour servir de petit bois. Du plus gros bois fut récupéré au même endroit, et l’on se procura de l’huile de charbon d’une épicerie voisine. Puis redoublèrent les « Qu’on le brûle ! Qu’on le brûle ! » hurlés par la foule.

Une demi-douzaine d’hommes se saisit du corps nu. La foule les acclama. Ils se dirigèrent vers le brasier, et balancèrent le corps qui atterrit au milieu des flammes. Quelqu’un réclama plus de bois, après que le feu eut commencé à s’éteindre en raison de l’attente prolongée. Des volontaires apportèrent du bois, qui fut empilé sur le Nègre, le dissimulant presque, pendant un certain temps, de la vue du public. Sa tête était visible de tous, tout comme ses membres, et l’un de ses bras suspendu en l’air au-dessus du corps, le coude de travers, maintenu dans cette position par un morceau de bois. Après quelques instants, ses mains se mirent à enfler, apparurent ensuite des cloques sur toutes les parties exposées du corps ; puis à certains endroits la chair se consuma, et les os commencèrent à apparaître. C’était une vision terrifiante, un spectacle qu’aucune des personnes présentes n’avait sans doute jamais contemplé auparavant. Cela s’avéra insupportable pour une grande partie de la foule et la plupart déserta les lieux très peu de temps après que la crémation eut commencé.

Mais un grand nombre de personnes resta, et ne semblait pas dérangé le moins du monde par la vision d’un corps humain réduit en cendre. Deux ou trois femmes blanches, accompagnées par leurs compagnons, jouèrent des coudes pour se retrouver au premier rang et avoir la vue dégagée ; elles s’absorbèrent dans la contemplation avec une tranquillité et une nonchalance étonnantes. Un homme et une femme amenèrent une petite fille, qui ne devait pas avoir plus de douze ans, leur fille apparemment, pour assister à une scène capable d’ôter le sommeil à l’enfant plusieurs nuits d’affilée, si ce n’est de provoquer un traumatisme permanent à son système nerveux. Les commentaires de la foule étaient divers. Certains évoquaient l’efficacité de ce type de traitement pour les violeurs, d’autres se réjouissaient que leurs femmes et filles fussent désormais à l’abri de ce traîne-misère. D’autres encore riaient tandis que la chair se fissurait et boursouflait, et même si un grand nombre conclut à l’inutilité de la crémation d’un corps mort, aucun mot de compassion ne fut prononcé par la meute à l’égard du malheureux.

Les chasseurs de reliques étaient à l’affût de la corde utilisée pour pendre le Nègre, ainsi que celle utilisée pour le sortir de prison. Ils en vinrent quasiment aux mains pour avoir la chance de couper un morceau de corde, et en un temps record les deux cordes avaient disparu et avaient été éparpillées dans les poches de la foule sous la forme de morceaux, d’une taille variant de deux à quinze centimètres. D’autres parmi les chasseurs de reliques restèrent jusqu’à ce que les cendres aient refroidi pour obtenir, selon la convoitise propre à chacun, des restes épouvantables tels que les dents, les ongles et des bouts de peau carbonisée. Après avoir brûlé le corps, la foule attacha une corde autour du tronc calciné et le traîna vers le bas de Main street en direction du palais de justice, où il fut pendu à un poteau central. La corde cassa et le corps chuta dans un bruit sourd, mais il fut de nouveau hissé, les jambes calcinées effleurant le sol. Ses dents et les ongles de ses doigts furent arrachés comme souvenirs. La foule fit tant de bruit que la police intervint. On téléphona à Walsh, le croque-mort, qui prit le corps en charge et le porta jusqu’à son établissement, où il sera préparé afin d’être enterré dans le champ du potier 10 aujourd’hui.

Le télégramme reçu par le Chicago Inter-Ocean, à 14h00, samedi après-midi, soit dix heures avant le lynchage, servit de prélude à cette démonstration de barbarie ordinaire du dix-neuvième siècle :

Memphis, Tenn, 22 juillet, À l’attention d’Inter-Ocean, Chicago. Lee Walker, homme de couleur, accusé du viol d’une femme blanche, en prison ici, sera liquidé et brûlé par des Blancs ce soir. Pouvez-vous envoyer Madame Ida Wells pour couvrir l’événement ? Réponse attendue. R. M. Martin, pour le Public Ledger.

Le Public Ledger est l’un des plus anciens quotidiens du soir de Memphis, et ce télégramme démontre que les intentions de la foule étaient parfaitement connues bien avant d’être mises à exécution. La composition de la foule est décrite par le Appeal-Avalanche de Memphis. L’article indique « Au début la foule paraissait n’être composée que de voyous, mais tandis qu’elle grossissait en taille, des hommes de tous milieux en prirent les rênes, bien que la majorité fût constituée d’hommes jeunes. »

Tel fut le châtiment infligé à un Nègre, accusé, non pas de viol, mais de tentative d’agression sexuelle, et sans aucune preuve de sa culpabilité, puisqu’on ne donna pas la possibilité aux femmes concernées de l’identifier. Ce fut à peine moins affreux que lorsque Henry Smith fut brûlé vif, à Paris, au Texas, le 1er février 1893 11, ou lorsque Edward Coy subit le même sort, à Texarkana, au Texas, le 20 février 1892 12. Tous deux furent accusés d’agression sexuelle sur des femmes blanches, et tous deux furent attachés à un poteau et brûlés alors qu’ils étaient encore en vie, en présence d’une dizaine de milliers de personnes. Dans le cas de Coy, la femme blanche impliquée dans l’affaire craqua même l’allumette, tandis que la victime proclamait son innocence.

L’image que nous publions ci-dessous est la reproduction exacte de la photographie prise sur les lieux du lynchage qui se déroula à Clanton, dans l’Alabama, en août 1891. La raison pour laquelle l’homme fut pendu est donnée dans les termes mêmes utilisés par la foule, écrits au verso de la photographie, et ils vous sont également donnés. Cette photographie 13 fut envoyée au Juge A. W. Tourgée, de Mayville, dans l’état de New York.

Scène de lynchage, Alabama, Août 1891
Fac-similé de l’arrière de la photographie

Dans certains des cas décrits, la foule feint de croire en la culpabilité du Nègre. Il est rapporté publiquement que la femme blanche impliquée dans l’affaire l’a identifié, ou que le prisonnier a « avoué. » Mais lors du lynchage qui eut lieu dans le Comté de Barnwell, en Caroline du Sud, le 24 avril 1893, la victime de la foule, John Peterson 14 s’échappa et se mit sous la protection du Gouverneur Tillman ; il proclama non seulement son innocence, mais proposa de fournir un alibi, en faisant appel à des témoins blancs. Avant que ses témoins eussent pu être amenés, la foule arriva à la résidence du Gouverneur et réclama le prisonnier. Il fut livré et, bien que la femme blanche concernée eût affirmé qu’il n’était pas le coupable, il fut pendu vingt-quatre heures plus tard, et plus de mille balles furent tirées sur son corps, sous prétexte « qu’un crime avait été commis et que quelqu’un devait être pendu pour cela. »

Le lynchage de C. J. Miller 15, à Bardwell, dans le Kentucky, le 7 juillet 1893, reposait sur le même principe 16 . Deux fillettes blanches furent retrouvées assassinées près de leur domicile le matin du 5 juillet : leurs corps étaient horriblement mutilés. Bien que leur père eût joué un rôle clé dans l’accusation de meurtre et la condamnation de l’un de ses voisins blancs, cela ne fut pas considéré comme un mobile. Des clameurs jaillirent selon lesquelles un Nègre avait dû commettre les viols et les meurtres, et une chasse au Nègre fut immédiatement lancée. Un limier fut lancé sur la piste, qu’il suivit jusqu’à la rivière, et jusque sur le bateau d’un pêcheur du nom de Gordon. Le pêcheur indiqua qu’il avait conduit à la rame un homme blanc, ou bien un mulâtre à la peau très claire, sur l’autre berge de la rivière à 18h00 la nuit précédente. On fit traverser la rivière au limier, qui reprit la piste du côté du Missouri, et courut sur près de deux cent mètres jusqu’à la chaumière d’un fermier blanc, puis se coucha là, refusant d’aller plus loin.

Pendant ce temps, un Nègre inconnu avait été arrêté à Sikestown, dans le Missouri, et les autorités télégraphièrent ces faits à Bardwell, dans le Kentucky. Le sheriff, sans réquisition préalable, escorta le prisonnier de l’autre côté de la rivière, dans le Kentucky, et le livra aux autorités qui accompagnaient la foule. Le prisonnier était un homme à la couleur de peau marron foncé ; il dit que son nom était Miller et qu’il ne s’était jamais rendu dans le Kentucky. Le pêcheur qui avait affirmé avoir fait traverser un homme blanc identifia Miller, après que le Sheriff lui eut confié qu’il serait considéré comme complice du coupable, s’il ne reconnaissait pas le prisonnier. Il était environ dix heures du matin et la foule voulut le brûler sans attendre, mais M. Ray, le père des fillettes, les convainquit avec énormément de difficultés d’attendre jusqu’à trois heures de l’après-midi. Sûr de son innocence, Miller gardait son calme, tandis que des centaines d’hommes saouls et lourdement armés, enrageaient autour de lui. Il dit :

Mon nom est C. J. Miller, je viens de Springfield, dans l’Illinois, ma femme habite au 716, North Second street. Je me tiens ici parmi vous considéré aujourd’hui comme l’un des hommes les plus cruels que la population ait rencontrés. Je me tiens ici entouré d’hommes surexcités ; des hommes qui ne veulent pas que la loi suive son cours, et à l’égard de la loi, je n’ai commis aucun crime, et certainement pas un crime répugnant au point d’être privé de la vie ou de la liberté de marcher sur la terre verdoyante. J’avais en ma possession quelques anneaux achetés à Bismarck auprès d’un marchand ambulant juif. Je les lui ai achetés 4,50 $. J’ai quitté Springfield le premier jour de juillet et suis venu à Alton. D’Alton, je me suis rendu à East St. Louis, puis de là à Jefferson Barracks ; j’ai ensuite traversé Poplar Bluff, Hoxie, Jonesboro et ai emprunté un train régional à destination de Malden, et de là me suis rendu à Sikeston. Le cinquième jour de juillet, le jour où je suis censé avoir commis ce crime, j’étais à Bismarck.

Ne parvenant en aucune manière à lier Miller au crime, la foule décida de lui laisser le bénéfice du doute et de le pendre, plutôt que de le brûler, comme prévu initialement. À trois heures, l’heure fixée pour l’exécution, la foule se rua à l’intérieur de la prison, déchira les vêtements de Miller et noua sa chemise autour de ses reins. Quelqu’un cria que la corde était le « sort réservé aux hommes blancs » et une chaîne à billots de quasiment cent pieds de long 17, pesant presque cent livres 18 fut placée autour de son cou. Il fut conduit dans cet état dans la rue et pendu à un poteau télégraphique. Après qu’une photographie de lui eut été prise alors qu’il se balançait au bout de la chaîne, ses doigts et doigts de pieds furent coupés, et une fois son corps horriblement mutilé, il fut brûlé et réduit en cendres. Cela eut lieu moins de douze heures après que Miller eut été fait prisonnier. Après sa mort, ses affirmations concernant ses déplacements furent confirmées. Mais la foule avait refusé d’accorder le temps nécessaire à l’enquête.

Il ne peut exister de conclusion plus appropriée à ce chapitre que le passage d’un éditorial de l’Inter-ocean, modèle journalistique de sérieux et d’honnêteté. Commentant les nombreux lynchages barbares de ces deux mois (juin et juillet) dans son numéro du 5 août 1893, il déclare :

Aussi longtemps qu’il sera connu de tous qu’il suffit d’une simple accusation contre un homme pour le mettre à mort sans qu’une enquête soit nécessaire, il existera des hommes malveillants, avides de vengeance, pour lancer cette accusation. Une telle réalité aura vite fait de détruire toute loi. Cela ne serait pas toléré plus d’une journée par les hommes blancs. Mais les Nègres ont été si patients tout au long des épreuves qu’ils ont traversées, que les hommes, conscients de ne plus pouvoir tirer en toute impunité sur un Nègre qui tente d’exercer son droit de vote comme n’importe quel autre citoyen, sont prêts à inventer n’importe quelle accusation qui leur fournira le prétexte nécessaire à l’accomplissement de leur crime. Quelle coïncidence singulière que d’observer, au moment où l’opinion publique critique sans ménagement les assassinats politiques, une augmentation symétrique du nombre de lynchages sur la base d’accusations d’agressions sexuelles contre des femmes blanches. Les lynchages sont menés sensiblement de la même manière que ceux perpétrés par le Ku Klux Klan 19 lorsque les Nègres essayant d’exercer leur droit de vote étaient attaqués par la foule. La seule différence majeure réside dans la raison que la foule se donne pour agir de la sorte. Ce dont nous avons réellement besoin c’est d’une opinion publique favorable à l’application de la loi et à la possibilité donnée à tout homme, blanc comme noir, de bénéficier d’une audience équitable devant les tribunaux légaux. Si la proposition faite par le News and Courier de Charleston permet cela, qu’elle soit appliquée immédiatement. Personne ne veut protéger un monstre coupable de telles attaques brutales sur des femmes désarmées. Mais le Nègre a autant le droit à un procès équitable que l’homme blanc, et le Sud ne sera pas débarrassé de ces crimes épouvantables commis au nom de la loi de la meute, aussi longtemps que les citoyens les plus honorables essaieront de se trouver des excuses pour cautionner le Juge Lynch.