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Lise Gibet

Lise Gibet est étudiante en préparation d’un doctorat de sociologie à l’EHESS sous la direction de Madame Isabelle Thireau (CCJ-CECMC). Diplômée en Histoire (Paris I Panthéon-Sorbonne) et en Sociologie (EHESS), son travail de mémoire de Master a porté sur la place et l’évolution des restaurants chinois dans les processus migratoires des populations chinoises en France. Son travail de thèse porte sur la circulation et la hiérarchisation des normes sociales entre la Chine et l’Europe au prisme de l’évolution des restaurants chinois à Paris et à Lisbonne.




Références de citation

Gibet Lise (V1: novembre 2020). “En rouge et noir : les restaurants chinois à Paris, indicateurs de reconfigurations locales et transnationales”, in Chuang Ya-Han, Trémon Anne-Christine (dir.), Mobilités et mobilisations chinoises en France, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-03-6 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?En-rouge-et-noir-les-restau (...))

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Dernière mise à jour : 11 novembre 2020


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No dogs, No cats, No rats. Just Shanghainese cuisine.
No tsingtao.

Slogans affichés sur la devanture d’un nouveau restaurant chinois (Petit Bao) rue Saint-Denis à Paris, en janvier 2019.

En revendiquant l’absence de chien, de chat et de rat dans leur restaurant, Petit Bao, nouveau restaurant « chinois » du IIe arrondissement, fait du renversement de stigmate un argument clé de sa stratégie marketing. Visés en 2004 et 2006 par des scandales médiatiques ayant pour objet principal le non-respect de lois sanitaires et du code du travail, les restaurants « chinois » en France ont été, et sont encore dans une partie de l’imaginaire collectif associés à des consommations interdites de viande de chien ou de chat. Ainsi, par ces slogans, les restaurateurs de Petit Bao dévoilent une des motivations de leur projet : se distinguer de représentations sociales stigmatisantes associées à l’étiquette « restaurant chinois ». Outre l’accent mis sur une cuisine chinoise régionale et non généraliste, les velléités de distinction de ce restaurant se dévoilent dans la référence faite à la bière chinoise Tsingtao. Présente en très forte proportion dans les restaurants « chinois » en France, la Tsingtao était jusque très récemment la seule marque de bière chinoise disponible dans les commerces. Cette référence montre qu’il ne s’agit pas seulement de se distinguer de représentations stigmatisantes mais de s’éloigner d’un monde, selon la définition de Becker, et de ses pratiques. Dans son ouvrage Les mondes de l’art, le sociologue américain Howard S. Becker définit un monde comme :


un réseau de coopération au sein duquel les mêmes personnes coopèrent de manière régulière et qui relie donc les participants selon un ordre établi. Un monde de l’art est fait de l’activité même de toutes ces personnes qui coopèrent 1.

Ainsi, un monde est constitué de plusieurs « types d’artistes » et de différentes phases d’évolution. Selon Becker, la rupture et l’apparition d’un nouveau monde sont l’œuvre d’un groupe qu’il nomme les « francs-tireurs ». Ce type d’acteurs, à l’origine de micro-innovations, remet en question l’ordre établi par le monde précédent, pour se mettre en concurrence et venir substituer ce dernier. Dans le cas des restaurants chinois à Paris, le restaurant Petit Bao fait partie de ces « francs-tireurs ». Leur existence amorce une transition avec le monde des restaurants chinois établis à Paris depuis le début du XXe siècle. Ce monde est dominé par des « professionnels intégrés », c’est-à-dire des restaurateurs, « primo-arrivants de longue date » qui ont acquis le savoir technique de l’organisation d’un « restaurant chinois » et les aptitudes sociales pour exister dans ce monde, comme par exemple connaître les meilleurs fournisseurs ou avoir des clients fidélisés. L’ensemble des acteurs de ce monde rouge, dans lequel j’inclus les commerçants fournisseurs, les restaurateurs, les enfants de ces derniers et les associations de restaurateurs chinois, a négocié et produit une identité chinoise unifiée, standardisée. L’homogénéité de l’esthétique des restaurants apparaît très lisiblement dans la série photographique de devantures de restaurants chinois réalisée en février 2017.

En effet, les usages chromatiques récurrents, voire systématiques, sur leurs devantures du rouge, pour les restaurants plus anciens, et du noir pour les plus récents, m’ont amenée à utiliser cette caractéristique visuelle comme outil d’étiquetage des deux grandes catégories de restaurants, ou mondes visibles à Paris : les restaurants « rouges » et les restaurants « noirs ». Implantés dans l’espace parisien depuis 1911, les restaurants chinois « rouges » sont l’œuvre de trois grandes vagues de migrations chinoises en France, comprises entre 1910 et 1990. Principalement issus de la région de Wenzhou, de Canton et de pays d’Asie du Sud-Est continentale, les patrons de ces commerces ethniques sont majoritairement non qualifiés 2. Les contextes et les conditions de migration — départs et arrivées — ne sont pas les mêmes pour les restaurateurs « rouges » et les restaurateurs « noirs ».

À partir de 2009, apparaissent dans le quartier des Arts et Métiers, puis de Cadet-Poissonnière, des restaurants « chinois » mettant en avant une cuisine régionale chinoise ou une spécialité culinaire, comme les nouilles ou les raviolis. Les pâtes vivantes (ouvert en 2008) ou Happy Nouilles (ouvert en 2009), par exemple, font partie des premiers restaurants à avoir renouvelé le format et l’esthétique des restaurants chinois en concentrant leur offre sur les pâtes et en situant l’atelier de confection — une partie des cuisines — à l’entrée du restaurant, derrière une baie vitrée, faisant de la devanture un réel espace scénique. Pour ces restaurants, il n’est donc plus question de mettre en scène l’altérité ou l’exotisme d’un espace asiatique, vaste et imprécis mais des techniques professionnelles, un savoir-faire et une identité régionale. À l’origine de ces entreprises : de jeunes étudiants chinois récemment diplômés en France suite à un échange universitaire ou diplômés en Chine et désireux de vivre à l’étranger.

L’arrivée de cette nouvelle génération de « migrants » cristallise les rapports émergents entre les nouvelles et les anciennes générations. Dans la conjoncture étudiée, la question de la transmission transgénérationnelle est centrale dès lors que l’apparition des premiers restaurants « noirs » en 2009 est concomitante aux premières manifestations anti-racistes conduites par des associations chinoises en France. Les manifestations dont il est question ont en partie été menées par l’Association des Jeunes Chinois de France (AJCF 3) qui organisait, en parallèle des actions politiques, un événement culinaire nommé Chinese Food Week (CFW 4). Cette rencontre annuelle visait à déconstruire les représentations culturelles péjoratives attribuées à « l’identité chinoise » en promouvant des restaurants chinois parisiens proposant une « cuisine chinoise authentique » : les « restaurants noirs ». Ces deux groupes d’acteurs, les « primo-arrivants récents » et les « primo-arrivants de longue date », bien qu’évoluant dans des groupes distincts, ont donc été réunis par un troisième groupe d’acteurs, les descendants de migrants.

Le rôle des restaurants chinois dans la formation des représentations sociales de la Chine à l’étranger et leurs évolutions n’a fait l’objet que de peu de travaux et l’évolution transgénérationnelle en est absente. Jusqu’ici les travaux universitaires francophones sur les restaurants chinois se sont concentrés sur les questions d’entrepreneuriat ethnique 5, d’exotisme 6 ou plus généralement sur le rôle du restaurant dans les activités économiques diasporiques 7. Ces commerces ont également été utilisés comme lieux d’observation des interactions sociales, dans les « rapports de face 8 » (面子 mianzi en chinois) 9, ou des hiérarchies familiales ou professionnelles 10. Dans le monde anglophone, et en particulier aux États-Unis où la littérature sur les restaurants chinois est bien plus abondante qu’en France, les travaux académiques mobilisent intensivement les notions d’authenticité 11, d’exotisme, d’altérité, d’identité, d’intégration 12 et de créolisation, en s’inscrivant majoritairement dans des travaux d’anthropologie alimentaire.

La typologie de restaurants élaborée au moyen de l’ethnographie visuelle a pour objectif de révéler les dynamiques de changements à l’œuvre dans les pratiques et les représentations des populations chinoises en France. Ainsi, pour mieux saisir la manière dont l’image et la représentation des Chinois sont les fruits d’une négociation entre restaurateurs et clients, notre analyse mobilisera simultanément les discours des restaurateurs et ceux des clients.

L’analyse s’appuiera sur des matériaux de nature assez hétérogène, comprenant des entretiens avec des clients de restaurant, des entretiens avec des restaurateurs, des observations dans un restaurant, une ethnographie dans une association et une ethnographie visuelle composée de photographies de devantures de restaurants chinois. L’ensemble de ces outils permettra de s’interroger sur ce qui fait qu’une identification ou une image sociale devient une appartenance, ou inversement, et ainsi tenter de comprendre pourquoi la modernité semble-t-elle s’incarner par les restaurants « noirs » à Paris ? En d’autres termes, nous nous intéresserons à la manière dont les identifications et les représentations des populations chinoises en France sont produites, reproduites et négociées à travers l’espace du restaurant chinois.

Il s’agira tout d’abord d’identifier les caractéristiques du monde « rouge » et des dynamiques dont les nouveaux restaurateurs souhaitent se distinguer ; de sorte à analyser, dans une seconde partie, les pratiques des dits nouveaux restaurateurs et ainsi comprendre, dans une troisième partie, comment ces pratiques culinaires sont utilisées comme des ressources d’affirmation de soi par les deuxièmes générations de migrants chinois en France.

Les caractéristiques du monde rouge : de quoi les nouveaux restaurateurs cherchent-ils à se distinguer ?

La densité des restaurants chinois dans l’espace parisien et la diversité des formes commerciales — traiteurs, buffets à volonté, restaurants classiques, etc. — mais aussi de leurs auto-définitions nationales — restaurant chinois/thaïlandais/vietnamien ou restaurant chinois/asiatique par exemple — en font un ensemble difficile à saisir et à décrire. Ainsi, la première étape de ce travail fut de questionner la définition de « restaurant chinois » à travers les pratiques et les représentations de consommateurs. Les analyses qui suivront mobilisent une série de 15 entretiens semi-directifs comprenant 10 questions et menés auprès de 15 individus, clients de restaurants chinois 13, âgés de 19 à 66 ans, habitants à Paris et en banlieue parisienne, entretenant ou non des liens particuliers avec l’Asie et appartenant à des CSP variées telles que des ouvriers, des cadres, des étudiants ou des retraités. Cette courte étude a permis d’établir que les définitions données par les enquêtés étaient polysémiques et que les variables de ces définitions dépendent des parcours d’expérience des enquêtés et, notamment, de leurs positions sociale et géographique. Si pour certains, un restaurant chinois est un restaurant où l’on trouve des « sushis, des brochettes au fromage et du riz cantonnais », pour d’autres, les restaurants « ouïghours et tibétains » ne peuvent être compris dans la catégorie « restaurant chinois ».

Homogénéité de la représentation

Parmi les définitions proposées par les enquêtés, les caractéristiques esthétiques des restaurants, notamment ces éléments chromatiques ou symboliques, sont apparus comme les premiers critères de définition : 80 % des enquêtés utilisent spontanément les termes « rouge », « jaune » ou « dragons » pour répondre à la question « Qu’est-ce qu’un restaurant chinois pour vous ? » 14. Ainsi, on constate que ces définitions sont en majorité des descriptions de l’esthétique ou de l’architecture des restaurants. L’utilisation très récurrente de ces éléments et de « poissons » ainsi que les références faites à des matières précieuses (or, jade) ou à des espaces de puissance hors du temps (palais, pagode, jardin) dans les noms des restaurants 15 a créé une typologie permettant de distinguer et de caractériser le « restaurant chinois » dans l’espace urbain et commercial français.

Comme le rappelle l’historien Michel Pastoureau 16, « la fonction première de la couleur, omniprésente dans nos sociétés contemporaines, est de signaler, de classer et de hiérarchiser ». Le choix de ces signes identificateurs est justifié par une restauratrice enquêtée de la manière suivante :


L’ancienne décoration c’est mon beau-frère qui l’a choisie, parce que en 89, dès que vous voyiez une devanture rouge vous étiez sûr que c’était un restaurant chinois, parce que le rouge c’est le porte-bonheur de Chine, c’est la richesse, les empereurs, tu vois. Ça a changé mais ça c’était très très moderne dans les années 80-90 17.

La remarque de cette restauratrice souligne que le rouge est employé pour sa fonction symbolique. Cette couleur constitue de fait un symbole et un outil d’identification pour les restaurateur. Le monde « rouge » résulte d’un compromis entre les imaginaires d’une Chine ancienne fantasmée par l’Occident, les connaissances des restaurateurs, celles des clients, et l’ensemble de contraintes matérielles et langagières qui structurent ce compromis.

La manière dont les restaurateurs se réapproprient individuellement cette représentation de la Chine est intéressante dans ce qu’elle révèle des processus de production d’une représentation sociale.
La référence à l’histoire ancienne de Chine, qui est incorrecte puisque la couleur des empereurs était le jaune et non le rouge 18, exprime avant tout une adhésion à un certain mode de représentation de la Chine à l’étranger. Cette image de la Chine traditionnelle a été diffusée dès la fin XIXe siècle, notamment par le biais de marchandises (soie, laque, thé 19). La circulation d’images s’est produite au sens matériel du terme, c’est-à-dire par des représentations picturales ou esthétiques, mais également par des représentations sociales des populations chinoises en migration. Ainsi, les restaurants chinois établis à Paris depuis le début du XXe siècle ont deux traits caractéristiques : d’une part la représentation de symboles culturels « traditionnels » chinois, et d’autre part, l’unité de cette représentation qui met de côté tous les particularismes d’un territoire de 9,6 millions de kilomètres carrés.

Ces processus de reproduction et d’homogénéisation sont inhérents au concept de monde développé par Howard Becker. L’ensemble des restaurants chinois situés à Paris s’est constitué, au fur et à mesure des migrations, en un monde composé de plusieurs types 20 de restaurants. Ainsi, Madame C., restauratrice, m’explique qu’en 1989, avant d’ouvrir son restaurant, elle « a fait un tour de Paris pour voir ce qui marchait chez les autres restaurants, pour faire plaisir à la clientèle ». Résultat des stratégies commerciales qui ont pour but de limiter les risques, l’homogénéité est également le produit de contraintes telles que l’accès restreint aux produits. Jusqu’aux réformes de Deng Xiaoping à la fin des années 1980 menant à l’ouverture de la Chine, la majorité des produits chinois exportés à l’étranger arrivaient de Hong Kong ou de Thaïlande. Malgré la création de sociétés d’import-export et des supermarchés Tang Frères ou Paris Store, certains restaurateurs interrogés considèrent que l’offre actuelle ne leur permet pas de proposer de nouveaux plats.

Si pour certains clients interrogés, l’homogénéité est vue comme un « manque d’originalité » (entretien M.) ou « une impression de se faire avoir ou encore qu’ils ont un livre unique de recettes pour tout le pays » (entretien D.), pour d’autres, elle est vue comme agréable et recherchée pour sa fonction de repère, « je sais où je vais » (entretien F.), « j’ai mes habitudes, c’est ça que j’aime », « je prends toujours la même chose ».

Une offre commerciale négociée entre clients et restaurateurs

L’ensemble des entretiens et des observations ethnographiques ont montré que les similarités esthétiques fonctionnent comme des repères, où le client a l’impression de déjà connaître les lieux, tous équivalents les uns aux autres. Cette fonction sécurisante du restaurant chinois contraste pourtant avec l’intention première qui est la découverte d’une cuisine étrangère, d’un exotisme à proximité de chez soi 21. Les travaux américains sur les restaurants chinois ont montré combien la relation entre clients et restaurateurs chinois était établie sur une adaptation mutuelle. De fait, un des objectifs d’un restaurateur qui vend des produits étrangers à la population d’accueil est de trouver un équilibre entre ce qui est assez différent pour être attirant et assez similaire pour être accepté, autrement dit, d’être exotique 22 ».

Cette recherche du compromis va se faire conjointement, avec les clients, au fil des interactions. Bien que les deux « équipes » s’appréhendent et s’adaptent, il n’en demeure par moins que ce qui est au cœur de la transaction commerciale, l’exotisme, est une notion dynamique qui est empreinte d’un lien fort avec l’histoire du colonialisme occidental et des représentations des étrangers en France. Il semble important de souligner que le compromis négocié chez les restaurants « rouges » s’est établi dans un rapport de force culturel où la France se trouvait en position de domination 23.

Certains clients revendiquent cette volonté d’exotisme, comme le montre cet extrait de la lettre d’une cliente envoyé au restaurant Impérial Vapeur 24 en juin 2017 :

Certes, votre restaurant était du chinois de convention, c’est à dire du chinois traditionnel imaginé, mais les gens aiment qu’on leur raconte des histoires curieuses, différentes, qui les font voyager.

La dénomination « chinois traditionnel » des enquêtés se réfère donc à une tradition de restauration chinoise en France, à un exotisme convenu et non à une cuisine traditionnelle chinoise. Cette tradition est celle d’une créolisation 25, d’une création à partir d’assemblages 26. L’utilisation du système de service diachronique 27, pratiqué en France — c’est-à-dire de servir les plats les uns après les autres, au contraire du synchronique pratiqué en Chine, est un exemple d’adaptation, tout comme l’utilisation par certains clients de chips à la place du pain pour pousser ou saucer les aliments. Ce compromis est pratiqué comme technique pour gagner du temps, de l’énergie ou de la face, mais il participe également à alimenter certains amalgames concernant la culture chinoise, par exemple l’idée que celle-ci n’est pas distincte des autres pays asiatiques. On peut retenir l’exemple d’un digestif fréquemment servi, présenté sous l’appellation saké 28, mais qui en réalité est du Mei Kuei Lu Chew 29.

Selon deux clients enquêtés, les difficultés de communication interpersonnelle avec les restaurateurs seraient une des caractéristiques des restaurants chinois « rouges » :


C’est le seul restau où tu commandes avec un numéro parce que t’arrives pas à épeler le nom du plat. Il doit y avoir le truc de la communication parce qu’ils parlent mal alors ils mettent des chiffres 30.

Les stratégies non discursives, comme l’utilisation de chiffres et de photographies, mises en place par les restaurateurs, apparaissent comme des moyens de compenser les lacunes du discursif, et notamment les difficultés d’expression en français, tout en satisfaisant le client. La maîtrise du français n’est pas égale entre les membres de l’équipe et, de manière générale, le registre et le vocabulaire les mieux maîtrisés sont ceux propres à la restauration et au travail de service, qu’ils pratiquent tous les jours. La maîtrise des langues devient un élément déterminant de la structure spatiale, fonctionnelle et hiérarchique du restaurant 31.

Si la récurrence de ces techniques de communication non discursives accentuent l’impression d’homogénéité entre les restaurants, les entretiens avec les restaurateurs montrent pourtant bien qu’il existe des velléités de distinction de leur part. Le professionnalisme et l’hygiène sont deux critères et outils de distinction utilisés par les restaurateurs :


Les traiteurs j’ai travaillé trois jours dedans, dégueulasse. Je veux plus travailler chez eux. Ils mangent pas, ils laissent pour le lendemain. Moi je dis aux gens si vous y allez, arrivez tard comme ça vous avez les plats frais [rires] 32.

Comme pour beaucoup de restaurateurs, la différence entre personnel qualifié ou non est importante, puisque la majorité des « rouges » ne sont pas qualifiés. Ce qui permet à des restaurateurs, comme Madame C., de fonder leur légitimité et leur réussite sur leur professionnalisme.

La stigmatisation : entre exotisme désuet et scandales hygiéniques

Ce professionnalisme inclut, entre autres, une application des normes hygiéniques françaises. De cette façon, le jugement de Madame C. sur l’hygiène « dégueulasse » des traiteurs est à envisager comme un élément de son processus de distinction sociale. En effet, depuis plusieurs années en France, les restaurants chinois sont assimilés à des commerces « sales » qui ne respectent pas les normes hygiéniques et sanitaires françaises. Une identification qui est évoquée dans la majorité des entretiens :


Mais je vais te dire, pour moi c’est sale les restaurants chinois, j’y vais quand même parce que c’est pas cher. Ils mettent micro-ondes et sac plastique en même temps, pour moi c’est impensable. Mais ça c’est l’habitude chinoise, ils sont sales. [...] Je n’aime pas le riz cantonnais, je ne comprends pas comment les français supportent les traiteurs chinois 33.

À l’origine de cette identification : un « scandale sanitaire ». Le 24 février 2004, France 2 diffuse un épisode de l’émission Envoyé Spécial consacré à la cuisine chinoise en France. Ce reportage de 35 minutes, intitulé « Manger chinois en France », fait état, en caméra cachée et en suivant le Commissaire général de l’inspection des fraudes de Paris, des conditions d’hygiène de certains restaurants chinois à Paris. Il y est mentionné l’existence « d’appartements raviolis » où des travailleurs migrants chinois illégaux confectionnent des raviolis dans des conditions « insalubres » et non réglementaires vis-à-vis des normes d’hygiènes établies par le ministère français de la santé et de l’alimentation. Outre les divers commentaires à caractère raciste générés par ses participants, ce reportage est la source de création, de reproduction et de diffusion de représentations péjoratives ou stigmatisantes des restaurants chinois en France. Ainsi, à différents moments, le commissaire affirme des informations non vérifiables, telles que « 80 % des restaurants et des traiteurs chinois se fourniraient dans des appartements raviolis [...] un trafic à grande échelle » ou encore « 80 % des restaurants japonais sont tenus par des Chinois [...] ces pratiques c’est vraiment le truc des Chinois, ils ont une main d’œuvre clandestine et pas chère ». Ces affirmations sont complétées et enrichies par d’autres commentaires sur l’hygiène « véritable porcherie », l’illégalité, jugeant qu’« il est même parfois difficile de savoir de quel animal il s’agit », nourrissant ainsi les représentations établies selon lesquelles les Chinois mangeraient de la viande de chien ou de chat, interdite en France. Deux ans après, en 2006, l’émission propose une suite avec un deuxième reportage intitulé « Faut-il avoir peur des restaurants asiatiques ? 34 ». Les diffusions de ces reportages sont des événements décisifs dans l’histoire de la restauration chinoise en France et plus généralement dans celle de la présence chinoise en France. Ils seront en effet la source d’une stigmatisation des populations chinoises, causant une baisse de la fréquentation des restaurants et la création d’une image sociale péjorative où le glissement du « ils » des restaurants, vers le « ils » des Chinois, « sont sales » s’est fait rapidement.

Suite à ces événements, les réactions des restaurateurs ne se sont pas faites attendre. La première, une tentative d’auto-contrôler et de labelliser les restaurants, fut rapidement éclipsée par une seconde solution, beaucoup plus radicale : changer de modèle commercial et se « convertir » à la restauration japonaise dans les deux années qui ont suivies la diffusion de l’émission 35. Plus récemment, une nouvelle solution est apparue pour échapper à cette identification : changer de décoration et, en particulier, la couleur de la devanture.

« L’ancienne décoration était vieille » m’explique Madame C. et puis « l’ancienne commençait vraiment à devenir kitsch » ajoute S., sa fille. À ma demande, elle développe le sens qu’elle donne à ce mot en le faisant correspondre aux termes « dépassé », « cliché » et « c’était avant ». Cette considération des restaurants « rouges » comme des éléments du passé est également celle évoquée par les étudiants chinois résidant à Paris interrogés :


En fait je trouve que la société chinoise ici est restée dans l’époque des années 80, ils n’ont jamais avancé. Du coup pour nous c’est un peu “je suis arrivée dans le passé” 36.

Pour la nouvelle décoration de son restaurant, Madame C. a choisi du noir, quelques touches de blanc, de rouge et de rose, ainsi que du bois brut et des plantes. Une gamme esthétique très semblable à celles des « nouveaux restaurants chinois » qui apparaissent à Paris depuis 2009.

Que proposent-ils, comment se distinguent-ils ? De nouvelles pratiques pour une nouvelle place

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Ethnographie visuelle : devantures de restaurants chinois

Crédits - Lise Gibet

Au sens propre comme au sens figuré, la devanture d’un restaurant chinois est une fenêtre sur une culture étrangère. Cette mise en scène de l’identité chinoise correspond à ce que la sociologue Anne Raulin qualifie de « théâtre de représentation que les Chinois donnent d’eux-mêmes à la société d’accueil 37 ». Par leur fonction identificatrice, les façades des restaurants permettent aux restaurateurs de donner une définition d’eux-mêmes dans l’espace public. Par sa fonction séparatrice et frontalière, la devanture manifeste la présence réelle des commerçants et, au travers de celle-ci, la présence symbolique du groupe « chinois » par le biais d’une appropriation signifiante de l’espace. Le choix de l’onomastique, circonscrit dans l’enseigne, est un révélateur à la fois de l’intention du commerçant, mais aussi de la nature du cadre urbain et de la spécificité commerciale. La présentation de l’identité de l’établissement exprime la stratégie du commerçant qui vise la clientèle lui semblant être la plus adéquate à la réalisation de son projet commercial 38.

Une nouvelle place dans l’espace urbain, une nouvelle identification visuelle

Classées par ordre chronologique des dates d’ouverture des restaurants, allant du plus ancien au plus récent, les photographies ci-dessus révèlent une évolution chromatique significative, du rouge vers le noir. La transition entre les deux couleurs se situe en 2009-2010 avec l’apparition de restaurants spécialisés dans les pâtes (Les pâtes vivantes dans le Ier arrondissement en 2009). Les restaurants « noirs » connaissent un véritable essor à partir des années 2012-2013, avec l’arrivée de plusieurs restaurants proposant des symboles d’identification identique composés majoritairement des couleurs noire, grise et blanche, et utilisant des matériaux comme le bois ou la pierre bruts. La présence de ces nouveaux restaurants se remarque en particulier dans le quartier de Cadet-Poissonnière dans le IXe arrondissement de Paris 39. Ayant connaissance de cette densité, je me suis dirigée en priorité vers ce quartier pour faire une ethnographie visuelle.

À chaque vague d’installation, les immigrés chinois tendent à se concentrer dans un espace urbain bien défini, jusqu’à ce qu’ils forment une enclave immigrée dans un quartier parisien. Ainsi, les premiers migrants chinois du début du XXe siècle s’établirent dans le Quartier Latin, aux alentours de Saint-Michel, là où les premiers marchands de « chinoiseries » étaient déjà présents. Puis ils s’installèrent dans le quartier de la gare de Lyon dans les années 1945, foyer central des colporteurs chinois de l’époque. En 1990, dans le même secteur, le nombre d’établissements commerciaux s’élevait à 125 dont 103 commerces de gros 40. Actuellement, le quartier des Arts et Métiers, centré autour de la rue au Maire, est toujours considéré comme un quartier chinois même si sa popularité en tant que « quartier chinois » a été éclipsée par la naissance de deux nouveaux « quartiers chinois » à Paris à la fin du XXe siècle : le triangle de Choisy 41 et Belleville 42. Le regroupement des restaurants noirs dans un quartier autre que les quartiers dits « chinois » souligne la volonté de marquer la non-appartenance à ces primo-arrivants de longue date. Quand certains restaurateurs « noirs » justifient leur installation dans ce quartier du fait de son « dynamisme et de sa centralité », d’autres évoquent « des personnes de leurs réseaux dans l’immobilier ». Dans leurs plans d’insertion sur le marché, les restaurateurs considèrent le prix des loyers, le niveau de vie de la population locale, l’offre de restauration déjà existante et les potentiels contacts de leurs réseaux de connaissances. Situé non loin du quartier de l’Opéra et de ses « quartiers japonais-coréen » autour de la rue Sainte-Anne, le quartier de Cadet-Poissonnière est habité par une population issue des classes supérieures et s’entoure ainsi d’une symbolique de quartier huppé 43. La place sur l’échelle socio-économique et les parcours d’expériences sont les dimensions qui séparent les restaurateurs « rouges » des restaurateurs « noirs ». En effet, contrairement aux « rouges » qui sont en majorité des migrants non qualifiés, les restaurateurs « noirs » sont, pour la plupart, d’anciens étudiants qui sont venus séjourner à Paris et qui y sont restés 44. L’arrivée de ces nouveaux restaurants est donc une des répercussions des accords d’échanges universitaires bilatéraux signés en 2003 entre la France et la Chine, qui a amené la France à accueillir plus de 300 000 étudiants chinois en dix ans 45. Cette nouvelle population migrante a également pour caractéristique, outre le fait d’être qualifiée, d’être originaire des grandes villes chinoises ou des régions du nord (Liaoning, Hunan) et de l’ouest (Sichuan, Henan) qui ne sont pas les foyers traditionnels de migration 46. La différence sociale entre les restaurants « rouges » et « noirs » va de pair avec leurs choix esthétiques. Considérée comme la couleur de la « modernité » par les nouveaux restaurateurs, le noir est devenu le symbole d’une nouvelle manière de mettre en scène la culture chinoise.

La spécialisation régionale, une nouvelle proposition

La première caractéristique des restaurants « noirs » réside dans leur auto-définition en tant qu’établissements proposant une cuisine chinoise régionale ou cuisine de « spécialités ». Jusqu’à l’arrivée des restaurants « noirs », la question de la région dans la cuisine chinoise était uniquement le fait des restaurants chinois « gastronomiques » présents à Paris. En effet, dans la tradition culinaire chinoise, l’affirmation identitaire régionale se renforce lorsque l’on monte en gamme. Comme l’explique Aël Théry 47, le prestige de la cuisine chinoise n’est pas issu de l’apport successif d’individus talentueux mais de savoir-faire partagés et transmis au cours des siècles, aboutissant à une catégorisation en huit « grandes cuisines régionales ».

Les huit catégories et les provinces correspondantes

Les huit grandes cuisines chinoises 八大菜系 sont représentées par huit régions qui sont :

  • la cuisine du Shandong 鲁菜 (Lu Cai),
  • la cuisine du Sichuan 川菜 (Chuan Cai),
  • la cuisine du Guangdong 粤菜 (Yue Cai),
  • la cuisine du Jiangsu 苏菜 (Su Cai),
  • la cuisine du Fujian 闽菜 (Min Cai),
  • la cuisine du Zhejiang 浙菜 (Zhe Cai),
  • la cuisine du Hunan 湘菜 (Xiang Cai),
  • et la cuisine de l’Anhui 皖菜 (Wan Cai).

Ainsi, à Paris et dans les mégalopoles internationales comme Londres ou New York, c’est la cuisine de la province du Sichuan qui est la plus représentée. Cette tendance s’inscrit dans la continuité d’une mode existant dans l’offre actuelle de restauration en Chine continentale et grandement diffusée, en simultané, entre la Chine et l’Europe (dont la France), par le biais des réseaux sociaux comme Instagram ou WeChat. Il s’agit d’une transposition directe d’une tendance culturelle chinoise à son groupe diasporique en France. Cuisine réputée pour l’usage de piments ou de poivre du Sichuan, sa popularité est intéressante à observer si l’on sait que le piment ou les épices « un peu trop fortes » faisaient partie des premiers critères d’adaptation des restaurants « rouges ». La mise en valeur des régions est également intéressante si l’on prend en considération ce que dit Carine Pina-Guerassimoff :


la publicité des actions associatives des Chinois en France, notamment par internet, les amène à abandonner les dialectes régionaux pour reprendre de plus en plus le mandarin (langue chinoise officielle) et elles contribuent en cela à la formation d’une identité chinoise davantage nationale que régionale 48.

Les spécificités de la cuisine chinoise passent également par la démonstration de techniques particulières et d’un savoir-faire. Pour cette raison, des restaurants ont choisi de se spécialiser dans la réalisation de certains plats, comme les pâtes et les raviolis, et d’autres d’aller jusqu’à offrir la préparation en spectacle aux passants, en positionnant le cuisinier en vitrine : une nouvelle manière, pourtant courante en Chine, de se présenter dans l’espace urbain pour les restaurateurs chinois. Cette méthode permet aux clients de vérifier la fraîcheur des produits et aux cuisiniers d’exposer la maîtrise de leur art 49.

La recherche d’authenticité de ces nouveaux restaurateurs se matérialise par une mise en valeur de pratiques alimentaires chinoises courantes et de « structures du culinaire 50 ». Cependant, il est important de souligner deux points. D’une part, la mondialisation, les voyages et internet ont élargi et ouvert les références des consommateurs français. D’autre part, la position de classe supérieure des nouveaux restaurateurs et la reproduction de tous les symboles qui y sont attachés leur offrent des moyens de s’affirmer dans l’espace social et de s’identifier à une culture valorisée. Ainsi, les nouveaux restaurateurs n’hésitent pas à faire du restaurant un espace de représentation de leurs « goûts » et de leur capital social en exposant et en commercialisant, dans le restaurant, des œuvres d’artistes chinois issus de leurs réseaux de connaissances. Ainsi, le monde des restaurants « noirs » se met en représentation dans deux espaces, le réel et le virtuel.

La troisième caractéristique des restaurants « noirs », qui vient s’ajouter à la prédominance du noir dans l’esthétique et la mise en valeur des cuisines régionales, est l’utilisation des réseaux sociaux et, en particulier, ceux d’internet.

Un nouveau mode de communication et de diffusion : internet

Chez les nouveaux restaurateurs, l’usage d’internet est le principal outil de communication et de publicité. La présence sur les réseaux sociaux chinois — WeChat — et ceux plus largement utilisés en France — Facebook et Instagram — offre une « nouvelle visibilité » progressive sur les réseaux et leur permet de cibler une clientèle jeune. Toutefois, comme me l’expliquent les deux étudiantes chinoises clientes de restaurants chinois à Paris que j’ai interrogées 51, la véritable réputation des restaurants se constitue sur une autre plateforme, New Savour.

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Illustration 1 : Capture d’écran de l’interface du site New Savour

Crédits - New Savour

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Illustration 2 : Capture d’écran de commentaires et notations de restaurant par des internautes

Crédits - New Savour

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Illustration 3 : Capture d’écran des classements des restaurants par mots-clefs. Ici « 川菜 », cuisine du Sichuan.

Crédits - New Savour

New Savour est un site internet et une application créés en 2016 en France, entièrement rédigés en chinois mandarin 52. Cette application de conseils et de classement de restaurants chinois à Paris est destinée à un public sinophone résidant ou voyageant dans la capitale. Elle classe les restaurants selon les notes attribuées par les internautes et les insèrent dans des catégories en fonction de leurs spécialités, de leur popularité ou de leur position géographique. Les adresses proposées sont souvent absentes des guides culinaires français et la modalité participative permet de répertorier des restaurants ayant ouvert très récemment. C’est bien la définition d’une version de l’authenticité, en l’occurrence reproduire sans variation les propositions culinaires actuelles en Chine, qui est au cœur de la création de cette application : classer et répertorier « des restaurants où l’on retrouve une cuisine comme en Chine » précise E., d’origine chinoise, utilisatrice de New Savour et fondatrice de l’événement Chinese Food Week à Paris. L’application est utilisée majoritairement par des jeunes Chinois issus de l’immigration, comme E., qui voit cette application comme une « valeur sûre » garantissant une cuisine traditionnelle, sans altération ou adaptation au goût français. Ainsi, l’espace de définition et de négociation d’une « authenticité de l’identité chinoise » à travers la gastronomie est déplacé de l’échelle locale, le quartier, à internet.

La multiplication des restaurants et leur réussite commerciale s’expliquent quant à elles en partie par la mobilisation sur les réseaux sociaux chinois et la demande des étudiants, mais aussi du fait de leur découverte par les populations parisiennes non chinoises.

Vers la reconnaissance : les nouvelles pratiques culinaires comme ressource identitaire pour les enfants d’immigrés

En 2013, l’Association des Jeunes Chinois de France (AJCF) crée un événement annuel nommé Chinese Food Week (CFW) proposant « 7 jours. 7 restaurants. 7 manières de découvrir la cuisine chinoise ». L’objectif de ce projet, qui s’est renouvelé jusqu’en 2018, était d’offrir une nouvelle image de la cuisine chinoise aux français pour lutter « contre les préjugés ». Quels étaient les restaurants sélectionnés ? Des restaurants « nouvelle génération », des restaurants « noirs ».

Le rôle et le sentiment d’appartenance des deuxièmes générations

La création de ce projet est la suite de différentes actions de l’AJCF portant à dénoncer le racisme et l’indifférence envers les populations chinoises en France. Ainsi, il est important de remarquer que la CFW s’inscrit dans un contexte de revendications et de politisation des populations chinoises en France 53. En 2011, R., président et co-fondateur de l’AJCF, devient porte-parole des mobilisations contre les agressions et les violences envers les populations chinoises. Proposer un événement comme la CFW peut être vu comme une nouvelle stratégie dans cette « lutte pour la reconnaissance 54 » par l’opportunité qu’elle donne à ses membres d’être identifiés et valorisés par leur double-identité, à la fois par le groupe des jeunes migrants chinois et également par la population française. L’organisation de cet événement fut en effet l’occasion d’une rencontre et d’échanges entre de jeunes primo-arrivants chinois, propriétaires ou employés des restaurants « noirs » et les membres de la CFW, pour la plupart nés en France de parents chinois. La réussite de cette association entre les deux groupes, notamment au regard du succès des cinq éditions, marque une ouverture pas toujours évidente dans les relations intergénérationnelles et inter-ethniques.

Dans un entretien, Wen Jia, jeune étudiante chinoise arrivée en France il y a neuf ans, explique que les jeunes Chinois de deuxième génération ne sont pas considérés comme de « vrais Chinois » par les jeunes migrants, du fait qu’ils « ne maîtrisent souvent pas bien le chinois et qu’ils n’habitent pas en Chine donc, (ils) n’ont pas les mêmes références que les Chinois ». Cette évaluation péjorative des enfants de migrants est en partie nourrie par une image négative que les Chinois de Chine entretiennent des « émigrés », et particulièrement des populations originaires de Wenzhou, majoritaires en France. Au-delà de l’image de patrons Wen autoritaires et « exploiteurs » mise en avant dans l’enquête de Florence Lévy 55, l’entretien avec Wen Jia m’a laissé entrevoir un autre aspect de cette représentation négative : les « Wen » seraient des individus dont le capital culturel n’est pas à la hauteur du capital économique. Ces représentations sont également une transposition des rapports interrégionaux existants en Chine, où les populations de Wenzhou sont perçues par la population chinoise comme des personnes riches mais sans éducation.

Bien que la CFW ait été envisagée par ses membres comme un moyen d’honorer la culture chinoise qui leur a été transmise, se distinguer de leurs parents était une étape obligatoire pour pouvoir être reconnus dans leurs identités propres et définir l’image à laquelle ces enfants de migrants ont envie de correspondre 56. Ainsi d’une part ils montrent aux jeunes migrants chinois qu’ils appartiennent aux mêmes espaces de référence et de l’autre à la population française qu’ils appartiennent à une Chine du présent, considérée comme « authentique » par les nouveaux voyageurs français 57. En répondant aux attentes des deux groupes, les membres de la CFW s’accomplissent dans leurs projections d’eux-mêmes. Autrement dit, les descendants de migrants, étant le fruit d’une double culture, ne peuvent être reconnus dans « leur identité authentique 58 » s’ils ne sont pas acceptés par les Français et par les Chinois à travers cette double identité. En l’occurrence, l’utilisation de l’alimentation est un moyen de se relier à des pratiques culturelles et sociales et à un phénomène de mode, et de ce fait d’être assimilé à un ensemble valorisé socialement et ce, par les deux cultures. Outre la reconnaissance, cette initiative associative permet à ces enfants d’immigrés de sortir du modèle de commerce traditionnel familial et de devenir des relais transnationaux 59. Cet événement engage des acteurs très divers du monde de la restauration chinoise à Paris. Mais surtout, il se construit autour de rapports de pouvoirs inter-associatifs et extra-associatifs en faisant appel à des financeurs commerciaux prestigieux et en nouant des liens avec des organes d’État. Les connexions avec le pouvoir politique ne sont pas évidentes au premier regard mais sont tout de même présentes par exemple avec les partenaires d’organisation. En effet, le premier et principal partenaire de la CFW est le site d’information chinois chine-info.com. Ce journal est un organe direct du groupe Nouvelles d’Europe, financé par le gouvernement de la République populaire de Chine. Une importante partie de l’organisation de l’évènement est rendue possible grâce au financement de chine-info.com, mais également grâce à son relais médiatique et à la « mise à disposition » d’un membre de son équipe pour participer à l’élaboration du projet. Si la CFW ne répond pas avec exactitude à la définition de dispositif 60 donnée par Michel Foucault, elle est constituée de beaucoup de ses caractéristiques et notamment celle d’être un assemblage de langages et de matières normatives 61.

L’apparition d’une nouvelle catégorie : les restaurants aux devantures blanches

Le choix des acteurs de la CFW de valoriser les restaurants chinois « noirs » souligne une volonté de s’identifier à une autre Chine, à de nouvelles pratiques de consommation qui sont celles d’une Chine « moderne », mais surtout celles de classes sociales supérieures. En effet, l’ascension sociale 62 d’une majorité d’enfants d’immigrés chinois et leurs classes d’âge positionnent les deuxièmes générations dans des groupes sociaux et économiques similaires à ceux des nouveaux migrants. Si les membres de la CFW ont décidé d’exposer leur vision de la modernité, c’est-à-dire la manière dont les individus envisagent un futur commun 63, en soutenant les restaurants « noirs », d’autres individus de deuxième génération ont choisi d’ouvrir leurs propres restaurants. L’apparition de ce nouveau groupe de restaurants chinois se distingue également dans l’espace urbain par une dominante de couleur blanche sur les devantures associée à des symboles identifiés comme appartenant à la culture chinoise. Bien qu’il soit encore très récent, la densité soudaine de ce phénomène permet de pouvoir établir deux types parmi ces restaurants : ceux tenus par des chefs-cuisiniers et offrant une cuisine asiatique « fusion » aux influences chinoises et ceux tenus par des diplômés d’école de commerce qui tendent à proposer une vision de la cuisine chinoise « traditionnelle » mettant en valeur des plats de la cuisine quotidienne familiale ou bien des plats issus de la cuisine de rue. Les deux utilisent uniquement des produits biologiques ou « certifiés », de provenance locale ou importés directement de Chine et préparés par des chefs formés à la cuisine chinoise. Les esthétiques de ces deux catégories sont très homogènes et se caractérisent par des éléments de décoration que ces restaurateurs désignent comme « kitsch » ou « vintage ». La décoration se voudrait donc un mélange du passé et du présent, en réutilisant les indices d’identification des anciens restaurants « rouges », comme les dragons ou certains éléments de vaisselle, conjugués à une décoration épurée entre design de style « nordique » et éléments de design « brut » : briques et ampoules apparentes, carreaux de faïence, etc. Un des restaurants « asiatique tenu par des chefs » a d’ailleurs gardé la façade de l’ancien restaurant « rouge » et rénové tout l’intérieur pour proposer une cuisine de « bistronomie asiatique » en gardant un décalage « vintage ».

Parmi les stratégies marketing de ces restaurants, on note des références aux diasporas chinoises-américaines : en proposant, par exemple, des boîtes en cartons rectangulaire de dégustation à emporter, présentes dans beaucoup de films et de séries américains. En l’occurrence, la manifestation d’une identification aux communautés sino-américaines est le fait d’un système de normes et de références globalisé où la construction normative des consommateurs se fait majoritairement par les réseaux sociaux, les médias et les productions culturelles. Cette identification participe à l’entreprise de revalorisation des représentations des populations chinoises, auxquelles divers acteurs issus des communautés asiatiques des pays anglo-saxons ont fortement contribué.

L’expansion mondiale du gua bao, sandwich d’origine taïwanaise, en est un exemple. La popularité de ce sandwich, que l’on retrouve désormais à la carte de tous les restaurants « blancs », pourrait s’expliquer par l’ouverture en 2009 du restaurant BaoHaus 64 du chef cuisinier et présentateur de télévision Eddie Huang 65, qui a fait du gua bao l’icône de la « cuisine chinoise authentique » redécouverte.

Le restaurant parisien cité en introduction de ce chapitre est un des restaurants « blancs » les plus évocateurs de la vision de ces derniers. Contrairement aux restaurants « noirs » qui s’expriment uniquement par leurs pratiques, les restaurants « blancs » verbalisent leur intention de se distinguer des restaurants « rouges » et des stigmates qui y sont associés. La campagne de publicité de Petit Bao qui indique « No Tsingtao » exprime le refus de l’homogénéité. Pourtant, il est possible d’observer un phénomène similaire chez les restaurants « blancs », où l’on retrouve les mêmes plats : les gua bao ; le riz ou les nouilles sautées ; Xiao Long Bao, un type de raviolis originaire de Shanghai et popularisé par la chaîne de restaurant taïwanais Din Tai Fang. Très en vogue dans le monde anglo-saxon, ces raviolis sont consommés quotidiennement dans la région de Shanghai ou à Taïwan, de même que les aubergines Hongshao qui font partie du répertoire quotidien de la cuisine familiale en Chine. Ces plats s’établissent peu à peu comme les plats icônes d’une nouvelle cuisine chinoise dans le monde. Cette popularité, favorisée par la circulation des photographies de ces plats sur Instagram, Facebook ou d’autres réseaux sociaux, participe à la construction de nouveaux référents de ce qu’est la Chine aujourd’hui.

Renouveler la cuisine chinoise pour renouveler l’image de la Chine ?

Tel que démontré précédemment, l’évolution croissante de flux d’échanges marchands et communicationnels créent, ces dernières décennies, de nouveaux référents, construits à partir d’expériences personnelles mais aussi de « tendances ». Dans les rapports intra-diaspora, l’évaluation du « degré de sinité » entre les groupes constitue des hiérarchies entre les acteurs, qui sont sans cesse réévaluées au gré des changements de la puissance symbolique de la culture chinoise. L’évolution de l’image des restaurants chinois appelle à s’interroger sur la hiérarchisation des saveurs 66 comme indicateur des rapports de pouvoirs existants entre les normes culturelles et de leurs évolutions.

Depuis le début des années 2000, les restaurants chinois ont été au cœur de nombreux scandales aussi bien en France que dans d’autres pays européens, tel que le Portugal. Accusés de violer les normes d’hygiène mais aussi celles de la morale par la consommation de viande de chien, les restaurants chinois ont été associés au registre du sale dans les représentations collectives françaises.

Cependant, l’image des restaurants chinois des années 2005-2010 marque un contraste avec celle désormais présentée par la presse d’une cuisine considérée comme tendance et moderne. Ce basculement de paradigme, du sale vers le propre, est à interpréter dans l’acception du sale comme représentant tout ce qui n’est pas à sa place 67. La succession de scandales alimentaires en Chine, apparus juste après son entrée à l’Organisation mondiale du commerce en 2001, peut laisser supposer l’existence d’un lien d’influence avec ceux touchant, aux mêmes périodes, les restaurants chinois en Europe. Naturellement, en questionnant la circulation des normes à l’échelle transnationale, notre regard se déplace de l’occidentalisation du monde, envisagée par certains auteurs comme synonyme de la modernité, vers l’impact de l’Occident sur l’idéal commun de la modernité. Néanmoins, les conclusions des travaux menés poussent à s’éloigner de ces visions et à ne pas envisager les acteurs comme des victimes de l’américanisation ou de l’occidentalisation mais comme des individus forts de leurs outils de réappropriation des objets à leurs échelles locales 68. La consécration du restaurant « noir » parisien Trois fois plus de piment dans la catégorie « Meilleures nouilles 69 » par le guide bistronomique parisien Le Fooding 70 est une preuve que, bien que les attentes se soient « globalisées », elles restent des indices des rapports de force transnationaux. Le basculement d’une image sociale « sale » des restaurants chinois vers une image sociale « propre » s’explique par le fait que « les médias et la migration sont les deux principaux acteurs qui alimentent le travail de l’imagination, qui constitue la subjectivité moderne 71 ». La mise en valeur de la classification régionale des cuisines tout comme la mise en scène de savoir-faire techniques montrent que de nouveaux cadres normatifs émergent. Ces pratiques de consommation portées par de nouvelles stratégies de marketing ne sont que des indices du changement social et migratoire qui s’opère. La transformation du paysage culinaire chinois à Paris n’est, en définitive, qu’une conséquence de l’évolution du profil social des représentants de la cuisine chinoise en France.

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