Les politiques publiques sont-elles dirigées ? La question prend tout son sens lorsque les enquêtes de terrain font découvrir le grand nombre et la grande diversité d’acteurs sociaux interdépendants pouvant être considérés comme les auteurs d’une politique publique. Partez à la recherche des auteurs d’une politique quelconque, vous trouverez des fonctionnaires, des élus, des experts, des groupes d’intérêts, des journalistes, etc. Autant de catégories qui se démultiplient entre des niveaux territoriaux fortement interdépendants (local, régional, national, européen, mondial...). Or cette prolifération semble contredire l’idée d’une intentionnalité à l’œuvre : comment autant d’acteurs pourraient façonner ensemble un programme qui soit autre chose qu’un effet émergent (Boudon) ?
La pertinence de la question se trouve renforcée en outre par le constat récurent d’une prolifération des messages hétérogènes et souvent qui devraient être pris en considération pour retrouver le sens d’une politique publique. Partez à la quête du sens — comme le suggère les approches cognitives des politiques publiques — et vous commencerez par trouver des normes juridiques souvent approximatives et pas toujours cohérentes, des discours publics et privés, des comptes rendus de réunions, des articles de presse, des rapports scientifiques ou parlementaires, des brochures de communication publique, etc. Or tous ces messages ne forment jamais un ensemble cohérent ou, plus exactement, si cette cohérence existe, elle n’est jamais saisissable immédiatement. Dès lors comment retrouver le ou les sens d’une politique publique et par suite la ou les intentions l’ont orienté ?
Jean-Claude Thoenig résume bien l’impression qui se dégage — d’un certain point de vue ! — des analyses de politiques publiques :
Les interférences en sont trop nombreuses, il y a beaucoup d’opérateurs autonomes qui interviennent lors du pilotage du programme.
On peut se demander alors si le processus social et historique que représente la formation d’une politique publique est effectivement maîtrisé — au moins par certains acteurs — ou si, au contraire, déclenché et perpétué par les actes de chacun, il se développe de manière autonome par rapport à ces actes et à leurs intentions. Le problème peut être formulé ainsi : une politique publique suit-elle un cours historique qu’aucun agent particulier n’a déterminé par ses actes ou délibérément recherché ?
Les travaux de science politique, dont ceux de politiques publiques, permettent de faire ressortir, schématiquement, deux réponses contradictoires, c’est-à-dire deux schémas d’interprétation des politiques publiques. Il ne s’agit pas de classer strictement les auteurs ou les œuvres en deux camps ; de nombreuses références apparaîtront d’ailleurs dans la présentation de chacun des deux schémas. On peut considérer ces réponses tranchées comme des positions virtuelles et extrêmes entre lesquelles se situent la plupart des études réalisées. Elles peuvent correspondre aussi à des différences nationales dans les configurations d’action publique comme le remarque Marc Smyrl :
Les différences entre les points de départ de l’étude des politiques publiques en France et aux États-Unis peuvent être mise en évidence en comparant deux livres clefs, à peu près contemporains, L’État en action et Governing the Economy (2). Ces deux ouvrages se positionnent clairement par rapport à leurs environnements nationaux respectifs. Pour Jobert et Muller, en effet, le problème est « trop d’État » ou, tout au moins, une vision excessivement monolithique de l’État. Il s’agit pour eux de se distinguer de « l’étatisme » des approches structurelles en insistant sur « l’hétérogénéité et les contradictions incontestables de l’État en action » (p. 17). Pour Hall, en revanche, le problème est l’inverse : s’opposant au pluralisme ainsi qu’aux approches systémiques et culturelles, il cherche à reconsidérer le rôle de l’État en tant qu’institution jouissant d’une certaine autonomie vis-à-vis de la société.
Note :
(2) Bruno Jobert, Pierre Muller, L’État en action : politiques publiques et corporatismes, Paris, PUF, 1986 ; Peter Hall, Governing the Economy, Oxford, Oxford University Press, 1986.
Le premier schéma, que l’on qualifiera d’interactionniste, voit chaque politique se composer par l’interaction d’une multitude d’acteurs, comme un « effet émergent », et suivre au cours du temps une évolution imprévisible dont la trajectoire ne saurait être imputée à la volonté d’un acteur, d’un groupe ou d’une catégorie. Le seconde schéma au contraire, que l’on pourrait nommer directionniste, attire l’attention sur le rôle prépondérant que jouent certaines élites susceptibles de contrôler l’enchaînement des faits et les interactions sociales qui donnent au cours du temps le sens que prend une politique publique.
Jérôme VALLUY‚ « Introduction - Section - La question du leadership politique dans l’action publique »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 17 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 78