Lorsque l’on passe d’un dictionnaire à l’autre, les définitions de la technocratie sont variables et flottante donnant au concept une apparence de flou qui renforce peut-être le sens commun péjoratif qui lui est aujourd’hui souvent attaché dans l’espace public. En étudiant les discours relatifs à la technocratie, à partir d’une bibliographie abondante, Eve Seguin distingue trois types-idéaux, trois conceptions abstraites de la technocratie, qui peuvent être lus soit comme autant de définition du concept soit comme décrivant des dimensions distinctes du même concept :
"Une première conception se trouve dans les travaux qui envisagent la technocratie comme phénomène politico-administratif. Ici, la ligne de force tient dans la démonstration du glissement du pouvoir des dirigeants élus vers les hauts fonctionnaires, lequel traduit une professionnalisation de la politique (...) Les dirigeants politiques élus ne sont plus que les instruments de la science, incarnée dans cette nouvelle catégorie sociale qu’est la technocratie. Celle-ci regroupe les hauts fonctionnaires, les conseillers politiques non élus et des experts extérieurs à l’appareil d’État, et tire son pouvoir d’une compétence d’experts qui lui permet de scientifiser la politique, c’est-à-dire de prendre la décision qui s’impose dans des circonstances données (...)
La deuxième conceptualisation regroupe les travaux qui abordent la technocratie comme phénomène socio-historique. (...) la réflexion part du constat d’une inflexion historique des sociétés industrielles, dont les principaux traits sont la technicisation complète du milieu de vie et la transformation de la science en force productive (...) La société se présente de plus en plus comme un système autorégulé dont la finalité ultime est la conservation. De nouvelles classes sociales apparaissent (employés, techniciens, experts) tandis que d’autres déclinent (prolétariat).
une troisième conceptualisation voit dans la technocratie un phénomène fondamentalement idéologique (...) Elle ne nie pas forcément les différents facteurs mis en lumière par les deux autres approches mais elle conteste l’idée d’une réelle technocratisation du pouvoir. (...) La société est, comme elle le fut traditionnellement, agitée par des intérêts conflictuels et les technocrates, loin de former une nouvelle classe dominante, sont en fait au service des secteurs capitalistes dominants." 1
Comme l’observe ensuite Eve Seguin, ces trois conceptions ont en commun - ce qui justifie de les réunir - de réifier la science en en faisant une réalité sociologique, de type catégorielle, de regroupement d’acteurs sociaux dominants (hauts-fonctionnaires politisés ou nouvelle classe sociale dominante ou experts au service de la classe bourgeoise). La science apparaît plus comme un principe identitaire et politique, caractéristique de la figure sociale du "technocrate", que comme une vision du monde spécifique.
D’autres analyses, notamment celles de Guillaume Carnino 2, nous montre que la science se développe comme une sorte de "religion", laïque, durant la révolution industrielle au 19e siècle, créant non seulement un nouveau "régime de vérité" mais aussi un argument central de la légitimation politique. Il montre notamment comme, dans la première moitié du siècle, le mot "science" à évolué dans ses significations (pour désigner moins le savoir en général qu’un savoir spécifique, tenu pour certain parce qu’issu d’une connaissance rationnelle et expérimentale) et littéralement explosé quant à la fréquence de ses usages livresques. On pourrait ajouter que cette expansion idéologique de la science, comme croyance et terminologie, s’opère durant une période qui est aussi celle d’une importante croissance quantitative de l’État (en nombre de fonctionnaires, nombre de ministères, masses budgétaires, volumes de productions juridiques, etc). Trois variables semblent ainsi en interaction au cours notamment des deux derniers siècles dans l’émergence du phénomène technocratique : la science, l’étatisation et l’industrialisation.
1- La dimension scientiste et bureaucratique du gouvernement politique
Le phénomène technocratique à des racines idéologiques et sociétales multiples. L’une d’elle est à trouver dans le développement de la science et surtout des croyances scientistes qui s’y rattachent progressivement, au cours des 17e, 18e et 19e siècles, quand à la rationalisation possible du gouvernement politique par la science. Idéologiquement le scientisme est sans doute ancien si on le fait remonter au rationalisme de Descartes et à la philosophie des Lumières, mais il s’affirme surtout au rythme des découvertes scientifiques et des bouleversements sociétaux qui s’intensifient au 19e siècle.
Sur le plan politique, ce phénomène qui conduit à fonder de grands espoirs sur les développements de la connaissance « objective », rencontre en France un écho particulièrement favorable dans la haute fonction publique croissante depuis le milieu du 19e siècle et, surtout, depuis 1945. Puissante et de plus en plus consciente de son influence profonde sur les mécanismes du pouvoir, elle est la principale bénéficiaire de l’idéologie du « service public » qui s’affirme depuis la fin du 19e siècle dans un contexte de bouleversements multiples, technologiques (révolution industrielle et mécanisations), économique (grande récession en fin de 19e), sociétaux (exode rural et urbanisation) et géopolitiques (guerres européennes et mondiales).
1.1- Perspectives scientistes de gouvernement
Une tradition déjà ancienne puisqu’elle remonte au moins à Condorcet - en tant que théoricien de croyances largement partagées à son époque - et s’illustre ensuite notamment dans certains travaux de Saint-Simon et d’Auguste Comte mais aussi d’Ernest Renan (L’Avenir de la science) qui appelle de ses vœux une société où la rationalisation du gouvernement des hommes grâce à la Science établira enfin l’harmonie sociale par la mise hors-jeu des passions et au recul de l’ignorance. Une autre manière d’exprimer ce vœux consiste à soutenir que l’essor de la science et de la technique placerait inéluctablement le pouvoir entre les mains des savants et des techniciens dans un société vouée à être régie par des savants.
Présentation éditeur : « La science a prouvé que… » D’où nous vient cette idée selon laquelle la science serait garante du vrai ? Guillaume Carnino propose une enquête historique et généalogique permettant de comprendre pourquoi et comment, en France, à l’heure de la IIIe République, cette idée en est venue à être unanimement partagée. Il dévoile les rouages de la carrière de savants comme Louis Pasteur, mais aussi l’histoire de simples artisans et pêcheurs dont les découvertes furent convoitées par les industriels. Il montre de quelle manière l’image d’un Galilée anticlérical a pu être fabriquée et renouvelle le regard que l’on porte sur la mise en place de l’école gratuite et obligatoire par Jules Ferry. Parallèlement à la décision démocratique, la pratique scientifique devient peu à peu un mode de gouvernement des êtres et des choses, qui marque l’avènement de la civilisation des experts. La science, désormais auréolée d’un prestige quasi religieux et présentée comme pure – c’est-à-dire indifférente aux intérêts individuels –, se révèle finalement un moyen d’administrer la société autant que de transformer la nature par l’industrie.
La Science, c’est ici l’investigation des phénomènes sociaux, avec le développement des sciences sociales que saluait Max Weber, comme un élément du vaste processus de rationalisation du politique qui conduit à l’Etat moderne. Ainsi dès les années 30, dans la grande dépression qui frappe l’Amérique, Howard Scott (Introduction to Technocracy, 1933), préconise l’emploi des science physiques pour trouver les solutions des problèmes sociaux. Après la guerre, T. Swann Harding (« The Place of Science in Democratic Government », American Sociological Review, dec. 1947, p.621-627) revendique pour les scientifiques et les techniciens une part déterminante dans la formulation des politiques publiques ; les décisions devraient désormais être prises sur la base de faits scientifiquement établis et interprétés par des spécialistes. Le développement des sciences économiques notamment à partir des années 30, de la sociologie notamment dans les années 50, de l’informatique dans les décennies qui suivent (traitements statistiques…), alimente le rêve d’une gestion politique rationnelle, l’espoir « d’éviter les erreurs dans le gouvernement des hommes » (Alfred Sauvy).
Ce discours à trois grandes implications politiques :
1) Une élitisme ouvert ou larvé : en effet ce type de discours implique une distinction et une hiérarchisation entre ce qui relève des connaissances réputées objectives et ce qui relève des opinions nécessairement subjectives, ces dernières étant dévalorisées par rapport aux autres. A travers cette distinction/hiérarchisation, se profile celle entre citoyens compétents et citoyens ignorants, ces derniers étant implicitement ou explicitement tenu à distance des décisions politiques. On trouve ce genre de pensée dans les élites administratives du régime de Vichy mais aussi après la seconde guerre mondiale.
2) Un apolitisme tendanciel : Le plaidoyer pour une gestion scientifique du politique s’accompagne aussi d’une dénonciation du débat politique ouvert, public et conflictuel. Est dénoncée la « verbocratie », l’affrontement des passions et tout discours fondé essentiellement en valeurs mais ignorant des réalités techniques, économiques. L’anti-parlementarisme (et la plus largement la critique des « élus ») dans les milieux administratifs concrétise aussi cet apolitisme, de même que le rejet des clivages politique notamment gauche-droite, de même que le rejet des conflits sociaux , de même que l’évaluation des activités gouvernementales à l’aune du seul critère de l’efficacité.
3) Un optimisme confiant dans l’avenir : En effet ce discours scientiste exprime une volonté de dépasser le clivage conservatisme / changement social, en rejetant les aussi bien les craintes de remise en cause des libertés que les volontés révolutionnaires de transformation du système économique, social et politique. La foi dans la science s’accompagne de discours exaltant un avenir radieux, une ère de l’abondance issue des progrès scientifiques et techniques.
Cette « vision du monde » que l’on peut qualifier de scientiste se trouve renforcée par la diffusion de ce que Pierre Birnbaum a justement appelé « l’idéologie de la fin des idéologies » (La fin du politique, 1975). A la vision d’une société divisée en deux classes antagonistes s’oppose celle d’une « société de masse », harmonieuse et consensuelle, aspirant avant tout au bien-être matériel (« société de consommation ») et peu intéressé par la compétition politique. Une société où les gouvernants agissent par la persuasion (plutôt que par la contrainte) et le font au nom d’une compétence professionnelle à définir le bien commun ; une société ou les conflits qui subsistent correspondent essentiellement à des problèmes techniques à la recherche de solutions techniques.
1.2- L’organisation du politique par le service public
L’aspiration à une rationalisation du politique ne s’exprime pas seulement par des éléments d’idéologie scientifique mais également dans des aspiration à une vie politique plus organisée. L’organisation est valorisée contre les désordres : organisation contre les soubresauts anarchiques de la concurrence ou de la spéculation ; organisation contre l’influence occulte des intérêts privés sur les décisions de l’Etat ; l’organisation contre les passions et emportements des foules ou les excès démagogiques des politiciens. Comme l’affirme un auteur du début du siècle (Dubois-Richard, L’organisation technique de l’Etat, 1930) : « L’heure est venue de traiter les problèmes du gouvernement avec la rigueur méthodique qu’on apporte aux recherches de la physique ou de la biologie. »
Cette aspiration à l’organisation ne se réduit pas à un simple valorisation d’un ordre répressif. Au contraire, elle est tourné vers la recherche d’un pouvoir moins répressif que régulateur, moins commandeur que partenarial. Le modèle de gestion de référence est déjà celui de l’entreprise. Gérer l’État comme une entreprise en lui appliquant les techniques modernes de gestion, tel est le mot d’ordre. Il apparaît dès le début du siècle dans la pensée de Henry Chardon et de l’ingénieur Fayol. En France, Gabriel Ardant (collaborateur de Pierre Mendès-France) plaide ainsi pour le rendement, la productivité, le calcul des coût, au sein même des administration (De la productivité dans les services publics, 1953). Ensuite, la 5e République donne lieu à importation massive des conceptions rationalisatrices en honneur aux Etats-Unis (du PPBS « Planning Programming Budgeting System » à la RCB « rationalisation des choix budgétaires »).
La volonté d’organiser le politique à partir du service public se concrétise en outre en France par l’importance accordé aux processus de planification à partir de la création du Commissariat Général au Plan en 1945. Celui-ci est censé opérer l’alliance des hauts fonctionnaires et des forces vives de la nation ; il est pensé comme une alternative institutionnelle à un parlementarisme perçu comme inadapté à la gestion des économies modernes. L’idéal planificateur est à la fois une ambition économique (conduire la modernisation de la France) et une tentative de rénovation de la démocratie par la participation des groupes socio-professionnels à la définition de l’intérêt général. En effet, pour la première fois en France, du moins à cette échelle, s’institutionnalise une véritable collaboration entre des représentants de l’État et des représentations socio-professionnels. Présenté comme un lieu « neutre », marque d’un idéal scientiste, le Plan est conçu comme devant être un instrument « d’universalisation symbolique d’intérêts particuliers » (Nizard, « De la planification française… », RFSP, 1972), c’est à dire le lieu où les différents intérêts catégoriels peuvent être « transformés en intérêts interdépendants devant contribuer à des équilibres globaux présentés comme l’expression du bien commun » (Dulong, Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, 1997)
La préparation du Plan (« il importe plus de faire un plan que d’avoir un plan ») forme une configuration (réseau/processus) qui constitue un lieu d’apprentissage et qui diffuse largement ses principes d’action. 1) Lieu d’apprentissage : Les « commissions de modernisation » qui réunissent dirigeants d’entreprises, syndicalistes et universitaires sous la houlette de hauts fonctionnaires constituent ainsi, comme l’a écrit l’un d’entre eux (Simon Nora), « une sorte d’école saint-simonienne » ; 2) Diffusion de normes : ce saint-simonisme moderne, cette idéologie d’une rationalisation du politique par la science et l’organisation publique, s’impose au-delà du CGP via les grandes écoles (Science Po, l’ENA, Polytechnique, les IEP…) à l’ensemble des cadres du secteur public, des organismes publics et para-publics mais aussi aux cadres des grandes entreprises privées ainsi qu’aux syndicats. Certains organes de presse (L’Express, L’Entreprise, Le Monde…) contribuent aussi à diffuser l’idéal planificateur.
2- La dimension industrielle & étatique du phénomène technocratique
Les idées de rationalisation scientifique et technique du politique forment d’une certaine manière la dimension intellectuelle du phénomène technocratique. Mais l’identification de ce phénomène ne fait appel seulement à l’histoire des idées politiques. Elle résulte d’analyses sociologiques et économiques portant sur le fonctionnement de l’Etat ainsi que de discours proprement politiques (à l’origine notamment à droite, plus de manière beaucoup plus large) dénonçant le phénomène technocratique.
En effet, la classe politique s’est souvent sentie dessaisie de son pouvoir par les technocrates. Elle parle alors de « technocratie » pour désigner le poids des experts, des hauts-fonctionnaires, des techniciens. Le technocrate peut alors se définir comme le technicien qui utilise ses compétences pour acquérir et exercer un pouvoir politique. Dans la bouche des hommes politiques, le mot à un sens péjoratif. Il désigne un détournement de pouvoir, une confiscation du pouvoir politique par des techniciens qui s’appuient sur leurs connaissances pour excéder leurs compétences formelles.
2.1- La « technostructure » industrielle & étatique
La notion de « technostructure » a été introduite par James Burnam (L’Ere des organisateurs, 1941). A ses yeux, les dirigeants des grandes entreprises sont amenés à contrôler peu à peu l’ensemble des sociétés à partir de leurs compétences techniques. La réflexion sur la technocratie doit beaucoup à l’ouvrage de Galbraith (Le Nouvel Etat industriel – Essai sur le système économique Américain, 1968) qui approfondit le concept de « technostructure ». Sa thèse peut se résumer ainsi : le capitaliste n’est plus souverain dans l’entreprise ; le consommateur n’est plus souverain sur le marché. D’où l’anachronisme de l’analyse classique du libéralisme économique (analyse des mécanismes de marché pour expliquer les choix économiques à tous les niveaux). En fait le système économique est dominé par quelques milliers de grandes firmes qui sont dirigées collégialement par un appareil complexe, « comprenant des ingénieurs, des savants, des directeurs d’usine, des directeurs des ventes, des spécialistes de marketing, des chefs de publicité, des comptables, des juristes, démarcheurs des ministères » (Interview dans Le Nouvel Observateur du 8 fév. 1971).
C’est par transposition de cette analyse de l’entreprise à l’Etat que se construit la critique politique de la technocratie politico-administrative. C’est typiquement la démarche d’Edgar Faure dénonçant la montée en puissance de la technostructure sous la 5e république (Article dans l’Expansion n°22, sept. 1969 ; L’âme du combat, 1970). • La société se caractérise par l’irruption des problèmes techniques d’où l’avènement des experts et des hauts-fonctionnaires : « Quand les experts sont appelés à exercer le pouvoir de décision, on les appelle des technocrates ». • Cette irruption contribue à une redéfinition du « bon gouvernant » : « On demande aux gouvernants les qualités des administrateurs, la compétence, l’intégrité, la minutie. On loue l’absence des erreurs plutôt que le foisonnement des initiatives. » • Dans cette évolution, se perd la possibilité de distinguer les gouvernants des technocrates puisque les premiers ressemblent aux seconds et que ceux-ci participent au gouvernement… d’où l’idée de « technostructure » politico-administrative. • Cette technostructure politique est assez précisément située dans l’appareil d’Etat : « Cette technostructure ne doit pas être saisie principalement a niveau des ministres, ni, inversement, en deça des directions ministérielles. Son originalité se fixe sur un anneau intermédiaire : celui d’une double équipe de collaborateurs spécialisées à l’Hôtel Matignon et à l’Elysée, directement en prise avec leurs correspondants dans le cabinet des différents ministres » (L’Expansion, n°22). C’est donc pour Edgar Faure, cette technostructure qui définit les objectifs, délimite les options et prépare les décisions. Les ministres sont plus ou moins réduits au rôle de consultants sans pouvoir de décision autonome, puis d’interprète et d’avocats des décisions prises. A plus forte raison les parlementaires, qui faute de moyens d’information et d’analyse, ne peuvent exercer qu’un contrôle très imparfait sur les mesures complexes qui leur sont ainsi proposés.
2.2- Technocratie, information et production de données
Dans l’analyse sociologique de la technocratie aussi bien que dans les discours politiques de sa dénonciation, l’accent est mis sur la maîtrise de l’information comme principal moyen de détention du pouvoir politique. Roger-Gérard Schwartzenberg – radical de gauche, ministre, descendant d’E. Faure – a fortement insisté sur cette dimension du phénomène technocratique (Sociologie politique, 1998).
Le risque dénoncé est la monopolisation de l’information par l’appareil technobureaucratique. A tous les niveaux, dans les administrations centrales, dans les préfectures, la « technocratie » est réputée occuper une position stratégique lui permettant d’intervenir sur les principaux circuits d’information qui irriguent la vie politique : « Avec la formation d’une technostructure politico-administrative, composée de techniciens, de hauts fonctionnaires et de membres de cabinets. Là aussi [= comme dans la technostructure des grandes entreprises / Galbraith], cet appareil est en position privilégiée pour capter et canaliser l’information. Pour la retransmettre telle quelle où « traité » conformément à sa stratégie. Dès lors, alimentée par cette information unilatérale, coupée d’autres sources, le conseil des ministres exercerait un pouvoir aussi théorique qu’un conseil d’administration conditionné par ses « managers ». A la limite, même le président de la République ressemblerait à un P.D.G. symbolique, cantonné dans une fonction d’apparat et d’apparence » (RGS, article dans Le Monde, 30 sept. 1972, cité dans son manuel p. 297). Cette analyse de la sphère dirigeante est extrêmement proche de celle qui est exposée par un autre ministre, de centre droit cette fois-ci, Corinne Lepage dans son ouvrage explicitement intitulée : « On ne peut rien faire Madame la Ministre… », (1998).
Cette analyse est aujourd’hui étayée et précisée par diverses études de sociologie politique, notamment celles réunies dans l’ouvrage de V. Dubois et D. Dulong (V. DUBOIS et D. DULONG (dir), La question technocratique, Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, 1999.) . Bruno Jobert, en introduction à la deuxième partie de l’ouvrage observe que les hauts-fonctionnaires spécialisés dans tel ou tel domaine de politique disposent d’une capacité considérable de peser sur la production des données scientifiques en orientant les recherches dans certains domaines plutôt que d’entre d’autres, en favorisant certaines écoles d’analyse plutôt que d’autres notamment par l’allocation des financements publiques d’études et la rémunération symbolique de certains chercheurs ou laboratoires (nominations, missions…). Mais B. Jobert observe également que les technocrates sont relativement muets en ce sens qu’ils ne produisent pas directement, explicitement et publiquement un discours spécifique.
3- La Ve République comme avènement technocratique
4- Après l’idéal planiste et celui de la RCB... l’évaluation des politiques publiques
L’évaluation des politiques publiques correspond à des discours et des pratiques qui expriment fréquemment les idéaux scientistes de rationalisation des choix politiques, l’aspiration technocratique à un gouvernement par ou sous l’influence des experts. Les think-tank en Grande-Bretagne ou aux USA, les organismes publics (DATAR, CGP, Institut de Décentralisation, Conseil National d’Evaluation, etc) et privés (consultants) en France en ont rapidement fait un marché de prédilection. Ces discours et pratiques prolongent alors des logiques managériales qui s’imposent depuis plusieurs décennies au sein des élites administratives dans le sillage de la rationalisation des choix budgétaires (RCB / PPBS) puis des théories du management public inspirés par la gouvernance d’entreprise.
Dans les années 70), on voit apparaître, surtout dans les pays anglo-saxons (fin des 80’s en France, une explosion de travaux focalisés sur l’évaluation et une multiplication des demandes d’évaluation des politiques publiques venant de la part des gouvernements. Comme les travaux relatifs à la mise en œuvre des politiques publiques, les évaluations de politiques publiques accréditent l’idée que rien ne marche comme il faut ou comme prévu (les objectifs ne sont pas atteints, les moyens publics sont gaspillés, l’action publique est inefficace, les gouvernements ne maîtrisent les politiques, etc.). Ces idées renforcent les convictions en faveurs du management public et du paradigme rationaliste/économiste qui génère cet engouement pour l’évaluation. Spirale…
Face à cette montée en puissance du thème de l’évaluation, certains chercheurs en sciences sociales (alors que d’autres participent à la théorisation de l’évaluation rationnelle) vont se distancier et retrouver des questions anciennes sur le rôle et la place des sciences sociales face aux processus de décision politique. Les scientifiques peuvent-ils / doivent-ils jouer de nouveau un rôle de conseiller du prince ? Peut-on même parler d’évaluation scientifique ? Que font consciemment ou inconsciemment les évaluateurs de politiques publiques ? Un regard distancié émerge notamment en sociologie et en science politique qui constate la diversité des pratiques d’évaluation (interne, externe, pluraliste…) et, dans une perspective constructiviste, tend à les interpréter comme une dimension particulière du processus de définition des problèmes publics, dimension où les experts et technocrates trouvent simplement l’avantage d’une position privilégiée.
4.1- L’évaluation comme rationalisation des politiques publiques
Les définitions de l’évaluation des politiques publiques dans cette perspective rationnelle voire scientiste sont nombreuses aussi bien dans les manuels universitaires que dans guide d’évaluation produits par les administrations. Quelques exemples : « L’évaluation d’une politique publique implique de chercher à comprendre quelles sont les conséquences d’une politique publique » on encore « L’évaluation des politiques publiques est l’examen objectifs, systématiques et empirique des effets produits par l’application des programmes d’action sur les objectifs qu’ils sont censés atteindre ». Dans cet esprit le décret du 18 nov. 1998 créant le Conseil National de l’Evaluation indique : « L’évaluation d’une politique publique à pour objet d’apprécier l’efficacité de cette politique en comparant ses résultats aux objectifs assignés et aux moyens mis en œuvre. »
Cette perspective d’évaluation repose sur un certain nombre de postulats souvent implicites qui exprime une vision très rationaliste de la décision :
La considération de l’évaluation comme une analyse rationnelle renvoie à la croyance selon laquelle un problème public est un phénomène objectif dont le contenu est ou peut-être parfaitement notamment scientifiquement connu par ceux qui sont chargés de le résoudre.• Cette conception de l’évaluation postule également que les autorités publiques poursuivent des objectifs suffisamment précis et univoques pour qu’ils puissent être identifiés de manière objective. • Cette conception postule également que l’on peut distinguer clairement les acteurs (personnes, organisations…) chargés de la décision de ceux qui ont en charge la mise en œuvre des décisions prises. • Cette conception repose enfin sur la conviction qu’une évaluation peut être neutre en se focalisant sur l’enjeu de l’efficacité définie de manière strictement économique (coûts/bénéfices).
Cette vision s’est progressivement institutionnalisée en France à partir des année 1980 c’est à dire au moment de l’abandon des mythes la rationalisation des choix budgétaires (RCB) qui se voulait une forme d’évaluation ex-ante des choix politico-financiers et de ceux de la planification. L’un des premiers rapports administratifs ventant les mérites de l’évaluation est produit par la Commissariat Général au Plan (M. Deleau dir. Evaluer les politiques publiques : méthodes, déontologie, organisation, CGP : La Documentation Française, 1986) qui trouve ainsi les moyens d’une reconversion urgente après l’abandon de toute référence planificatrice.
Une nouvelle étape est franchie par le gouvernement Rocard à la fin des années 1980 : le rapport Viveret (P. Viveret, L’évaluation des politiques et des actions publiques – Rapport au premier ministre, Paris : La Documentation Française, 1991) prépare la politique dite « Renouveau du service public » conduite par cette équipe gouvernementale. En 1989 une première procédure lourde d’évaluation est mise en place en ce qui concerne le RMI (le choix n’est pas tout à fait neutre : ce n’est pas les politiques fiscales sur la fortune !). En 1990 est créé un Comité interministériel de l’évaluation (CIME), le Conseil scientifique de l’évaluation (CSE, 1er Pdt Jean Leca) et le Fonds National de développement de l’évaluation (FNDE). Le Commissariat Général au Plan est chargé de l’animation de ce dispositif… De 1990 à 1998, une quinzaine d’évaluations sont produites (à rapporter aux milliers de politiques évaluables !) dont les résultats sont à peu près insignifiants. En 1998, une refonte du dispositif est entreprise pour le dynamiser… (création du Conseil Nationale de l’Evaluation = CIME + CSE). Huit nouvelles évaluations ont été lancée en 2001.
La faiblesse des résultats obtenus par les pratiques institutionnalisées d’évaluation, ne freinent pas l’engouement contemporain des élites politico-administratives pour cette thématique. L’Assemblée Nationale s’y est mise en 1996 avec une initiative (Office parlementaire d’évaluation des lois + Office parlementaire d’évaluation des politiques publiques) rapidement remplacée par une autres similaire en 1997 (Mission d’évaluation et de contrôle : la « MEC ») ; aucune n’a produit de résultat significatif. Le Sénat à fait comme les autres en 2000 (Comité d’évaluation des politiques publiques). Sous l’impulsion de la DATAR et du CGP, les collectivités locales se sont également mise au goût du jour : la loi de 1993 oblige formellement à évaluer les contrats de plan Etat-régions (planification-régionalisation-évaluation-contractualisation = thématiques historiques du CGP réunies aujourd’hui dans la notion de gouvernance).
A défaut de produire des connaissances nouvelles sur l’action publique ou la manière de gouverner, cette institutionnalisation de l’évaluation n’est pas inutile pour tout le monde : un vaste marché de l’évaluation se développe dont bénéficient les consultants privées et certains laboratoires du CNRS. L’évaluation monte aussi à l’université : création d’un DESS d’évaluation des politiques publiques à l’Université de Picardie. Une bonne présentation de vision rationaliste et institutionnelle de l’évaluation est à lire dans le repère de Bernard PERRET, L’évaluation des politiques publiques, Paris : La Découverte, 2001 (B. Perret, est administrateur de l’INSEE et chargé de mission au Conseil Général des Ponts et Chaussée et membre du Conseil nationale de l’évaluation).
4.2- Les approches sociologiques des croyances et pratiques d’évaluation
Dans la bibliographie sur les politiques publiques, l’évaluation constitue l’un des deux domaines (avec la mise en œuvre ; nb : les deux domaines sont étroitement liés) les plus prolifiques. La littérature est surabondante, ressemble un peu à celle sur la négociation ou sur la communication (guides pratiques de l’évaluation, comment bien évaluer en 10 leçons, tout ce que vous avez voulu savoir sur l’évaluation, l’évaluation présentée par un praticien à l’autorité incontestable, etc.). Cette littérature est presque totalement dominée par les approches économistes et plus généralement positivistes (rationalistes/scientistes) tendant à mesurer les résultats atteints ou les effets produits au regard des objectifs visés.
Les voix dissonantes voir discordantes sont rares. Cela tient probablement au fait que les chercheurs attachés à une forme de distanciation sociologique ou d’esprit critique se désintéressent de la question et préfèrent s’occuper d’autres sujets plutôt que de s’épuiser à déconstruire les croyances et mythologies scientistes qui réapparaissent de manière récurrente sous des formes et intitulés divers et renouvelés. Ces voix dissonantes sont qualifiées de « post-positivistes » ou encore de « constructivistes ». Elles ont en commun de considérer l’évaluation comme un processus politique, par lequel certains acteurs détenteurs de ressources d’expertise (technocrates, consultants, experts, scientifiques…) participent au débat politique et notamment à la construction des problèmes publics en mettant au services de leurs convictions et de leurs intérêts des arguments de légitimité scientifique.
Une première approche, devenue assez fréquente, consiste d’abord à distinguer différents types de processus d’évaluation des politiques publiques. Trois grands types sont souvent cités : 1) L’évaluation « scientifique » externe : l’organisme qui procède à l’évaluation est extérieur et éventuellement indépendant des organisations et du secteur concernés par l’évaluation. Comme le remarque Jean Leca, ce type d’évaluation peut produire des résultats intéressants dans la limites des informations accessibles aux évaluateurs mais un rapport ainsi produit a peu d’échos dans les organisations et le secteurs concernés précisément par ce qu’il est extérieur… (donc étranger, décalé, incompétent, etc.). 2) L’évaluation positiviste interne : le mode de production de l’évaluation est complètement endogène. Les évaluateurs sont du sérail, positionnés dans l’organisation ou le secteur qu’ils évaluent et travaillent ainsi sous contrainte des rapports de force auxquels ils participent, en collaboration/confrontation avec les acteurs qui font ces rapports de force. Ce type d’évaluation produit des résultats peu significatifs d’un point de vue de science sociale (sauf comme objets d’étude) mais des effets politiques éventuellement importants. 3) L’évaluation pluraliste correspond à un type plus récemment mis en valeur, aujourd’hui très « tendance » notamment dans le sens du vent qui souffle la bonne gouvernance (partenariale, souple, ouverte au dialogue, etc.). Ce modèle se présente comme une tentative de dépassement des deux précédents par la synthèse recherché dans la pluralité des points de vue (scientifiques / engagés) et la pluralité des acteurs (internes / externes). Cette approche – institutionnellement tout à fait marginale et minoritaire – à au moins l’avantage de renoncer implicitement au label de scientificité pour reconnaître que se joue, dans un tel processus, essentiellement des conflits d’intérêts, d’interprétations, des affrontements de valeur c’est à dire une forme de compétition politique (cf. P. Lascoumes, L’évaluation pluraliste des politiques publiques, Paris : GAPP / CGP, 1996).
Mais il y a aussi quelques voix dissidentes, relevant d’approches dites « post-positivistes », qui soulignent les effets de réalité (ou design) que produisent, nécessairement, les évaluations quels que soient leurs modes de production. On parle de « design approach », inspirée par les sociologie de la rationalité limitée de l’acteur selon H. Simon, comme c’est le cas notamment de Bobrow et Dryzek (Bobrow D.B., Dryzek J.S., Policy Analysis by Design, Pittsburgh : Univ. of Pittsburgh Press, 1987+ plusieurs travaux plus récents de Dryzek) qui soulignent que les actions publiques engagent des conflits de valeurs qui traversent nécessairement l’activité d’analyse. Choisir des indicateurs d’évaluation plutôt que d’autres, considérer certains objectifs politiques plutôt que d’autres revient à prendre parti dans le jeu politique et il n’y moyen ni d’être exhaustif ni d’être objectif dans la synthèse des finalités considérées et des indicateurs retenus. Une évaluation ne peut donc que produire une esquisse de la réalité qui éventuellement orientera les débats, les choix et les actions. La production de cette esquisse est donc un enjeu de pouvoir dans lequel le sociologue n’a pas à intervenir sauf à opter soit pour la « technocratie » (évaluations endogènes ou positivistes) soit pour la « démocratie » (protocoles d’évaluation favorisant la communication et la participation la plus ouverte).
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Le phénomène technocratique »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 10 décembre 2022‚ identifiant de la publication au format Web : 74