La lutte électorale se situe toujours dans un contexte pré-existant qui délimite les possibilités de choix et d’action des acteurs en présence (partis, candidats, médiats, gouvernants en place, électeurs...). Ce contexte dépend de multiples facteurs liés à l’histoire de chaque pays, à sa culture politique. Nous étudierons seulement deux facteurs : la structuration de l’espace électoral et le système électoral en vigueur.
1- La structuration de l’espace électoral
De même qu’il existe divers types d’organisation partisane (cf. chap. 3), il existe divers types de relations interpartisanes. Dans chaque pays, le nombre des partis, leurs dimensions respectives, leurs alliances et leurs stratégies forment un ensemble, des rapports relativement stables qu’il est convenu d’appeler système de partis. On peut distinguer les systèmes compétitifs et les systèmes non compétitifs (parti unique) ; seuls les premiers nous intéressent dans le cadre de ce cours. Roger-Gérard Schwartzenberg propose de les analyser en fonction d’une échelle de régression de la concurrence (Sociologie politique,1998). Il en vient à distinguer ainsi les systèmes multipartisans, les systèmes bipartisans, les systèmes à parti dominant.
1.1- Les systèmes multipartisans et l’axe gauche / droite
De nombreux facteurs permettent d’expliquer le grand nombre de partis dans un pays (facteurs historiques, clivages culturels, géographiques, socioprofessionnels, etc.). En outre, les systèmes électoraux jouent également comme l’a montré Maurice Duverger (Les partis politiques, 1946) en énonçant ces fameuses trois lois sociologiques :
- La représentation proportionnelle tend à un système de partis multiples (toute sensibilité à intérêt à se présenter) et indépendants (les alliances pré-électorales n’apportent rien).
- Le scrutin majoritaire à deux tours conduit à un système de partis multiples (au premier tour les partis partent séparés pour se compter) et interdépendants (ils se réunissent par des désistements réciproques pour gagner le siège au second tour).
- Le scrutin majoritaire à un seul tour tend au bipartisme.
La plupart des pays occidentaux connaissent des situations de multipartismes... qui sont très diverses. Elles varient entre les situations de multipartisme très large (comme en Italie) et les situations de quadripartisme (pays scandinaves) ou de tripartisme (comme en Autriche).
Un autre élément essentiel qui structure l’espace électoral est le fameux axe « gauche / droite », fameuse échelle graduée sur laquelle chacun se situe et situe les partis existants mais qui n’est probablement pas toujours la même pour tout le monde.
Ce mode de répartition politique est fondamental dans certains pays comme la France, l’Italie, l’Espagne, la Suisse, les Pays-Bas mais aussi la Pologne ou les pays Baltes.
Au contraire : l’axe gauche / droite a beaucoup moins de sens et s’impose avec beaucoup moins d’évidence dans les pays à tendance bipartisane (Royaume-Uni, États-Unis) : parler de « la gauche du parti républicain », cela peut avoir un sens pour des français mais pas forcément pour des citoyens américains.
L’importance de cet axe peut varier en fonction des périodes et des enjeux de la lutte électorale. Par exemple, l’écologie politique s’est longtemps définie en dehors de cet axe : le « ni droite, ni gauche » d’Antoine Waechter et l’implicite « et gauche et droite » de Brice Lalonde. Autre exemple, sur les enjeux relatifs à l’intégration européenne (ratification de traités), le clivage pertinent (européistes / souverainistes) traverse les partis de droite et de gauche.
Le classement sur l’axe gauche / droite est loin d’être objectif et toujours évident pour tout le monde. Par exemple, classer l’UDF, le RPR, le RPF, la DL, le MN et le FN sur l’axe gauche / droite ou classer le PS, les RDG, les Verts, le PC, la LCR, LO sur l’axe gauche / droite n’est pas toujours facile et chacun ne le fait pas forcément en fonction des mêmes critères de classement.
Artifice des sondeurs qui écrasent ses ambiguïtés sous des résultats bien nets.
1.2- Les systèmes bipartisans
Les pays de bipartisme sont essentiellement les États-Unis et la Grande-Bretagne.
On parle de bipartisme souple pour les États-Unis, où il n’y a pas de discipline de vote imposée par le parti à ses élus, et de bipartisme rigide pour la Grande-Bretagne, qui connaît cette discipline de vote. La différence est très importante : le bipartisme rigide entraîne l’existence d’un clivage net et permanent entre les députés à la Chambre des communes, alors que le bipartisme souple des États-Unis fait que la Chambre des représentants est dépourvue de tout clivage bipartisan permanent — chaque représentant se détermine indépendamment de son parti sur chaque vote, les majorités changent pour chaque texte.
En fait, le système de parti américain aboutirait à la même instabilité qu’en Italie si le régime présidentiel ne forçait pas à la stabilité gouvernementale. Quant au bipartisme rigide de la Grande-Bretagne, il joue comme un retardateur dans l’émergence de nouveaux partis (ascension très difficile des travaillistes avant 1918) et un accélérateur dans le déclin d’un parti supplanté (chute très rapide des libéraux après 1935 supplantés par les travaillistes).
1.3- Les systèmes (multipartisans) à parti dominant
La notion de parti dominant ne doit pas être confondue avec celle de parti unique : on désigne ainsi une situation multipartisane où un parti prédomine largement et durablement sur les autres. C’est le cas par exemple du parti social-démocrate au Danemark et ça été le cas, jusqu’à ces dernières années, de la Démocratie chrétienne en Italie. Le cas de l’Italie montre d’ailleurs qu’un parti dominant ne garantit nullement la stabilité gouvernementale, notamment lorsqu’il est peut unifié du point de vue de son organisation interne (scissions fréquentes, défections ponctuelles...) et versatile dans ses alliances externes (retournement d’alliances très fréquents pour rester au pouvoir).
2- Le système électoral
Les lois électorales définissent les règles du jeu électoral notamment la définition de l’électeur et de l’éligible, la durée du mandat, la taille des circonscriptions, le nombre de sièges à pourvoir, la manière de comptabiliser les voix pour proclamer le vainqueur, etc. Il faut noter que ce sont les gouvernants en place qui décident de cette règle du jeu. Ils ont tendance à préférer celles qui favorisent leur formation au détriment des autres dans la limite des convictions dominantes dans leur courant politique (historiquement, la gauche est plutôt pour la proportionnelle, la droite pour le scrutin majoritaire, et les petits partis pour la proportionnelle qu’ils soient de droite ou de gauche) et des risques de délégitimation en cas de manipulation trop grossière.
Il existe de très nombreux types de lois électorales mais elles peuvent toutes être rapportées à deux grandes familles : les scrutins majoritaires et les scrutins proportionnels, ce qui n’exclut pas des possibilités de mixage entre eux. Les lois électorales sont très importantes dans l’orientation du jeu électoral et de ses résultats mais il ne faut pas non plus surestimer leur poids : les mêmes lois électorales peuvent produire des effets différents selon les conjonctures politiques et le système de partis. Ainsi le scrutin uninominal majoritaire à un tour produit en Grande-Bretagne une bipolarisation de la vie politique autour de deux partis en situation de duopole, alors qu’au Canada le même système n’interdit pas la présence d’un système multipartisan lié notamment au caractère fédéral de l’État.
Les scrutins majoritaires étaient la règle dans toutes les élections politiques jusqu’au début du XXe siècle. Ce n’est donc que depuis le début de ce siècle qu’un mouvement politique en faveur de la proportionnelle inspire des législations électorales notamment en Belgique à partir de 1899, en Allemagne à partir de 1920. Aujourd’hui, le scrutin proportionnel est beaucoup plus répandu, notamment en Europe, mais souvent associé au scrutin majoritaire (cas de nos élections municipales) ou tempéré par des dispositions limitant certains inconvénients de ce mode de scrutin. Le débat politique sur le choix du mode de scrutin est omniprésent dans la vie politique de nombreux pays européens depuis le milieu du XXe siècle : dans ce débat, le scrutin majoritaire est réputé apporter une majorité et une stabilité gouvernementale tandis que le scrutin proportionnel est réputé assurer une représentation plus équitable des différentes sensibilités politiques. Cependant cette analyse des deux types de scrutin est ainsi beaucoup trop sommaire. Pour l’approfondir, il faut prendre en considération au moins quatre critères d’analyse différents :
2.1- La clarté des enjeux
Avec le suffrage universel, le droit de vote se trouve accordé non seulement aux citoyens politisés, attentifs et informés mais aussi à une masse d’électeurs peu concernés en temps normal par la politique, voire indifférents. Dans ce contexte, ceux qui se soucient de la clarté des enjeux électoraux préfèrent les scrutins majoritaires puisqu’ils réduisent la question posée à l’électeur à « pour ou contre la majorité sortante ? » / « pour ou contre une alternance ? ». À l’inverse, les scrutins proportionnels en favorisant la multiplication des partis favorisent aussi la multiplication des sensibilités politiques offertes au choix des électeurs et des thèmes de campagne électorale ; le choix de l’électeur devient plus complexe. En caricaturant les arguments, on peut dire que les scrutins majoritaires présentent l’avantage d’être plus simples et que les scrutins proportionnels ont l’avantage d’être moins simplistes. Cependant, il ne faut pas surestimer cette variable dans la définition de l’agenda électoral : on a vu que les mass-médias jouent aussi un rôle important dans la mise sur agenda de certains enjeux. En outre, des enjeux lourds ou cruciaux peuvent entraîner un bipolarisation du débat politique même en situation de scrutin proportionnel (ex. : la question de la paix en Algérie pour les élections de 1956).
2.2- La liberté de choix des électeurs
Ce critère joue dans un sens opposé au précédent : dans un système, par exemple, qui consacre la majorité relative au premier et unique tour de scrutin (Grande-Bretagne), l’électeur soucieux de voter utile (= de participer à la définition de la majorité gouvernante) est fortement incité à choisir uniquement entre les deux plus grands partis (ce qui rend très difficile l’émergence et le développement d’autres partis). Son choix est ainsi relativement limité. Dans un scrutin majoritaire à deux tours, les électeurs peuvent exprimer leur sensibilité au premier tour puis « voter utile » au second ; ce système favorise la diversification des candidatures et donc élargit les possibilités de choix pour les électeurs. Dans un scrutin à la proportionnelle intégrale sans correctifs (ex. : Israël), l’idée même de « vote utile » n’a guère de sens puisque les électeurs n’ont guère la possibilité d’anticiper sur ce que sera la coalitions majoritaires ; la liberté de choix est maximale.
2.3- L’équité de la représentation
Les scrutins proportionnels assurent généralement une représentation plus équitable que les scrutins majoritaires. Mais on oublie souvent que leurs effets, de ce point de vue, peuvent varier en fonction d’autres critères. Par exemple, le scrutin majoritaire est d’autant plus inéquitable que le nombre de circonscription est réduit : si il n’y a qu’une seule circonscription (le pays tout entier), la liste majoritaire peut remporter tous les sièges quelle que soit son avance sur son ou ses adversaires ; si il y a plusieurs circonscriptions, le premier parti peut perdre quelques circonscriptions, ce qui permet aux minoritaires d’être quand même représentés. En outre, les effets du scrutin majoritaires varient aussi en fonction des stratégies des partis politiques : un parti isolé à plus de risque de subir une sous-représentation de son électorat qu’un parti pouvant s’alliers à un ou plusieurs autres partis. C’était le problème du Parti communiste en 1958, ce fut aussi le problème des partis de droite traditionnelle face au Front Nationale pour les législatives de 1997 et les régionales de 1998 : sans les voix du FN la droite traditionnelle risquait de perdre le siège en jeu, avec les voix elle risquait de perdre une partie de son électorat hostile à cette alliance. La proportionnelle en revanche assure un représentation de toutes les sensibilités dans la mesure en tout où le nombre de siège à pourvoir est suffisamment important ou l’on n’introduit pas de correctifs à cette proportionnelle (nombre minimal de voix pour participer à la répartition des sièges (5% en Allemagne, ou en France aux élections régionales et européennes ; ceci freine l’apparition de partis complètement nouveaux).
2.4- La formation d’une majorité gouvernante
Avec les scrutins majoritaires, la probabilité que les élections permettent de dégager des majorités nettes est beaucoup plus forte qu’avec les scrutins proportionnels. Quand une majorité indiscutable sort des urnes, que ce soit celle d’un parti ou d’une coalition, le leader de cette majorité devient le chef de l’exécutif que ce soit au niveau national ou local. Les électeurs y gagnent le sentiment — plus ou moins rationnel — d’une efficacité de leurs choix et de l’acte électoral. Au contraire, la représentation proportionnelle favorise, consolide ou accentue le multipartisme. La constitution d’une majorité gouvernementale dépend davantage des tractations d’état-major aux lendemains du scrutin que directement des tractations d’état-major aux lendemains du scrutin que directement du résultats eux-mêmes. Dans les pays comme l’Italie jusqu’en 1993 et Israël jusqu’en 1996, les électeurs ne pouvaient pas déduire avec certitude quel chef de gouvernement se dégagerait du verdict des urnes. En outre, les évolutions électorales se traduisent beaucoup moins par des alternances gouvernementales que ce que produisent les scrutins majoritaires.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Le contexte social et institutionnel de la lutte électorale »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 31 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 60