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SECTEUR COURANT DU MANUEL > TEDI - Transformations des États démocratiques industrialisés > Jérôme VALLUY    

  • Partie - Introduction - Éditorialisation scientifique et didactique
  • Chapitre - Vers une sociologie historique de la configuration numérique ?

    La question centrale de cet ouvrage renvoie à une problématique de sciences humaines et sociales sur le cours de l’histoire humaine, sur l’origine profonde des grandes évolutions culturelles, sociales, économiques et, au fond, sur la destinée humaine. Dans sa formulation la plus métaphysique, elle pourrait s’exprimer ainsi : le genre humain décide-t-il de son devenir ? Les transformations dans ce qu’il est, ses manières de vivre, de penser, d’agir, sont-elles de son fait ou simplement des faits constatables a posteriori, longtemps après ? À cette échelle de l’histoire, la production de réponses claires semble hors de portée, même si certains sociohistoriens ont tenté d’éclairer cette problématique par des efforts louables d’analyses panoramiques sur les milliers d’années qui nous précèdent. Mon parcours professionnel, transformé a posteriori en parti pris méthodologique, a conduit à la réduire en l’abordant par l’étude de configurations plus aisément maîtrisables dans des recherches sectorisées sur l’action publique, puis d’élargir graduellement l’échelle d’observation (Cf. Section - Gouverne-t-on ? Perspectives scientifiques et didactiques), au rythme notamment des enseignements et, par intérêt personnel, en l’étendant à la sociologie historique des relations société/État dans la France des XIXe et XXe siècles (Cf. Section - Recherches didactiques en sociohistoire d’un État démocratique (France, XIXe - XXe siècle)). Ce questionnement, face à l’ampleur considérable des transformations numériques qui s’opèrent actuellement, pourrait conserver une utilité dans les recherches scientifiques en cours visant à mieux comprendre la configuration numérique (Cf. Section - Recherches scientifiques sur l’historicité des communications numériques).

  • Section - Gouverne-t-on ? Perspectives scientifiques et didactiques

    La question se situe en amont de celle de l’identité sociale des gouvernants — Qui gouverne ? — et de celle des modalités pratiques et des instruments de la gouvernance — Comment gouverne-t-on ? —, et, ce qui est peut-être plus essentiel sur le plan théorique, les réponses à « Gouverne-t-on ? » balisent divers ensembles d’analyse que l’on retrouve dans des disciplines différentes, notamment en philosophie, en sociologie, en histoire et en économie, et pour des objets d’étude différents. De façon plus précise, elle peut-être ainsi reformulée : peut-on identifier un type d’acteurs sociaux (groupe, catégorie, classe...), même variables selon les périodes et les configurations, gouvernant l’histoire politique, économique et technologique séculaire, les relations entre la société et l’État et les processus complexes de décision engageant l’action publique sur des temps pluri-décennaux ?

  • Sous-section - Interactionnisme, directionnisme (oecuménisme) : schémas de contrôles (...)

Segment - Interactionnisme, directionnisme (oecuménisme) : schémas de contrôles croisés

D. Rédaction stable pour relecture collective
III. Éditorialisation stable pour travail collectif


Les deux schémas d’interprétation interactionniste et directionniste ne correspondent pas à des « écoles de pensée » au sens où les auteurs regroupés dans l’un et l’autre, aux deux échelles de temps, auraient conscience de faire partie d’un même ensemble intellectuel, dialogueraient entre eux dans une même époque ou à travers les époques. Des écoles y sont présentes :

  • ce qui est parfois appelé école pluraliste, souvent fondée sur la micro-sociologie ou sur des critiques de l’autre schéma, encore qu’il s’agit plus d’un vaste courant que d’une véritable école unifiée 1 ;
  • ce que Raymond Aron appelle l’école élitiste 2, de façon peut-être un peu excessive tant les auteurs ainsi regroupés ont peu dialogué intellectuellement entre eux, même s’ils s’inscrivent effectivement dans une tradition commune d’analyses 3 ;
  • l’école marxiste est sans doute la plus identifiable à la fin du XIXe siècle, mais elle devient très divisée durant le XXe siècle, d’abord entre sensibilités politiques divergentes 4, voire contradictoires, liées à des entreprises d’institutionnalisation et à leurs interprétations (léninisme(s) / trotskisme(s) / maoïsme(s)...), ensuite par effets d’influences externes liées à des proximités organisationnelles (influence du courant autogestionnaire sur les marxismes dans les organisations partisanes et syndicales ; influence des autres courants théoriques dans les organisations académiques...).
Marxisme?

(substantif masculin)
Ensemble des conceptions fondamentales élaborées par Marx et Engels (à partir de 1845/1846), centré sur la critique de l’économie politique bourgeoise et l’étude scientifique du mode de production capitaliste (doctrine économique), qui constitue le matérialisme dialectique et historique (doctrine philosophique et sociale) et le socialisme scientifique. Un des mérites essentiels du marxisme fut d’intégrer la dialectique consciente de Hegel dans la conception matérialiste de la nature (BOUV.-IBARR. 1975).

Source ATILF.

Certains courants sont plus récents, de quelques décennies, comme celui des débats relatifs à la théorie du néo-corporatisme ou le courant constructiviste de l’interactionnisme symbolique... Mais les deux schémas agrègent des systèmes d’interprétation qui ne vont pas ensemble au regard d’autres critères : typiquement, les élitistes et les marxistes ont des préférences politiques radicalement divergentes. Si on peut les réunir dans un même schéma, directionniste, c’est par leur commun diagnostic de domination d’une classe, mais les uns pour s’en réjouir et la conserver, et les autres pour s’en révolter. Les deux schémas ne décrivent donc pas du tout des écoles de pensée. Ce sont deux idéaux-types décrivant des raisonnements et des enchaînements de raisonnements fondés sur des observations issues de multiples courants et cumulatives au cours du temps.

Type idéal (par Serge Paugam)

L’usage de types idéaux constitue pour Max Weber une démarche sociologique fondamentale. Le type idéal est pour lui un moyen de comprendre le sens que les individus donnent à leurs expériences vécues, ce qui conduit à mettre ces dernières en relation avec l’organisation de la société à un moment historique de son évolution. Définir un type idéal ne signifie pas repérer sa forme majoritaire d’un point de vue statistique, mais discerner à partir des formes historiques des sociétés contemporaines les traits principaux, volontairement simplifiés, qui lui donnent un sens. La démarche que Weber propose n’est pas une fin en soi. L’objectif selon lui est d’ordre méthodologique. Le type idéal est avant tout un moyen de connaissance. On ne peut pas savoir à l’avance si cette élaboration sera féconde ou pas, ce n’est qu’après avoir effectué le rapprochement de la réalité du tableau idéal élaboré que l’on pourra juger de l’efficacité démonstrative de celui-ci. La question est alors de savoir comment s’y prendre pour construire un type idéal ? Voici la réponse de Weber : “On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie” 5. Une typologie pour Max Weber est constituée d’un ensemble de types idéaux. Pour analyser les déterminants de l’activité sociale, Weber a défini, par exemple, quatre types idéaux, aujourd’hui très connus et encore très utilisés dans la recherche sociologique : le type “rationnel en finalité”, le type “rationnel en valeur”, le type “affectuel” et enfin le type “traditionnel” 6. Weber ne pose pas la question de la répartition statistique de ces différents types puisque son objectif n’est pas de décrire la réalité sociale. Il est principalement de comprendre et de comparer des sociétés différentes et a fortiori de dégager les traits constitutifs des sociétés modernes.

Serge Paugam, « Type idéal », Sociologie, Les 100 mots de la sociologie 7.

D’un autre point de vue, il faut les considérer davantage comme des polarités que comme des positions : la plupart des auteurs et des œuvres, parmi les moins dogmatiques, sont plus ou moins interactionnistes et plus ou moins directionnistes, formant un continuum gradué tout au long duquel se répartissent les théories explicatives de l’histoire. Beaucoup d’auteurs sont difficiles à situer sur ce continuum, et particulièrement ceux qui ont entrepris des synthèses ou qui oscillent entre différentes philosophies explicatives de l’histoire 8 : c’est typiquement le cas, à l’échelle des processus décennaux d’action publique d’auteurs comme Charles Eward Lindblom, plutôt interactionniste mais reconnaissant la domination du « business » dans la compétitions des groupes d’intérêts, ou Charles Wright Mills, plutôt directionniste dans sa représentation d’une « élite du pouvoir », issue de l’interaction de plusieurs entités (business, Pentagone, Congrès et Maison-Blanche...), mais dépendante du jeu subalterne des groupes d’intérêts. Max Weber oscille, selon les échelles de temporalité, entre une explication interactionniste sur temps longs, par immanence du processus de rationalisation, et une explication directionniste sur temps plus courts, par domination d’une classe bureaucratique légitimée par le processus. Karl Marx oscille aussi, selon qu’il projette sa pensée sur le passé, percevant une détermination immanente de l’histoire dans l’économie des dominations de classes, ou sur le futur, espérant un arrachement révolutionnaire à cette immanence porteuse des contradictions internes au capitalisme qui ouvriront l’opportunité d’un volontarisme politique, prolétarien, dans une société sans classes. Norbert Élias est plutôt directionniste sur temps longs dans l’analyse du rôle de la construction de l’État dans le processus de civilisation des mœurs, et sur temps courts dans l’analyse de la domination du roi sur le royaume à travers le contrôle des interdépendances de la société de cour, mais toujours interactionniste dans ses analyses des processus de direction, sur temps longs et courts, et construisant un concept de configuration théoriquement indéterminé au regard des deux schémas.

Critique du concept de "configuration"(par Jean-Hugues Déchaux)

N. Élias louvoie constamment entre deux visions, “structurelle” et “interactionniste”, de la société. La configuration est posée tantôt comme une structure de lutte entre des groupes ou des individus situés hiérarchiquement, tantôt comme un jeu dont les effets échappent au calcul des acteurs.

Jean-Hugues Déchaux, « Sur le concept de configuration : quelques failles dans la sociologie de Élias Norbert », Cahiers internationaux de Sociologie, 1995 9.

Ni l’un ni l’autre schéma n’est absurde ou déconnecté de la réalité, ce pourquoi rejeter complètement et a priori l’un des deux entraînerait un aveuglement dogmatique conduisant à occulter des aspects essentiels de la réalité sociale. Ce postulat procède d’une conviction personnelle — discutable, bien-sûr, mais qui, je l’espère, pourra être comprise — selon laquelle l’horizon du sens de la recherche comme de l’enseignement ne permet pas d’exclure totalement l’un des deux schémas. La première explication de ce postulat concerne la recherche : en accordant a priori aux deux schémas, conjointement, une valeur heuristique suffisante, on peut les utiliser comme des aide-mémoires théoriques, des instruments de contrôle, permettant d’éviter le piège du dogmatisme en incitant à rechercher des images de la réalité sociale — variables selon les objets étudiés — qui, a priori, ne soient strictement incompatibles ni avec l’un ni avec l’autre schéma. Cela permet ainsi de conserver un esprit critique réciproque vis-à-vis des travaux et des auteurs (qu’ils soient plus proches de l’un ou de l’autre schéma) pour ne pas en être captif dans l’interprétation des phénomènes observés et cela permet de corriger les premières interprétations qui viennent à l’esprit, si elles tendent vers un schéma, en les examinant, avant de les adopter, à la lumière du schéma opposé.

Au-delà de cette justification intellectuelle et méthodologique contre tout aveuglement dogmatique, il y a aussi, à cette orientation générale, une justification déontologique liée au travail didactique dans les cours et — en partie au moins — dans cet ouvrage, une justification basée sur la prescription weberienne bien connue de neutralité axiologique du professeur en chaire :

Mes chers étudiants ! Vous venez à nos cours en exigeant de nous, qui sommes vos professeurs, des qualités de chef sans jamais songer au préalable que sur cent professeurs, quatre-vingt-dix-neuf n’ont pas et ne doivent pas avoir la prétention d’être des champions de football de la vie ni non plus des « chefs » dans les affaires qui concernent la conduite de notre vie. Il ne faut tout de même pas oublier que la valeur d’un être humain ne dépend pas fatalement des qualités de chef qu’il peut ou ne peut pas posséder. En tout cas, les dispositions qui font d’un homme un savant éminent et un professeur d’université ne sont certainement pas les mêmes que celles qui pourraient faire de lui un chef dans le domaine de la conduite pratique de la vie, et spécialement dans le domaine pratique. Qu’un homme possède cette dernière qualité, cela relève du pur hasard. Si chaque professeur qui occupe une chaire avait le sentiment d’être placé devant l’impudente exigence de montrer qu’il est un chef, cela deviendrait très inquiétant. Et la chose deviendrait encore plus inquiétante si on laissait chaque professeur d’université juge de la possibilité de jouer ce rôle dans l’amphithéâtre. En effet, les individus qui se prennent volontiers pour des chefs sont le plus souvent les moins aptes à cette fonction : la salle où le professeur est devant son pupitre n’est en tout cas jamais l’endroit où il pourrait faire preuve d’une telle aptitude. Le professeur qui se sent la vocation de conseiller la jeunesse et qui jouit de sa confiance doit s’acquitter de ce rôle dans le contact personnel d’homme à homme. S’il se sent appelé participer aux luttes entre les conceptions du monde et les opinions des partis, il lui est loisible de le faire hors de la salle de cours, sur la place publique, c’est-à-dire dans la presse, dans les réunions publiques, dans les associations, bref partout où il le voudra. Il est en effet par trop commode de montrer son courage de partisan en un endroit où les assistants, et peut-être les opposants, sont condamnés au silence.

Max Weber, « Le métier et la vocation de savant », dans : Le savant et le politique (1919), 1963 10.

Rapporter à l’usage didactique des deux schémas d’interprétation, la position déontologique énoncée par Weber semble faire obligation à l’enseignant d’éviter toute fermeture des étudiants à l’un ou l’autre des deux schémas, tant aucun des deux ne semble dénué de « conceptions du monde », comme dit Weber, ou d’opinions orientées par des valeurs. Occulter l’un des deux schémas dans l’enseignement reviendrait à déserter le rôle professoral et finalement à mal faire ce travail pourtant bien utile, à côté d’autres expressions par ailleurs utiles aussi.

Cependant, cette position didactique concerne l’enseignement seulement ; elle ne justifie pas de verser, dans la recherche, vers un troisième dogmatisme qui serait celui d’un œcuménisme de principe, intangible et sans pondération possible, entre les deux schémas, et d’oublier de distinguer l’enseignant du chercheur. Un tel œcuménisme omettrait la distinction que fait Weber entre le « savant » en chaire (enseignant, professeur...) — donc en situation de pouvoir vis-à-vis d’un public étudiant captif face à un triple monopole professoral de la parole (chaire, micro), de la compétence (spécialisation sur temps longs) et de la sanction légitime (examens) — et le même « savant » (chercheur professionnalisé) dans l’espace public (la presse, les réunions publiques, les associations...), alors en position de citoyen beaucoup plus ordinaire : il n’a alors ni monopole de la parole, ni pouvoir de sanction, et l’autorité de sa compétence est relativisée par d’autres autorités similaires ou différentes. Il n’a donc plus la contrainte déontologique de neutralité axiologique même si, et peut-être surtout si, il inscrit son activité scientifique dans un horizon de sens qui est celui de l’objectivité, voire de la « vérité » comme idée régulatrice : de ce point de vue en effet, rien ne prouve que l’œcuménisme soit meilleur pour la connaissance scientifique que l’interactionnisme ou le directionnisme.

Dans l’activité de recherche scientifique, on peut au contraire trouver plusieurs raisons de ne pas tenir cet œcuménisme pour méthodologiquement supérieur :

  • D’une part, les processus socio-historiques étudiés peuvent varier au regard de la question initiale et des réalités considérées à travers ces schémas. Certains processus sociaux peuvent être plus interactionnistes et d’autres plus directionnistes ; certaines configurations peuvent être marquées par une fluidité des concurrences et d’autres par une structure pesante de domination voir d’hégémonie. C’est alors aux enquêtes empiriques de rendre compte le plus objectivement possible de la réalité sociale, sans a priori œcuménique, en pondérant dans leurs conclusions les apports analytiques respectifs des deux schémas, même si un résultat particulier d’enquête devait nous montrer que, dans un cas particulier ou dans beaucoup de cas, l’un des schémas ne montre rien ou ne permet de réunir que peu d’informations. Et ce serait idéalement à la somme de toutes les enquêtes de nous apprendre si l’un des deux schémas devait être tenu pour supérieur à l’autre, attestant par exemple de la domination d’une classe sociale ou d’une élite dirigeante sur les sociétés ou de l’absence d’une telle domination.
  • D’autre part, il y a une raison méthodologique qui, sans conduire à rejeter l’un des deux schémas et l’intérêt de leur confrontation, justifie de considérer le schéma directionniste comme méthodologiquement supérieur à l’autre. Faire apparaître la diversité de positions concurrentes, l’hétérogénéité des intérêts sociaux, la complexité bigarrée de points de vue divergents, comme y incite le schéma interactionniste, ne peut pas être considéré comme une fin en soi de la démarche scientifique, ce ne peut être qu’une étape, certes indispensable mais provisoire. N’est-il pas clair que le “pluralisme par principe” peut être aussi dogmatique que le “monisme par principe” ?, signalait Charles Wright Mills 11. À moins d’être confronté à une configuration historique de strict équilibre des forces en présence et de pouvoir démontrer la réalité de cet équilibre, dans toutes les autres situations, probablement plus nombreuses, l’exposé des différences de points de vue et d’intérêts ainsi que de leur concurrence laisse entière l’utilité scientifique de décrire le rapport de forces entre des visions du monde et des intérêts sociaux. Or décrire un rapport de force, autre que celui d’une improbable situation de strict équilibre, c’est inéluctablement faire état d’une domination relative, d’une puissance s’imposant aux autres, au moins dans une certaine mesure ; c’est aussi, dans une perspective historique, décrire les actes, les événements et les processus sociaux qui ont conduit à l’asymétrie des forces, à la domination relative ou à l’hégémonie qui entraîne le mouvement de l’histoire globale ou locale dans un sens ou dans une autre. Des enquêtes qui seraient dogmatiquement cantonnées au schéma interactionniste en resteraient donc à une première étape de la recherche, insuffisante : c’est ce constat de méthode qui justifie de considérer le schéma directionniste comme méthodologiquement (et non heuristiquement) supérieur dans la mesure où et tant qu’il ne devient pas lui-même une source de dogmatisme aveuglant conduisant à exclure a priori qu’une partie au moins de l’histoire, petite ou grande, ait pu échapper aux intentions des acteurs dominants et à occulter tout aspect interactionniste de la réalité sociale ou conduisant à exclure, par principe, qu’un résultat de recherche puisse décrire valablement une situation d’équilibre des forces. Mais le risque entre les deux schémas est asymétrique puisque pour montrer la domination d’une entité sur une autre, il faut d’abord différencier les deux entités et étudier leurs interactions, autrement dit passer par une lecture interactionniste pour arriver ensuite à une lecture directionniste : c’est la supériorité méthodologique d’un schéma sur l’autre.

Telle est l’orientation générale de cet ouvrage construit en réfléchissant à l’articulation de la position d’équilibre dans la recherche didactique (neutralité axiologique) et de la position méthodologique dans la recherche scientifique (anti-dogmatisme donc anti-œcuménisme). L’articulation est un problème à résoudre dans ce dispositif d’éditorialisation numérique qui permet, comme jamais autrefois, de compiler dans un même ensemble de vastes volumes de productions didactiques et scientifiques, en bénéficiant de nouvelles possibilités de mises en relation des deux mais en perdant le bénéfice de leur séparation antérieure (entre l’expression orale en cours et la communication publique par l’écrit). L’agrégation des deux types de recherches, didactiques et scientifiques, dans un même ensemble, rendu possible par les nouvelles technologies numériques d’éditorialisation, soulèvent des problèmes nouveaux, dont il est probable qu’ils sont encore loin d’être tous résolus. Pour le moment, ma stratégie pour gérer les incertitudes apparues est la suivante : la couche la plus large et superficielle de connaissances correspondant aux recherches didactiques est organisée, le plus possible, en conservant un vis-à-vis équilibré entre les deux schémas. Les études approfondies correspondant aux recherches scientifiques (qui, par effet inéluctable de spécialisation, ne peuvent s’exercer que sur de petits segments thématiques) sont orientées par la recherche des faits et des arguments permettant de décrire l’état de rapports de forces dans chaque configuration socio-historique particulière, tout en conservant aux deux schémas, même dans cette activité de recherche scientifique, une valeur méthodologique de contrôle.

Le professeurs et le chercheur (selon Charles Wright Mills)

L’enseignement oral me paraît d’un autre ordre que l’écriture. Quand on écrit, le livre tombe dans le domaine public ; l’auteur n’est responsable que d’une seule chose devant ses lecteurs : faire le meilleur livre possible ; et de cela il est seul juge. Le professeur à d’autres responsabilités. Dans une certaine mesure, les étudiants sont un public captif et dépendent de leur professeur, qui est une sorte de modèle pour eux. Il a pour mission essentielle de leur montrer le plus précisément possible comme fonctionne un esprit qui a théoriquement la maîtrise de soi-même. L’art du professeur consiste principalement à penser tout haut, mais intelligiblement. Dans un livre, on cherche plutôt à persuader le lecteur du résultat d’une pensée ; dans un amphi, on doit chercher à montrer comment un homme pense, et en même temps quelle joie il éprouve à bien penser. Le professeur, il me semble doit donc expliciter nettement les hypothèses, les faits, les méthodes, les jugements. Il ne doit rien retenir par-devers lui, aller très lentement, et toujours exposer à plusieurs reprises les alternatives morales avant de formuler son option. On ne peut pas écrire selon ses principes-là ; ce serait beaucoup trop ennuyeux et terriblement emprunté. C’est pourquoi les meilleurs cours supportent si mal d’être imprimés.

Charles Wright Mills, L’imagination sociologique (1959), 2006 12.

Jérôme VALLUY‚ « Segment - Interactionnisme, directionnisme (oecuménisme) : schémas de contrôles croisés  »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI  - Version au 3 mai 2023‚  identifiant de la publication au format Web : 19