La crise de la fin du XIXe siècle marque une rupture avec les crises qu’a connu l’humanité jusque-là. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, la crise est généralement brève, brutale. Elle est par ailleurs liée, le plus souvent, à un caprice de la nature (inondations, mauvaises récoltes, etc.). Ces événements engendrent une hausse des prix des produits agricoles et une chute des quantités de produits circulant dans le marché. Le résultat d’une telle situation est généralement la pénurie, pour ne pas dire la famine, la hausse de la mortalité et le développement des maladies épidémiques. L’origine de ce type de crise est surtout rurale. Mais cela ne veut pas dire qu’elle ne touche pas le tissu urbain : la pénurie alimentaire oblige les gens à abandonner leurs besoins moins vitaux (habillement, logement...) pour concentrer tous leurs efforts à l’obtention de ce qui est nécessaire pour survivre. Ainsi, des branches entières de manufactures se trouvent simultanément touchées. La sortie de cette crise est également liée aux caprices de la nature : une bonne récolte réalimente le marché de produits et progressivement rééquilibre les désajustements précédents.
Les crises qui apparaissent à la fin du XVIIIe siècle et durant le XIXe siècle marquent un changement important : leur origine et leur cheminement sont souvent identiques mais leurs conséquences sont différentes. La principale différence à la formation d’un secteur industriel important. La crise agricole devient aussi une crise manufacturière qui génère un chômage massif avec des conséquences sociales plus graves pour les milieux populaires urbains, démographiquement plus denses et plus dépendants du marché du travail. Autrement dit, la crise, principalement agricole jusque-là, se double d’une crise industrielle, et l’on parle de « crises mixtes » pour les distinguer des crises traditionnelles. Ces crises mixtes caractérisent le tournant des XVIIIe et XIXe siècles et la dernière crise de ce type est celle de 1845-1846 qui débouche sur des révoltes politiques (1848) et déstabilise le régime en place.
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la coupure entre secteur agricole et secteur industriel est achevée et surtout ce n’est plus l’agriculture qui constitue le principal facteur de déstabilisation.
Les crises ont de plus en plus des origines industrielles et financières : difficultés liées à l’écoulement des produits industriels, krachs boursiers ou faillites bancaires. Les « crises modernes » remplacent les « crises mixtes ». Leur caractère industriel et financier n’est pas la seule caractéristique des crises modernes :
- Il s’agit aussi de crises transnationales (comme une marque d’une nouvelle forme de mondialisation), ce qui est lié au fait que, depuis cette période, est mise en place une économie d’échanges entre pays industrialisés, ce qui les rend interdépendants.
- Et il s’agit aussi le plus souvent de crises de longue durée.
La grande dépression peut être divisée en trois périodes dont chacune atteste déjà d’une forme de mondialisation (!) des économies nationales et des interdépendances qui se nouent entre ces économies, interdépendances de plus en plus denses et affirmées (accord de libre échange entre la France en la Grande Bretagne en 1860).
1873-1876. En 1871-1873, on enregistre une série de krachs qui se répercutent d’un pays à l’autre : l’effondrement des bourses allemandes, suivi de faillites des banques autrichiennes, effondrement de la banque britannique, crise de l’économie française et italienne.
1882-1886. Après une courte période de reprise, les mêmes causes produisent les mêmes effets : spéculations boursières, faillites bancaires accompagnées cette fois-ci de problèmes agricoles. Ayant développé la technique des chambres froides, les États-Unis commencent à exporter leur produits agricoles en Europe avec des prix très inférieurs aux prix européens.
1890-1895. Encore une petite période de reprise et nouvelles faillites après 1890 avec fragilisation d’importants secteurs industriels comme la métallurgie, la mécanique et les chantiers navals. À ce moment là la crise se transforme essentiellement en une crise industrielle.
L’explication de cette crise n’est pas facile à résumer. Une part d’explication, qui nous intéresse plus ici, est liée au fait que, durant cette période, de nouvelles formes de marchés sont en train de se mettre en place (marchés financiers et industriels). Le changement de contexte augmente l’incertitude des agents socio-économiques qui maîtrisent de plus en plus mal les effets de leurs actions. Une fois la crise arrivée, elle prend une forme nouvelle que, ni les économistes, ni les dirigeants ne savent analyser et maîtriser. Erreurs d’appréciation et réactions erronées perpétuent la tendance dépressive et donc la crise.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - La dépression de la fin du XIXe siècle (1873-1895) »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 4 mai 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 151