Les quatre objectifs classiquement imputés aux politiques économiques ne doivent pas cacher une sérieuse limite de la science économique quand elle veut comprendre ses politiques publiques avec ses seuls instruments d’analyse.
En effet, les débats de théorie macro-économique au XXe siècle se sont construits sur trois postulats :
- Les objectifs sont clairement identifiés (= croissance soutenue, plein emploi, stabilité des prix, équilibre extérieur).
- Les gouvernants sont motivés principalement par l’intérêt général (= poursuivent les objectifs précédents).
- Leurs actions sont rationnelles (= ils appliquent au mieux les résultats de l’analyse économique).
Sous ces conditions, le problème de la politique économique se ramène alors à une simple question technique : quels sont les moyens (instruments, stratégies...) efficaces pour atteindre ces objectifs ?
Or cette vision traditionnelle de science économique a été sérieusement remise en question par certains courants d’analyse économique (école des « choix publics ») et par tous les travaux de science politique relatifs aux politiques publiques. En première approximation — c’est-à-dire sans entrer dans les détails de la sociologie des politiques publiques — on peut retenir quelques idées fortes qui conduisent aux analyses contemporaines des politiques économiques.
1- La théorie économique ne permet pas d’annuler le caractère très politique des choix macro-économiques
Même si les hommes politiques étaient seulement préoccupés par les quatre grands objectifs macro-économiques classiques, ils ne pourraient pas les traiter sans entrer dans un débat de nature purement politique. Jacques Généreux 1 met en avant les raisons suivantes :
- Aucun objectif (parmi les quatre classiques) ne constitue un bien absolu pour la collectivité. La poursuite de chacun génère des difficultés particulières et entraîne des coûts pour un certain nombre d’agents économiques. Même la croissance à des coûts (ex. : ressources naturelles, environnement...). L’analyse économique ne peut donc pas conclure qu’il est souhaitable de poursuivre un de ces objectifs jusqu’à n’importe quel point et à n’importe quel coût. Or elle n’est pas davantage capable de définir quel est le « bon » niveau (jusqu’à quel point) de réalisation d’un objectif. Faut-il lutter contre le chômage par tous les moyens et à tout prix ? En outre, la poursuite de ces objectifs n’a pas les mêmes effets sur chaque type d’agents économiques ou sur chaque groupes sociaux. Là encore, la théorie économique ne peut pas trancher les conflits d’intérêt qui sous-tendent les choix macro-économiques.
- Les quatre grands objectifs macro-économiques sont contradictoires entre eux. Une croissance accélérée s’accompagne généralement de pression sur les prix, elle contribue souvent au déficit extérieur. La lutte contre l’inflation peut avoir un coût élevé en chômage et en ralentissement de l’activité économique. Là encore, la théorie économique est incapable de dire s’il est préférable d’avoir plus d’inflation et moins de chômage ou l’inverse, ni s’il est souhaitable d’accorder la priorité à la croissance et à l’emploi ou bien à l’équilibre extérieur. Dès lors toute politique, même se celle-ci était orientée uniquement par ces objectifs, ne pourrait être qu’une composition particulière de ces quatre objectifs et le dosage de ce cocktail ne relève plus de la science économique mais de la politique !
- Les quatre objectifs macro-économiques ne sont pas les seuls pertinents pour assurer le bien-être d’un société. Manifestement, les individus tiennent compte d’autres facteurs pour évaluer leur bien-être et la qualité de vie dans une société : la liberté, la justice, la sécurité physique et économique, le temps disponible pour les loisirs, la qualité de leur environnement, etc. Autrement dit, les objectifs de toute politique économique sont subordonnés à des objectifs plus généraux relatifs aux caractéristiques de la société dans laquelle les agents veulent vivre et ces objectifs plus généraux sont bien de nature essentiellement politique.
En conclusion, on ne peut comprendre les politiques économiques et les débats qu’elles suscitent sans tenir compte des questions politiques qu’elles soulèvent :
- Qu’est-ce qui est « bon » pour la collectivité ?
- À qui doivent profiter en priorité les interventions de l’État ?
- Qui doit supporter les coûts des interventions de l’État ?
- Comment faire la part entre la liberté d’action des individus et l’intervention de l’État ?
Autant de questions auxquelles la théorie économique ne peut répondre. D’un point de vue scientifique il n’existe pas de bon ou de mauvais objectifs de politique économique puisque ceux-ci découlent de considérations politiques, éthiques et philosophiques.
2- La théorie économique ne permet pas de réduire les décisions politiques aux seuls motifs d’intérêt général
Le point de départ de toute analyse économique des comportements consiste à postuler que les agents (entrepreneurs, salariés, consommateurs...) cherchent la satisfaction de leurs propres besoins. Or les hommes politiques sont des agents comme les autres. Donc ils recherchent aussi la satisfaction de leurs propres besoins. Dès lors, il n’est pas possible de considérer que les décideurs politiques agissent seulement ou même principalement en fonction des quatre objectifs macro-économiques classiques.
Ainsi, du fait de ses propres postulats, l’analyse économique atteint ses limites lorsqu’elle veut expliquer comment sont conduites les politiques économiques. Or cette explication est cruciale en science économique, notamment pour comprendre les stratégies poursuivies par les gouvernements face aux aléas conjoncturels et aux difficultés structurelles de toute économie nationale (ex. : la politique du stop and go en Grande-Bretagne durant les décennies d’après-guerre). Cette explication risque d’être fausse si elle demeure dans le cadre théorique traditionnel (ex. : expliquer une action par référence aux objectifs classiques est faux si elle ne faisait que préparer la réélection du chef de gouvernement) et elle sort du champ de la science économique si elle veut éviter l’ornière du dogmatisme. D’où une tendance des économistes à s’improviser sociologue de la décision politique... mais sans maîtriser le corpus théorique et bibliographique de sociologie politique. Et d’où des commentaires un peu superficiels et parfois naïfs sur les conditions dans lesquelles sont fixés les choix de politique économique 2.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - La dimension politique des objectifs économiques »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 3 mai 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 132