De nombreuses sociétés primitives ou archaïques (ex. : société eskimo traditionnelle) ne connaissent pas la spécialisation d’individus dans l’exercice du pouvoir politique sur l’ensemble du groupe. Des activités politiques, comme dire les normes applicables, les faire respecter et définir des objectifs collectifs, sont assurées par des individus qui assurent à titre principal d’autres rôles, par exemple religieux, économiques ou domestiques. D’autres sociétés connaissent des formes de spécialisation des rôles politiques mais sans associer à ces rôles la direction d’agents spécialisés dans l’exécution — par la force si nécessaire — des décisions. Dans la Grèce archaïque, Homère nous montre des rois constamment obligés de justifier leurs « décisions » pour tenter de se faire élire par persuasion.
En revanche, dans l’Occident médiéval (mais aussi en Inde et en Chine), on assiste à une double spécialisation : celle de la représentation du groupe tout entier (rôle du roi) et celle de l’administration par exécution des décisions royales. Cette évolution s’accentue au cours du XIXe siècle : les représentants élus du gouvernement représentatif exercent à temps plein le métier politique et sont rémunérés pour cette activité, et les fonctionnaires tendent à être recrutés selon des procédures spécifiques en fonction de leurs compétences. C’est typiquement ce phénomène de différenciation du politique que la sociologie historique de l’État tente d’expliquer par des études approfondies : pourquoi l’État devient-il une organisation politique aussi extraordinairement différente de toutes les autres ? Si l’on remonte au Moyen Âge, plusieurs phénomènes y contribuent mais la force militaire est sans doute le principal... Au départ, les guerres entre chefs de guerre, seigneurs et villes laissent des vaincus et des vainqueurs. Ces derniers concentrent pouvoirs, territoires et ressources et peuvent augmenter la taille financée des armées et administrations en exerçant sur elles un pouvoir politique qui participe aussi à la centralisation de la coercition sur des territoires de plus en plus vastes.
La formation d’une identité politique des individus se distingue de celle de l’identité religieuse (différentiation Église / État). L’Église s’installe en proclamant l’autonomie du spirituel par rapport au temporel. Saint Augustin distinguait la cité de Dieu et la cité des Hommes. L’Église ayant vocation à s’occuper de la première, une autre organisation doit s’occuper de la seconde. La possibilité d’un État laïcisé devient alors possible (parce que pensable) et il se développe sur le modèle de l’organisation ecclésiastique (bureaucratique, hiérarchisée, pyramidale...) en lui empruntant son argument de légitimation politique : la volonté de Dieu (les rois sont de droit divin). D’autre part, la dissociation croissante de l’Église et de l’État est porteuse d’une dynamique conflictuelle. Les affrontements entre pouvoirs temporels (rois) et spirituels (papes) achèvent la séparation des deux domaines.
Enfin, le renforcement de la puissance publique, dans le sillage des dynamiques précédentes, s’accentue avec les guerres incessantes entre États européens. Ces guerres conduisent les États à mobiliser de plus en plus de ressources financières et symboliques pour faire face aux menaces extérieures. Prélèvements fiscaux accrus, enrôlements militaires massifs et appels à un patriotisme exacerbé contribuent ainsi à un renforcement de la puissance de l’État par ailleurs favorisé par le développement démographique et économique. C’est là l’une des interprétations courantes de la formation de l’État-nation.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Spécialisation de la direction et professionnalisation politique »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 9 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 45