Comme le note Daniel Gaxie (La démocratie représentative, 1996 1), la démocratie est l’universel et indépassable horizon de l’époque. Ses principes officiels sont abondamment commentés
. Ses principes ont bien été analysés, du point de vue de l’histoire des idées politiques, par Bernard Manin (Les principes du gouvernement représentatif, 1995 2). Il montre notamment que l’élection n’est pas le seul mode de désignation des gouvernants faisant intervenir la volonté du peuple en étudiant le fonctionnement concrète de la démocratie grecque antique (Cf. La désignation des gouvernants dans la démocratie athénienne). L’agora athénienne a souvent servi de référence durant les révolutions libérales du 18e siècle - souvent en mythifiant la réalité historique de la cité grecque - et en particulier dans les usages politiques du "contrat social" de Jean-Jacques Rousseau : la forme de gouvernement représentatif institué par les révolutionnaires français est de type parlementaire, par équivalence et substitution de "l’assemblée nationale" à la "nation assemblée" (Cf. De la nation assemblée à l’assemblée nationale sous la révolution française). Le système du gouvernement représentatif se retrouve aujourd’hui dans de nombreux États démocratiques issus d’histoires et de cultures politiques variables. Bernard Manin montre que tout système de ce genre repose idéologiquement sur quatre grands principes : les gouvernants sont désignés par élection à intervalles réguliers ; les gouvernants conservent, dans leurs décisions, une certaine indépendance ; les gouvernés peuvent exprimer leurs opinions et leurs volontés politiques ; les décisions publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion (Cf. Les quatre grands principes du gouvernement représentatif).
1- La désignation des gouvernants dans la démocratie athénienne
L’élection comme mode de désignation des gouvernants, n’a rien d’universel et correspond à une invention relativement récente dans l’histoire de l’humanité (quelques siècles). Cette invention est apparue essentiellement contre la désignation héréditaire des gouvernants de plus en plus perçue, notamment au XVIIIe siècle, comme une source de despotisme.
Cependant, il existe une autre modalité de désignation qui fait intervenir le peuple dans la sélection des dirigeants politiques : c’est le tirage au sort. La démocratie athénienne confiait à des citoyens tirés au sort la plupart des fonctions que n’exerçait pas l’Assemblée du peuple (Ekklésia). Il convient néanmoins de garder à l’esprit que la démocratie athénienne ne procède nullement d’une culture humaniste attachée à l’égalité des droits humains fondamentaux : être citoyen est un privilège (rare = 10% ! environ) qui définit une forme oligarchique de gouvernement politique et repose fondamentalement sur une sélection sociale des "citoyens" parmi les gouvernés.
Sur près de 700 postes de magistrats (administrateurs), près de 600 étaient désignés par tirage au sort. Cela peut paraître bizarre : à première vue, le tirage au sort ne garantit ni de sélectionner les meilleurs ni de pouvoir choisir un programme politique.
En fait, cette vision est fausse : plusieurs dispositifs offraient aux citoyens de l’Ekklésia un réel pouvoir de contrôle sur les actions des gouvernants.
- Les risques personnels : l’Ekklésia se réunissait dix fois par an et chaque citoyen pouvait déposer une motion de censure en personne contre tel ou tel magistrat ; si la censure était votée celui-ci était déféré au tribunal et devait répondre personnellement (sur ses biens propres et au risque de sanctions pénales) des actions entreprises dans le cadre de ses fonctions de magistrat. Ce système faisait courir un risque très important aux magistrats.
- Le volontariat des candidatures : le tirage au sort s’effectuait uniquement entre les noms des citoyens souhaitant devenir magistrats, c’est-à-dire posant leur candidature au tirage au sort.
La combinaison de ces deux dispositifs entraînait une sélection spontanée des magistrats potentiels : en effet, chaque citoyen ayant connaissance des risques très importants encourus par les magistrats dans leurs fonctions, seuls ceux qui se sentaient suffisamment compétents, riches ou puissants pour exercer ces fonctions avec succès et sans risques présentaient leurs candidatures... à leurs risques et périls.
D’autres dispositifs furent introduits pour s’assurer que le tirage au sort ne désignerait pas de "mauvais" magistrats, notamment par examen préalable des candidatures au regard de divers critères 4.
Ce système athénien de désignation des gouvernants montre que ce qui nous paraît aujourd’hui évident — l’élection comme principal moyen de sélectionner efficacement des gouvernants selon leurs capacités et leurs projets — ne s’impose pas nécessairement. L’élection reflète une évolution historique des mentalités et l’apparition d’une idéologie politique : celle du gouvernement représentatif.
2- De la nation assemblée à l’assemblée nationale sous la révolution française
Le mythe de l’agora athénienne comme modèle de "démocratie directe" du peuple par le peuple se construit en Europe durant les 17e et 18e siècles et doit autant à l’ignorance relative des conditions concrète de fonctionnement du système athénien qu’aux usages politiques qui sont faits de la référence à l’agora pour construire des idéaux démocratiques et, aussi, aux critiques notamment rousseauistes de la représentation comme forme de délégation conduisant le peuple à abandonner toute pouvoir durant le temps du mandat représentatif.
Néanmoins, l’interprétation de l’œuvre de Rousseau est complexe et en apparence paradoxale : d’un côté, dans le "contrat social" Rousseau semble imaginer un système de "démocratie directe" tout en critiquant dans de nombreux textes l’idée de représentation telle qu’elle s’est construite en Angleterre notamment ; de l’autre côté ses projets constitutionnels pour la Corse et pour la Pologne, quelques années plus tard, intègrent cette dimension représentative tout en l’accompagnant d’une forme de séparation des pouvoirs.
Il faut distinguer, pour comprendre la cohérence de Rousseau, ses effort pour formuler un idéal théorique, celui du "contrat social" (idéal presque mathématique par exemple dans sa définition de la volonté générale comme somme des différences entre les volontés particulières des individus) d’une part et ses efforts pour penser les conditions de mise en œuvre concrète d’un tel idéal dans des contextes socio-historiques particuliers en tenant compte des multiples contraintes qui s’imposent alors à la conception d’institutions efficaces, notamment la taille des populations concernées. Rousseau sait, reconnaît et démontre par ses écrits que la démocratie directe n’est concevable que dans de très petites populations et qu’à l’échelle des grandes nations modernes de plusieurs millions d’individus seules des institutions représentatives sont pensables, ce pourquoi il en fait la proposition.
Mais cette représentation politique change alors, au 18e siècle, de nature par rapport à ce qu’elle était alors en Europe dans les siècles précédents sous la forme de la représentation monarchique d’un royaume où le Roi représentait à lui seul le peuple (ou la "société civile") tout entier. A cet égard, la célèbre recherche de Ernst Kantorowicz 5, permet de mieux faire comprendre ce basculement du sens de la représentation politique et l’enjeu de la séparation entre l’État et la société civile.
2.1- Des "deux corps du Roi" à la représentation politique sans Roi
Le point de départ culturel des analyses qui suivent, est celui d’une indifférenciation subtilement conceptualisée dès le XVIe siècle et involontairement subvertie par les légistes de la monarchie. La formule de gouvernement, médiévale, distinguait le « corps charnel » (la personne physique) et le « corps mystique » (forme embryonnaire du futur concept juridique de « personnalité morale » des associations, entreprises...). Comment le remarque Louis Dumont :
Il est clair que la doctrine de la théologie et du droit canon, qui enseigne que l’Église et la société chrétienne en général sont un corpus mysticum, dont la tête est le Christ, a été transposée par les juristes de la sphère théologique à celle de l’État, dont la tête est le roi.
Pendant près de cinq siècles, la formule de gouvernement, et les croyances intériorisées par beaucoup, conçoivent un roi qui incarne l’unité de l’État et de la société :
Le Roi a deux capacités, car il a deux Corps dont l’un est un corps naturel consistant de membre naturels, comme en ont tous les autres hommes, et en cela il est sujet aux passions et à la mort, comme les autres hommes ; l’autre est un corps politique, dont les membres sont ses sujets, et lui et ses sujets forment ensemble la Corporation, comme l’a dit Southcote, et il est incorporé à eux et eux à lui, et il est la tête et ils sont les membres, et il détient seul le pouvoir de les gouverner, et ce corps n’est sujet ni aux passions comme l’est l’autre corps, ni à la mort, car, quant à ce corps, le Roi ne meurt jamais, et sa mort naturelle n’est pas appelée dans notre droit (comme l’a dit Harper) la Mort du Roi, mais la Démise du Roi ; ce mot (Démise) ne signifie pas que le Corps politique du Roi est mort, mais qu’il y a une séparation des deux corps, et que le Corps politique est transféré et transmis du corps naturel maintenant mort, ou maintenant arraché à la dignité royale, à un autre corps naturel.
La célèbre phrase « Le roi est mort, vive le roi ! », popularisée par la filmographie contemporaine sur la période médiévale de l’Europe est souvent mal comprise : elle ne signifiait pas « le (vieux ou ancien) roi est mort... vive le (jeune ou nouveau) roi » mais signifiait que le roi ne peut pas mourir : le corps physique (temporaire) du roi est mort sans que puisse mourir son corps mystique (c’est-à-dire l’ensemble des sujets du roi et le principe qui les lie à la dynastie), donc sans que la monarchie héréditaire ne soit en péril (« Vive le roi ! »). Dans cette théologie très politique, le corps physique forme la « tête » (le roi = l’État) d’un tout (le royaume) dont le « corps » (l’ensemble des sujets), le peuple, correspond à que l’on appellera plus tard la « société civile » ou la « nation ». Dans ce dogme théologico-politique, il y a fusion de l’État et de la société civile dans le corps global du royaume, mais, observe Kantorowicz, l’effort même d’articulation de la tête (roi) et du corps (sujets) dans cette globalité (royaume), produit involontairement, par la distinction conceptuelle des deux éléments, les conditions de leur future séparation culturelle et politique !
La dissociation culturelle entre l’État et la société civile est analysée dans l’œuvre de Reinhart Koselleck 8. Le premier évènement moteur pris en compte tient à la perte de légitimité des impôts qu’entraîne le ralentissement des guerres européennes à partir du XVIIIe siècle. Jusqu’alors, la fiscalité trouvait sa justification dans la fonction de défense militaire et de protection des frontières face aux agressions extérieures. Les guerres devenant plus rares, les citoyens et surtout les notables des villes commencent à demander des comptes sur l’utilisation des deniers publics : à quoi sert l’argent de l’impôt s’il ne sert plus de manière évidente au financement de la protection militaire et des guerres ? Cette situation favorise l’émergence culturelle d’un droit de regard sur les finances publiques, la prise de conscience d’une dualité d’intérêt entre l’État et la société et la préfiguration des formes modernes de participation à la gestion de l’État.
2.2- La "volonté générale" et son expression en "loi" par "l’assemblée nationale" représentative
Pour bien comprendre la tradition française de conception de la représentation politique, il faut relier deux auteurs majeurs Rousseau et Sieyès, alors qu’ils sont souvent présentés en opposition, l’un tenant de la démocratie directe, l’autre de la démocratie représentative. Cependant, pour bien comprendre l’œuvre de Sieyès il faut discuter et dépasser cette interprétation fréquente de son œuvre aux XIXe et XXe siècle — encore aujourd’hui dans la plupart des manuels de droit constitutionnel — comme antinomique à celle de Rousseau... ce qui, en fait, est assez aisé pour peu que l’on cesse d’ignorer les régimes représentatifs conçus par Rousseau sur la Corse et la Pologne quelques années seulement après la publication du Contrat social et que l’on suive l’analyse de Philonenko sur la perception lucide qu’à Rousseau de l’écart entre l’idéal philosophique, l’horizon de sens, du « contrat social » et sa traduction institutionnelle éventuelle selon les contextes, les lieux et les époques.
2.2.1- Rousseau (1712-1778)
L’auteur du Contrat social 9 (1762) distingue selon le nombre de gouvernants (comme chez Aristote), trois formes de gouvernements :
- la démocratie lorsque
tout le peuple ou la plus grande partie du peuple
exerce la souveraineté ; - l’aristocratie lorsque celle-ci est détenue par une minorité ;
- la monarchie quand le gouvernement est concentré
dans les mains d’un magistrat unique dont tous les autres tiennent leur pouvoir
.
Pour Rousseau, chaque forme de gouvernement est la meilleure en certains cas et la pire en d’autres
. Mais il croit pouvoir poser la règle selon laquelle « en général » la démocratie convient aux États petits et pauvres, l’aristocratie aux médiocres en grandeur et en richesse, la monarchie aux grands États riches.
La démocratie, dans cette typologie, est un régime où le peuple adopte les lois et les fait exécuter (on parle de « démocratie directe » pour évoquer cette conception fortement inspirée du système Athénien de l’Agora). Mais Rousseau considère que la démocratie n’a jamais existé et n’existera jamais
. Il s’agit en fait d’un idéal politique, ce que l’on peut appeler aussi une utopie, celle-ci permettant essentiellement d’indiquer un horizon politique vers lequel il faudrait tendre.
L’aristocratie désigne un régime dirigé par un petit nombre de personnes. Mais contrairement à nous, Rousseau désigne ainsi deux types d’aristocratie : l’aristocratie héréditaire et l’aristocratie élective. La première implique l’existence d’une noblesse ; ce régime est jugé très négativement par Rousseau. La seconde implique l’existence d’élections (on est alors très proche de ce que l’on nomme aujourd’hui le « gouvernement représentatif ») et — contrairement à certaines idées reçues (fausses) sur Rousseau — celui-ci a un jugement nuancé : il considère que le gouvernement est confié ainsi aux plus sages
et à ceux qui peuvent mieux y donner tout leur temps
. Rousseau est bien conscient des nécessités pratiques qui conduisent à la démocratie représentative (qu’il appelle aristocratie élective) sur les territoires vastes incluant de vastes populations et c’est ce type de régime qu’il propose lorsqu’il est sollicité pour concevoir des Constitutions notamment pour la Corse et la Pologne.
La monarchie est un régime où le pouvoir de gouverner est formellement concentré entre les mains d’un homme, le monarque. Rousseau est très critique à l’égard de ce régime où l’intérêt général passe constamment d’après lui au second plan derrière les intérêts du monarque et les intérêts de ses proches. En ce sens, Rousseau est sur une position partagée par de nombreux penseurs de son temps qui luttent contre le pouvoir monarchique et notamment contre le système de monarchie absolue observable en France.
Remarques sur la typologie de Rousseau :
- Cette typologie est explicitement normative. Elle vise autant à décrire les régimes qu’à les juger en indiquant quel est le « bon régime » — la démocratie est connotée positivement et même élogieusement, ce qui constitue un retournement sémantique et symbolique complet par rapport à l’héritage culturel aristotélicien. Cependant, les jugements de valeur ne sont absents d’aucunes des autres typologies (Aristote, Machiavel, Montesquieu avaient aussi leurs préférences).
- Sur l’opposition démocratie directe / démocratie représentative, le jugement de Rousseau est nuancé. La radicalisation de cette opposition se construit dans les relectures et les instrumentalisations politiques postérieures de Rousseau. L’aristocratie élective est certes à ses yeux un régime moins bon que la démocratie (puisque celle-ci constitue un idéal) mais c’est aussi à ses yeux, si l’on en juge par ses propres travaux sur le gouvernement de Pologne et son projet de Constitution pour la Corse, le moins mauvais de tous les autres régimes. On trouve encore, dans de nombreux livres, notamment dans certains manuels de droit constitutionnel, une opposition simpliste présentant Rousseau comme un défenseur de la démocratie directe (ce qui est vrai) qui s’opposerait à toute idée de démocratie représentative (ce qui est faux).
- Les régimes tendent à dégénérer (même idée que chez Aristote). La monarchie en tyrannie, l’aristocratie en oligarchie, la démocratie en « ochlocratie » (cf. sur WP.fr : ochlocratie). Dans tous les cas, cette dégénérescence est un retour à un état sauvage où règne essentiellement la force. Cette dégénérescence est due essentiellement au fait que, selon Rousseau, les gouvernants tendent constamment à faire prévaloir leurs intérêts particuliers sur l’intérêt général.
2.2.2- Sieyès (1748-1836)
L’influence des théories constitutionnelles de Sieyès durant la Révolution et ultérieurement, l’importance de sa production intellectuelle sur l’idée de nation, sa position historique dans l’histoire des idées à la charnière de la philosophie jusnaturaliste, notamment du XVIIIe siècle, et de la philosophie libérale du XIXe siècle, notamment de Benjamin Constant, en faisait un penseur particulièrement intéressant à cet égard.
Pour bien comprendre l’œuvre de Sieyès, il importe au préalable de dépasser une interprétation fréquente de son œuvre aux XIXe et XXe siècle — encore aujourd’hui dans la plupart des manuels de droit constitutionnel — comme antinomique à celle de Rousseau... ce qui, en fait, est assez aisé pour peu que l’on cesse d’ignorer les régimes représentatifs conçus par Rousseau sur la Corse et la Pologne quelques années seulement après la publication du Contrat social et que l’on suive l’analyse de Philonenko sur la perception lucide qu’à Rousseau de l’écart entre l’idéal philosophique, l’horizon de sens, du « contrat social » et sa traduction institutionnelle éventuelle selon les contextes, les lieux et les époques.
L’étude approfondie du système de pensée de Sieyès montre qu’il s’inscrit dans le prolongement direct de Rousseau et que sa théorie de la nation, véritable nation-de-droit, entend mettre en œuvre la philosophie rousseauiste du contrat par traduction en une théorie constitutionnelle brillante et très cohérente, durant la période de production intellectuelle allant de l’été 1788 à juin 1793.
La Terreur introduit en revanche une rupture dans la vie et l’œuvre de Sieyès qui cesse d’écrire (29 textes avant, 3 après) et dont les deux principaux discours à l’Assemblée, en 1795, sur un « jury constitutionnaire » devant contrôler la constitutionnalité des lois (préfigurant, en réaction à l’expérience thermidorienne, les juridictions constitutionnelles du XXe siècle) contredisent sur des points fondamentaux son système pré-thermidorien, amorçant le tournant d’une pensée libérale qui se développera d’abord dans l’œuvre de Constant puis dans le libéralisme doctrinal, anti-étatiste, du XIXe siècle.
La contradiction concerne la souveraineté absolue de l’Assemblée nationale, comme substitut à la nation assemblée conçue selon le modèle mythifié de l’agora athénienne. Cette souveraineté absolue de l’Assemblée nationale exprimant, par la loi, la volonté générale à laquelle, pour Sieyès, rien n’était opposable (pas même, le 7 septembre 1789, un véto royal en défense de la Constitution), pas plus que n’était imposable une constitution rigide aux générations futures, était cohérente avec la théorie du « contrat social » pour peu que l’on accepte la substitution symbolique de l’Assemblée nationale à la nation assemblée — ce que Rousseau a fait pour la Corse et la Pologne — mais reposait néanmoins, dans la théorie constitutionnelle de Sieyès, sur une aporie fondamentale, celle de la « première constituante » dont la légitimité ne pouvait être que révolutionnairement proclamée et non déduite de règles de rang supérieur comme la cohérence d’ensemble du système l’exigeait... Aporie dont Sieyès avait conscience qu’elle constituait la principale faille de son système philosophique et constitutionnel, avec le risque d’une (re)prise du pouvoir par la force, sans contrôle de constitutionnalité comme garde-fou. Son échappatoire conjoncturelle, peu convaincante, dans la période 1788/1793 — la nation ne saurait se tyranniser elle-même
— se trouva réfutée, dans le sang, au cours des années 1793 et 1794. La philosophie du désespoir de Rousseau, quant à l’écart inéluctable entre l’idéal et sa transcription concrète, semble se transformer en désespoir de la philosophie chez Sieyès qui, au lendemain de la Terreur, déclare renoncer aux grandes idées
et entame la piètre carrière politique et la fin de vie que l’on sait.
3- Les quatre grands principes du gouvernement représentatif
Bernard Manin montre que cette forme de gouvernement repose, idéologiquement, sur les quatre principes suivants :
3.1- Gouvernants désignés par élections récurrentes
Les gouvernants sont désignés par élection à intervalles réguliers : ce qui importe, c’est le fait que les élections se répètent régulièrement. En effet, le système électif ne garantit jamais aux électeurs que les élus feront ce qu’ils ont annoncé durant leur campagne électorale. En revanche, les électeurs peuvent toujours décider de leur vote en fonction de ce que les élus ont antérieurement réalisés. Dans le premier cas, l’électeur fait un vote-prospectif dans l’autre cas l’électeur fait un vote-sanction. Dans la logique du gouvernement représentatif, affirme Manin, les électeurs devraient préférer le vote-sanction. Cela correspondant à une opinion personnelle de l’auteur et elle n’est pas indiscutable. Sociologiquement, il n’est pas démontré que les électeurs choisissent le vote-sanction plutôt que le vote-prospectif, c’est-à-dire un vote qui ne tienne pas compte des promesses électorales ou n’est pas influencé par elles. Politiquement, la préférence pour le vote-sanction n’est pas neutre quant au choix des équipes dirigeantes puisqu’elle ne peut s’exprimer que pour des partis ayant déjà gouverné... donc pour des « partis de gouvernement », généralement au centre de l’espace politique, ce qui exclut de la préférence, réputée plus rationnelle, les partis critiques, décalés sur les extrêmes.
3.2- Indépendance relative des gouvernants
Les gouvernants conservent, dans leurs décisions, une certaine indépendance vis-à-vis de la volonté des électeurs ; cela signifie qu’il n’y a ni mandat impératif, ni possibilité de révocation permanente des élus (comme dans le système athénien). En effet, aucun des systèmes de gouvernement représentatif mis en place depuis la fin du XVIIIe siècle n’a introduit à grande échelle ces deux dispositifs d’encadrement des élus par les électeurs (on peut en trouver dans des dispositifs institutionnels territorialement ou sectoriellement limités). En outre, l’élu dispose d’une très importante marge de manœuvre dans le choix de ses actions politiques :
- d’une part parce qu’il peut choisir de sacrifier sa réélection si d’autres considérations lui paraissent plus importantes et agir en fonction de ses valeurs plutôt que de ses intérêts (ou de ses intérêts postérieurement à la fonction...) ;
- d’autre part parce qu’il peut toujours espérer convaincre les électeurs du bien fondé de son action, minimiser ses erreurs ou fautes passées (le cas des élus sanctionnés pour faits de corruption montre qu’ils peuvent très bien arriver à se faire réélire par les mêmes électeurs !), ou bien miser sur la « mémoire courte » des électeurs (quel souvenir avons-nous des décisions prises par des ministres il y a trois, quatre ou cinq ans ?). Ces observations signalent une autre contradiction dans l’analyse que fait l’auteur du vote-sanction comme plus rationnel.
3.3- Liberté d’expression publique des opinions
Les gouvernés peuvent exprimer leurs opinions et leurs volontés politiques sans que celles-ci ne soient soumises au contrôle des gouvernants. Cette liberté d’opinion transforme le sens de la représentation par rapport à ce qu’elle était dans les idéologies des monarchies absolues ou dans les régimes créant un culte de la personnalité : le roi ou le « chef suprême » représentent aussi le peuple tout entier mais sans laisser apparaître d’éventuels désaccords entre les représentés et les représentants. La liberté d’expression publique et politique (pluralisme partisan autorisé) rend possible l’expression de tels désaccords et leurs sanctions lors des élections. Cependant ce principe implique qu’une condition soit réalisée :
Pour que les gouvernés puissent se former des opinions sur les sujets politiques, il faut qu’ils puissent avoir accès à l’information politique, cela suppose donc une certaine publicité des décisions gouvernementales. Si les gouvernants décident en secret, les gouvernés n’ont que de très faibles moyens de se forger des opinions en matière politique.
3.4- Décision soumises à l’épreuve de la discussion
Les décisions publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion : ce principe ne peut se concrétiser que s’il existe une assemblée, c’est-à-dire une réunion d’individus échangeant des arguments et des points de vue jusqu’à arriver à un consensus relatif emportant au moins la majorité des voix. Le concept de gouvernement représentatif est donc étroitement lié à l’idée d’assemblée délibérante. En outre, cette discussion a été conçue à l’origine (ex. : les révolutionnaires français de 1789) comme un moyen de faire émerger la vérité ou de prendre des décisions justes : la discussion est perçue comme un moyen de produire des décisions politiques sages. Cependant cette image de la discussion ouverte entre des individus ne pouvant imposer leur point qu’en arrivant à convaincre les autres de sa justesse ignore qu’en réalité certains acteurs (leaders politiques, groupes de pression...) disposent de multiples moyens pour imposer leurs choix indépendamment de toute discussion publique.
On le voit, les principes du gouvernement représentatif qui fondent effectivement nos institutions telles qu’elles apparaissent dans le droit public décrivent bien ces institutions au regard de la doctrine qui les inspire et des textes juridiques eux-mêmes mais très mal au regard du fonctionnement concret de ces mêmes institutions considérées d’un point de vue sociologique. Il en va de même pour les principes de l’État de droit.
4- Les limites institutionnelles de la représentation politique
La représentation politique a été historiquement, et est toujours aujourd’hui, l’une des dimensions centrales de la démocratie mais elle connaît des limites, obstacles, faiblesses comme les autres dimensions (État-de-droit, séparations des pouvoirs & pluralisme, État-providence... ). Outre les limites précédemment signalées, en discussion du modèle de Bernard Manin, deux autres sont importantes : 1) les biais de représentation politique analysés ci-dessous par Daniel Gaxie au regard du principe d’égalité des citoyens électeurs (une personne = une voix) ; 2) la technocratisation du pouvoir politique durant les 19e et 20e siècle au fur et à mesure de l’augmentation quantitative de l’appareil d’État (croissance du nombre de fonctionnaires en valeur absolue et en valeur relative, croissance des finances publiques en masse et en proportion des richesses crées, croissance des volumes de normes juridiques...).
4.1- Les biais sociologiques et institutionnels de la représentation politique
4.2- Marginalité des parlements et technocratisation de l’action publique
=> Voir aussi : le phénomène technocratique : http://www.hnp.terra-hn-editions.org/TEDI/article74.html
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Gouvernement représentatif (nation assemblée) »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 3 mai 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 34