La typologie la plus couramment utilisée aujourd’hui distingue trois formes de gouvernement :
- la forme totalitaire,
- la forme autoritaire,
- et la forme démocratique.
Le problème du rapport aux valeurs, rencontré dans les anciennes typologies, reste toujours d’actualité : sur les trois formes évoquées, les deux premières sont connotées négativement et la démocratie est connotée positivement. Cette connotation valorisante et relativement consensuelle de la démocratie tient au fait que celle-ci est définie moins par rapport à ce qu’elle est en réalité que par rapport à ce qu’elle ne veut pas être : en ce sens, la démocratie est un régime qui n’est ni totalitaire ni autoritaire. L’opposition entre totalitarisme et démocratie fait l’objet d’un large consensus : le totalitarisme constitue le mal absolu, le pire des systèmes, reconnu comme tel par à peu près tout le monde, presque l’inverse exact de ce que pourrait être la démocratie, une anti-thèse radicale. En revanche, la distinction entre régime démocratique et régime autoritaire est beaucoup plus complexe et également plus discutée, comme si loin d’une antinomie il s’agirait davantage d’un continuum dégradé allant de l’un à l’autre sans frontière conceptuelle suffisamment objective entre les deux.
1- L’identification consensuelle du mal : les situations totalitaires
Le terme "totalitarisme" est peu défini dans les dictionnaires courants et depuis quelques décennies seulement : https://www.cnrtl.fr/definition/dmf/totalitarisme C’est en effet un terme qui apparaît au début du 20e siècle, dans l’entre-deux-guerres notamment, soit comme une notion péjorative utilisée pour critiquer et disqualifier certains systèmes politiques (chez des intellectuels britanniques notamment critique le régime soviétique), soit comme une notion laudative revendiquée par certains dirigeants comme reflet de leur parfaite détermination politique à faire atteindre par leurs pays des finalités politiques notamment d’accomplissements de destins de l’humanité (typiquement l’usage tactique qu’en a fait Mussolini). D’emblée le terme à donc des consonances très polémiques.
L"article "Totalitarisme" de la Wikipedia.fr (page du 30 juin 2019 à 17:32), classé dans les "Bons articles" (argent), est effectivement sérieux, très (trop) riche d’informations sur le sujet voire parfois foisonnant avec des contradictions internes : https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Totalitarisme&oldid=160541582 . Mais en l’utilisant comme portail documentaire pour repérer des textes et les lire, c’est effectivement un bon article.
1.1- Origines et définitions du concept
Dans l’Italie fasciste des années 1920, le mot "totalitario" est de plus en plus utilisé par les militants antifascistes pour stigmatiser le régime politique et son évolution. Ils n’entendent pas désigner une nouveauté radicale mais un développement radical de la tyrannie bien connue en Europe par expérience des monarchies absolues. Cet usage péjoratif prenant de l’ampleur dans l’espace public italien mais aussi européen, les théoriciens du fascisme - et Mussolini lui-même dans un discours de 1925 où il revendique la "feroce volontà totalitaria" de son mouvement - en font un usage tactique en le reprenant à leur compte de façon laudative pour qualifier positivement leur projet politique de "totalitaire". Dans la bouche de certains, le terme est un insulte... mais qui est alors entendue par d’autres comme un compliment ; il devient ambivalent.
Dans les années 1930 en Grande-Bretagne, le terme est de plus en plus utilisé pour stigmatiser le régime soviétique beaucoup plus que le fascisme italien. Ian Kershaw observe qu’en 1929 les intellectuels et leaders de la gauche britannique utilisent le mot "totalitarisme" pour critiquer à la fois l’État fasciste italien et l’État communiste russo-stalinien. 1 Mais, d’un autre "coté", en 1931, Carl Schmittélabore le concept laudatif de "État total" (totale Staat) pour désigner une forme de souveraineté légitimant l’état d’exception et les pleins pouvoirs. A partir de 1933 et l’installation des nazis au pouvoir, les intellectuels d’inspiration marxiste comme Herbert Marcuseet plus généralement ceux de l’Ecole de Franckfort (plus tard Adorno et Horkheimer) inscrivent le concept de "totalitarisme" dans le débat intellectuel, notamment dans des revues académiques comme le célèbre Zeitschrift für Sozialforschung, revue de l’Ecole de Franckfort 2. Marcuse voit dans le totalitarisme l’aboutissement d’un "réalisme héroïco-populaire" antinomique et contradictoire vis à vis des diverses formes d’individualisme libéral ; il l’analyse comme un produit du capitalisme et le point de naissance d’une contradiction interne au capitalisme.
Aux États-Unis le sujet émerge dans les débats de sciences sociales : le sociologue et théologien Paul Tillichpublie un article en 1934 dans Social Research, revue de la célèbre école éponyme (New School for Social Research), et, en France, deux intellectuels catholiques également, Emmanuel Mounieret Jacques Maritain, publient en 1936, l’année des premiers "procès de Moscou".
Des intellectuels marxistes et anti-staliniens, déjà persécutés ou susceptibles d’être persécutés par Staline, et notamment Trotskydans son recueil "Défense du marxisme?" dont les écrits furent très diffusés et lus parmis les militants marxistes anti-staliniens critiquèrent le totalitarisme et plus encore, à travers lui, le rapprochement opéré par Hitler et Staline en 1939 ("Pacte germano-soviétique"). C’est justement en 1939 que le premier colloque sur le totalitarisme est organisé à l’Université de Philadelphie par le professeur de science politique Carlton H.J. Hayes 3. L’année 1941, marquée par l’entrée en guerre de l’Allemagne contre l’URSS, voit les alliances militaires se retourner et les discours publics s’adapter à ce retournement notamment par une euphémisation des critiques contre l’URSS, donc une euphémisation des critiques du totalitarisme qui semble disparaître des préoccupations intellectuelles jusqu’aux débuts de la "Guerre froide" en 1947.
Dans ce contexte historique et intellectuel, dit de "Guerre froide" (1947-1953/1962...), les livres relatif au totalitarisme sont de plus en plus nombreux et marqués par une convergence de critiques conjointes des deux totalitarismes, nazis et stalinien. La philosophe Hannah Arendt publie son livre "Les origines du totalitarisme" en 1950 pour la première version puis en 1951. L’ouvrage deviendra un classique de la science politique internationale. A cette date, le sens du mot a beaucoup évolué en raison des expériences historiques de totalitarisme durant les deux ou trois dernières décennies précédentes, particulièrement chargées à cet égard.
A partir de cette période (1947-1962...), le terme semble s’éloigner de son pays de naissance terminologique, l’Italie (et le fascisme italien), pour concerner essentiellement le nazisme et le stalinisme. Toujours ambigüe par certains aspects, le mot totalitarisme devient néanmoins consensuel pour exprimer l’idée exactement inverse et contraire à celle de démocratie libérale. Le totalitarisme devient l’emblème du mal et l’anti-thèse radicale de toute projet démocratique et aussi un instrument de propagande politique anti-communiste :
"Or, à l’origine du concept de totalitarisme il y a précisément trois expériences historiques : celle du fascisme italien (1922-1945), celle du national-socialisme allemand (1933-1945) et celle du stalinisme russe (entre la fin des années vingt et le milieu des années cinquante). Ces trois régimes ont exprimé de nouvelles formes de pouvoir, auparavant inconnues, dont les affinités sollicitent une approche de type comparatiste et dont les aboutissements criminels posent de nouvelles interrogations au sujet du rapport qui s’instaure, au XXe siècle, entre la violence et l’État. Le concept de totalitarisme essaie d’apporter une réponse à ces questionnements. Sur un point au moins tous ses théoriciens se trouvent d’accord : le totalitarisme est l’antithèse, la négation radicale de l’État de droit tel qu’il s’était développé et étendu en Europe tout au long du siècle précédent. Toutes les caractéristiques fondamentales de l’État libéral classique — la séparation des pouvoirs, le pluralisme politique, des institutions représentatives (même si, dans la plupart des cas, sur la base d’un suffrage limité), ainsi que la garantie constitutionnelle de certains droits politiques essentiels — sont radicalement détruites par les régimes totalitaires : graduellement démantelées en Italie, immédiatement supprimées en Allemagne par un pouvoir « charismatique » qui ignore la loi (et qui ne se soucie même pas d’abroger la Constitution de Weimar), anéanties en Russie par une révolution qui se proposait d’instaurer une démocratie socialiste et qui débouchera très vite sur un régime de parti unique (dont le rôle est consacré par la Constitution de 1936). La nouveauté du totalitarisme réside dans le fait que cette remise en cause des structures de l’État libéral n’implique pas un retour aux dictatures traditionnelles et aux anciennes formes de pouvoir absolu. Les régimes totalitaires s’inscrivent dans la modernité, ils supposent la société industrielle."
Le titre de l’ouvrage d’Hannah Arendt a fait l’objet de discussions ; Raymond Aron 4, par exemple, émet une réserve en remarquant que l’auteur ne traite pas réellement de ce sujet si l’on entend par "origines du totalitarisme" une sociohistoire de sa genèse, des ses causes historiques, que ce soit en Allemagne ou ailleurs ; Etienne Tassin 5 remarque que le mot "origine" a une autre signification dans l’esprit d’Hannah Arendt, cherchant non pas les "causes" historiques, sociales, économiques qui font émerger le totalitarisme mais l’essence du totalitarisme, sa nature profonde et ses composantes : elle cherche le facteur essentiel qui fait naître le totalitarisme... et qui en est - en ce sens - à l’origine. L’idéologie joue un rôle évidemment moteur (mais pas exclusif) dans cette origine.
1.2- Spécificité du totalitarisme (H.Arendt)
La philosophe Hannah Arendt (Le système totalitaire : Les origines du totalitarisme, 1972 6) insiste sur la distinction entre système totalitaire et autoritaire :
Le totalitarisme diffère par essence des autres formes d’oppression politique que nous connaissons tels le despotisme, la tyrannie et la dictature.
En effet, le gouvernement totalitaire vise principalement à diriger, à dicter tous les aspects de la vie des individus et de la société ; il tend à faire disparaître toutes différences d’opinions et aussi de comportements (ex. : lire un livre, porter des lunettes — autant de signes d’instruction — suffisait pour être exécuté par les Khmers rouges) ; il exige une adhésion et un engagement complets de chaque individu aux objectifs politiques de l’État. Le gouvernement totalitaire ne se contente pas d’une adhésion de façade, d’engagements superficiels : il entend s’assurer que ce qui se trouve dans le for intérieur de chacun, que les pensées les plus intimes sont conformes à l’exigence politique totalitaire... d’où le rôle des camps de jeunesse dans l’embrigadement des enfants comme outils d’information et dénonciation des membres de leurs propres familles. Dans une situation totalitaire, personne n’est à l’abri, ni le citoyen ordinaire ni même les dirigeants, susceptibles de tomber à tout moment, victimes d’une de ces purges sans limites qui caractérisent justement le totalitarisme.
La différence entre l’État et la société civile disparaît : tout participe de l’activité de l’État qui seul demeure. De ce point de vue, les régimes fascistes italiens et espagnols ne sont jamais allés jusqu’à des situations (aussi) totalitaires. L’analyse d’Arendt conduit à écarter de la catégorie "totalitarisme" beaucoup de régimes connus comme dictatures même sanglantes. Cependant la catégorie ne se limite pas aux deux formes centrales du nazisme et du stalinisme : au 20e siècle des mouvements politiques au pouvoir initient des génocides orientés par des idéologies racistes, notamment au Rwanda et en Bosnie ou encore par des idéologies expansionnistes comme celle évoquant la "Grande Serbie", qui n’est pas sans rappeler la volonté d’expansion allemande au milieu du siècle ou la "Grande nation" très français justifiant l’expansionnisme français sous le premier empire notamment. Les systèmes communistes ont également varié selon des conjonctures plus ou moins dramatiques conduisant à des massacres de masses comme durant la Révolution culturelle, en Chine, ou sous la direction Pol Pot au Cambodge.
1.3- Controverses sur des communismes et le fascisme italien
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, un vaste débat oppose les intellectuels sur la qualification des régimes communistes : sont-ils tous comparables au régime nazi ? Certains dissocient le stalinisme des autres configurations communistes, d’autres auteurs refusent cette dissociation. Certains refusent l’idée même d’une comparaison parce que les finalités des équipes gouvernant les pays concernés ne sont pas les mêmes (la pureté ethnique et la domination d’une race dans un cas ; le socialisme réel dans l’autre, émancipateur des travailleurs) ; d’autres comme Krzysztof Pomian considèrent que la comparaison est légitime et pertinente notamment en raison de moyens communs mis en œuvre (le terrorisme idéologique et policier notamment) : "Les historiens se méfient du mot totalitarisme pour désigner un phénomène politique nouveau il faut pourtant nécessairement nommer. Le fascisme italien, le nazisme allemand et le bolchevisme russe pris comme idéologies, mouvements de masse et systèmes politiques sont des phénomènes originaux mais en dépit de leurs différences nous dit Pomian il est permis de les considérer comme trois réalités du même type que on peut raisonnablement qualifier de totalitaire. 11 Krzisztof Pomian fait apparaître différences et similitudes entre les trois expériences historiques puis, raisonnant sur ces résultats souligne surtout les spécificités de chacune d’elles. Enzo Traverso réexamine également l’histoire du concept et les trois réalités historique auquel il renvoie, explicite l’origine italienne du concept en 1923 avec alors un sens différent qui désignait une radicalisation moderne de l’absolutisme et explique peut-être certaines difficultés ultérieures à situer le fascisme italien dans ce débat : "Comme l’a affirmé Hannah Arendt d’une manière quelque peu apodictique, le xx’ siècle a vu surgir des régimes pour lesquels le vocabulaire politique n’avait pas de définitions adéquates, et auxquels la pensée politique n’avait jamais été confrontée auparavant. Montesquieu avait défini le despotisme comme un pouvoir arbitraire fondé sur la crainte ; le totalitarisme, en revanche, désigne pour elle un type de domination tout à fait nouveau, fondé sur l’idéologie et débouchant sur la terreur. J’essayerai d’indiquer plus loin la fécondité et les limites de cette hypothèse arendtienne. Il suffira ici de préciser que si cette appellation a l’avantage de résumer en un mot les violences subies par des millions d’hommes et de femmes dans les camps nazis et staliniens (un mot qui reconnaît donc implicitement, la valeur euristique de leur comparaison) elle ne supprime pas pour autant les différences profondes qui caractérisent ces mêmes violences." 12
L’essence du totalitarisme par Raymond Aron
§25 - Les régimes totalitaires ne sont définis ni par la seule suppression des institutions représentatives et des partis multiples, ni par le pouvoir absolu d’une équipe ou d’un homme. Le régime des colonels en Pologne, celui de Franco en Espagne, celui de Mussolini appartiennent à une espèce dont les exemples sont multiples à travers l’histoire. Le fascisme ne présente pas ou présente à peine d’originalité. Le parti unique sert de police supplétive, il aide au recrutement des cadres supérieurs et moyens, il groupe les premiers compagnons du chef et leur permet de se faire payer leur concours, il offre une voie d’accès aux jeunes qui veulent accéder à certaines fonctions, syndicales ou administratives. Jusqu’à l’alliance avec Hitler, il ne comportait pas trace d’antisémitisme ou de révolution permanente. Jusqu’à la fin, il n’avait pas sérieusement ébranlé la structure traditionnelle de la société italienne.
§26 - Le totalitarisme semble caractérisé par un certain nombre de phénomènes institutionnels que Mme Arendt analyse admirablement : la prolifération des bureaucraties, mal reliées les unes aux autres avec un enchevêtrement inextricable des compétences, la scission entre un parti de masses et le cercle intérieur, le maintien d’une sorte de conspiration à l’intérieur d’un parti, maître de l’État, l’autorité inconditionnelle du Chef, ce dernier étant indispensable moins en raison de vertus administratives ou intellectuelles hors du commun que par sa capacité de trancher les conflits entre ses compagnons ou entre les innombrables administrations, l’expansion d’une police secrète qui devient la suprême puissance, le régime policier se combinant avec une propagande idéologique obsessionnelle à l’usage des masses et le développement d’une doctrine ésotérique réservée au petit nombre. Aucun de ces phénomènes en particulier ne révèle l’originalité du totalitarisme. (...)
§29 - Abandonnés, les individus perdent les liens organiques qui les rattachent à leurs familles, à leurs proches, à leurs compagnons de travail ou de misère. La femme ou les enfants viennent réclamer la mort du père, personne ne se fie plus à son voisin, la police secrète est présente en chaque usine, en chaque bureau, au cœur même des foyers. Dans les camps, cette « massification » atteint à sa forme extrême, l’individu est anonyme, perdu au milieu d’une foule où la solitude féconde est interdite. L’administration règle la vie de ces fantômes qui passent d’une existence d’ombres à la mort, sans qu’aucune personne ne ressente l’événement comme humain ou significatif.
Raymond Aron, par son autorité intellectuelle et son audience autant académiques que médiatique et éditoriale a fortement contribué à faire connaître l’œuvre et la thèse d’Hannah Arendt en France. Comme elle, il associe nazisme et stalinisme dans une catégorie commune de "totalitarisme", au moins pour certaines périodes de ces deux régimes et histoires mais il les distingue aussi au regard de l’idéal qui sert de finalité générale au mouvement totalitaire :
L’objectif que se proposait le parti national-socialiste était de refaire la carte raciale de l’Europe, d’éliminer certains peuples tenus pour inférieurs, d’assurer le triomphe de tel peuple, jugé supérieur. A ce moment-là sévit une terreur plus encore imprévisible que celle qui pouvait frapper les citoyens soviétiques et dont surtout l’objectif est autre. L’objectif que se donne la terreur soviétique est de créer une société entièrement conforme à un idéal, cependant que, dans le cas hitlérien, l’objectif est purement et simplement l’extermination.
C’est pourquoi, passant de l’histoire à l’idéologie, je maintiendrai, au point d’arrivée, qu’entre ces deux phénomènes la différence est essentielle, quelles que soient les similitudes. La différence est essentielle à cause de l’idée qui anime l’une et l’autre entreprise ; dans un cas l’aboutissement est le camp de travail , dans l’autre la chambre à gaz. Dans un cas est à l’oeuvre une volonté de construire un régime nouveau et peut-être un autre homme, par n’importe quels moyens ; dans l’autre cas une volonté proprement démoniaque de destruction d’une pseudo-race.
Dans cette même période de l’histoire de la science politique, période durant laquelle se débat sur le totalitarisme fut abondant, Pierre Ansart présente une "Sociolgie des totalitarisme" comparant le totalitarisme stalinien et hitlérien :
2- L’image repoussoir et ambiguë du régime autoritaire
Les régimes autoritaires sont généralement caractérisés par opposition aux situations totalitaires et aux régimes démocratiques.
- À la différence des systèmes totalitaires, ils n’exigent pas des citoyens qu’ils partagent et respectent intimement — dans leurs actes les plus quotidiens — l’idéologie politique du régime. Certains régimes autoritaires se contentent d’une indifférence généralisée des citoyens à l’égard de la vie politique ou d’une adhésion de façade qui n’engage pas un modelage des mentalités.
- Par rapport aux régimes démocratiques, la différence est plus incertaine. Pour Guy Hermet (« Les régimes autoritaires », Traité de Science Politique, 1985 16), l’autoritarisme désigne :
Un rapport gouvernants-gouvernés reposant de manière suffisamment permanente sur la force plutôt que sur la persuasion. Également une relation politique dans laquelle le recrutement des dirigeants relève de la cooptation et non de la mise en concurrence électorale des candidats aux responsabilités publiques.
Commentaire de la citation : le premier critère est trop approximatif pour être satisfaisant, puisque toutes les formes de gouvernement se stabilisent grâce à la force (système de police) et à la persuasion (idéologie politique, socialisation politique). Le second critère est également problématique : certes la concurrence électorale (multipartisme) caractérise les régimes démocratiques, mais les formes de cooptation ne sont pas absentes de ces régimes (ex. : cooptation des futurs candidats au sein des partis politiques, cooptation des conseillers ministériels au sein du gouvernement...) et tous les responsables participants, au sommet de l’État, à la définition des politiques publiques, ne sont pas élus (ex. : rôle politique des hauts fonctionnaires).
"Crise et effondrement de la démocratie", par Juan J Linz.
Extrait de : Juan J Linz, « L’effondrement de la démocratie, autoritarisme et totalitarisme dans l’Europe de l’entre-deux-guerres », Revue internationale de politique comparée, 2004/4 (Vol. 11), p. 531-586
"J’avais noté dans mon ouvrage que, le plus souvent, l’effondrement des démocraties était dû à l’échec du leadership démocratique et non à la force des partis antidémocratiques. Cela est particulièrement vrai dans le cas des effondrements d’avant les années 30 et même plus tard dans les Balkans et l’Europe de l’Est. L’échec de la classe politique libérale-démocrate, l’instabilité et l’inefficacité gouvernementales y étaient encore plus importants." (ouvrage : Linz J., 1978, The Breakdown of Democratic Regimes : Crisis, Breakdown and Reequilibration, Johns Hopkins University Press, Baltimore)
Entre régime autoritaire et régime démocratique, des différences existent (les régimes fascistes étaient bien différents du nôtre) mais elles dessinent davantage une gradation de situations qu’un clivage net entre les deux types.
- Le premier critère de gradation est celui du caractère plus ou moins pluraliste et plus ou moins compétitif du jeu électoral : dans les régimes autoritaires, les institutions sont organisées de telle manière que les gouvernants en place ne puissent pas être renversés (pas d’alternance possible). Il peut y avoir des élections mais soit il n’y a qu’un seul parti autorisé (cf. les régimes communistes non totalitaires), soit elles sont entièrement truquées (François et Jean-Claude Duvalier à Haïti, la dynastie Somoza au Nicaragua), soit elles ne concernent pas le chef effectif du régime (le cas du Maroc).
- Le deuxième critère de gradation est celui du caractère plus ou moins libre de l’expression publique des opinions : les dirigeants autoritaires ne tolèrent pas, normalement, l’expression de désaccords avec eux. La presse, la radio et la télévision sont étroitement contrôlés par les gouvernants en place (télévision d’État, radio d’État, etc). Néanmoins certaines formes de liberté d’expression peuvent être autorisées dans des domaines socialement perçus comme peu « politiques » : la culture, la religion, les loisirs...
Les régimes autoritaires sont extrêmement divers du point de vue de leur organisation institutionnelle et de leur mode de légitimation politique. Entre les dictatures militaires, les régimes oligarchiques et clientélistes d’Amérique latine, les monarchies du Moyen-Orient, les régimes bonapartistes dans la France du XIXe siècle, les bureaucraties autoritaires des États corporatistes de l’entre-deux-guerres (le Portugal de Salazar, le Mexique de Cárdenas) et les États communistes d’Europe centrale jusqu’à la fin des années 1980, les différences sont énormes. Le point commun est la volonté des dirigeants de se soustraire à toute remise en cause de leur pouvoir.
3- La référence valorisante et approximative au modèle démocratique
Alors que le terme de démocratie était péjoratif depuis Aristote jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, il est progressivement devenu très valorisant. La très grande majorité des États revendiquent aujourd’hui le qualificatif de démocratie. Pourtant, si l’on définit la démocratie comme le gouvernement du peuple par le peuple, aucun régime politique n’est véritablement démocratique : le gouvernement est toujours exercé par une petite « fraction » de la population, des élites politiques, administratives et économiques qui — quel que soit leur mode de sélection — détiennent très largement la réalité du pouvoir.
Concrètement la démocratie pluraliste articule ensemble deux notions distinctes. D’une part un principe représentatif en vertu duquel le peuple, réputé souverain, délègue à un petit nombre de personnes (oligarchie) élues le soin d’exprimer sa volonté ; d’autre part un principe libéral qui privilégie la libre confrontation des opinions et, par la suite, la libre compétition des candidats à la représentation (pluralisme). On peut donc qualifier ces régimes d’oligarchies-pluralistes (Jean-Gustave Padioleau, L’État au concret 20). Ce qui caractérise ces régimes, c’est donc l’élection des dirigeants au suffrage universel à travers des élections compétitives, disputées à intervalles réguliers. À partir de cet indicateur, on peut identifier un ensemble de régimes politiques qui relèvent d’une logique commune même s’ils se présentent sous des formes institutionnelles variées : régime parlementaire, régime présidentiel, régime d’assemblée...
Cependant, cet indicateur est extrêmement approximatif même si la plupart des personnes s’en contentent. Mais, comme le disait Gaetano Mosca, il est plus satisfaisant de croire que l’on est gouverné en fonction de principes auxquels on adhère plutôt que sous l’effet de la force ou d’une domination. Dans les faits, le pluralisme est toujours limité : certes les mass-médias sont indépendants du pouvoir mais cela n’empêche pas l’instauration de climat d’opinion qui marginalisent les positions dissidentes (Cf. Sous-section - Les tendances de la socialisation politique). Certes, chacun peut être candidat aux élections, mais en pratique il en va autrement : il existe d’importants filtrages de prétendants à la candidature par les partis politiques, par la notoriété médiatique, par les ressources financières, etc. Les électeurs arbitrent donc par leur vote entre un nombre limité de personnes socialement éligibles ce qui faisait dire à Gaetano Mosca : Les représentants ne sont pas élus, ils se font élire
. Par le biais de l’élection, les citoyens interviennent dans le choix de gouvernants mais seulement pour certains d’entre eux (les élus) car en pratique les processus de décision politique impliquent aussi des gouvernants non élus (fonctionnaires, conseillers, groupes de pression...).
« Les espaces non pluralistes dans les démocraties contemporaines », de Gille Massardier
Cette interrogation est issue d’une intuition alimentée par une certaine actualité et surtout d’un parcours de recherche au croisement de plusieurs problématiques : 1/celle de la sociologie des experts dans l’action publique, ces gouvernants non élus, et de leur incursion grandissante dans les politiques publiques sur la base d’une des ressources sociales les moins partagées qu’est la connaissance, phénomène alourdissant les présomptions d’élitisme pesant sur l’action publique [Lasswell, 1936 ; Massardier, 1996] ; 2/celle de l’action publique contemporaine et sa « gouvernance », amenant à relever un paradoxe apparent entre, d’un côté, une ouverture pluraliste de celle-ci et, d’un autre côté, une sélection des acteurs ou encore une « efficacité à l’interne » de réseaux clôturés de politiques publiques [Massardier, 2003 ; Papadopoulos, 2002 ; Cole, 1999] ou de « groupes spécialisés » [skill groups, Lasswell, 1936] ; 3/la problématique, fouillée dans le cadre des travaux du CSPC, des recompositions des régimes politiques liées aux transformations des policies, recompositions qui seraient propices à un brouillage des frontières entre les régimes.
Les entrées dans cette question sont de trois ordres : 1. celui du processus de sélection des participants aux échanges politiques fondateurs du policy making [Bryan-Jones, 1994] 2… et confiné dans des espaces sociaux à la fois relativement hermétiques et multiples [Le Gales, Thatcher, 1995] 3… le tout dans le contexte de la déconnection entre ces lieux de décision et la compétition électorale [Leca, 1996]. Enfin, cette interrogation n’est pas sans dommages collatéraux : Peut-on voir poindre un « pluralisme limité », au sens de J. Linz [Linz, 2000], en démocratie ? Peut-on aussi observer des coalitions décisionnelles fermées proches de celles décrites par les observateurs du modèle « bureaucratico-autoritaire » qui décrivaient les autoritarismes des années 1960-1970 [Collier, 1979] ?
On l’a compris, cet article, parce qu’il entre dans la question démocratique via l’analyse du policy-making, ne s’intéresse pas aux procédures de la démocratie électorale ou des institutions démocratiques (partis, séparation des pouvoirs). (...)"
On le voit, l’idée de gouvernement du peuple par le peuple est davantage un mythe politique qu’une réalité sociologiquement observable. Dans ce régime, l’élection apparaît moins comme un instrument de gouvernement aux mains du peuple que, selon l’analyse de Joseph Schumpeter (Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942 22), un mode de désignation des hommes habilités à gouverner au terme d’une lutte portant sur les votes du peuple. Dans une démocratie représentative, affirme-t-il, le peuple n’engendre pas les décisions politiques en élisant des individus qui se réunissent ensuite pour accomplir sa volonté
. Le peuple désigne seulement, entre plusieurs concurrents, ceux dont les volontés deviendront des décisions publiques. Aussi donne-t-il de la démocratie la définition suivante :
Un système institutionnel aboutissant à des décisions politiques, dans lequel des individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces décisions à l’issue d’une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple.
Recherches en cours, en science politique (janv. 2017) :
- La démocratie à l’épreuve de l’autoritarisme
(Appel à communication, janv. 2017)
"Depuis les années 1960, les catégories de démocratie et autoritarisme n’ont cessé d’être interrogées. Les travaux de Juan J. Linz ont insisté sur la multiplicité des formes de régimes autoritaires, prenant en compte des variables telles qu’un pluralisme limité et l’absence de mobilisations collectives (Linz, 2000). La fin de la guerre froide, la « troisième vague de démocratisation » et ses désenchantements successifs ont remis en question l’utilité des typologies qui avaient prévalu jusqu’alors, avec de nouveaux travaux sur le phénomène de « l’autoritarisme électoral » (Schedler 2006 ; 2013). Occupant une zone grise entre régimes autoritaire et démocratique, s’appuyant sur des éléments de légitimation électorale, ces régimes « hybrides » seraient en voie d’expansion (Diamond, 2002 ; Schedler, 2002). Ces constats ont produit de nouvelles typologies, avec la profusion de termes comme « démocratie électorale », « semi-démocratie », « autoritarisme compétitif », etc. (Özbudun, 2011 ; 2015).
Nonobstant la contribution de ces travaux à remettre en question les cadres classiques de l’analyse politique comparée, leur approche taxinomique se heurte à des limites. Ces typologies peinent à saisir des régimes dont la stabilisation tient à l’habileté de leurs dirigeants à jouer sur différents registres de légitimation, voire à mettre en avant certains dispositifs de représentation et de participation pour mieux justifier leurs pratiques autoritaires. Prenant acte des rapprochements graduels – tout comme des distinctions persistantes – entre les situations et « régimes partiels » autoritaires et démocratiques, des chercheurs les ont approchés à travers la recomposition des rapports politics/policies (Camau, Massardier, 2009).
Ce colloque vise à réinterroger la frontière démocratie/ autoritarisme à travers leurs rapprochements et emprunts mutuels. Sans chercher à classifier un type de régime de manière définitive, nous nous intéresserons aux usages politiques des éléments associés à un régime démocratique ou autoritaire mais aussi à la circulation transnationale de ces dispositifs, de manière attentive au contexte. (...)"
(Lire la suite, en ouvrant la fenêtre déroulante ci-dessous)
Jérôme VALLUY‚ « Segment - L’identification contemporaine des formes de gouvernement : totalitaire, autoritaire, démocratique »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 3 mai 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 32