Comme le remarque Martin Hirsch :
Dès lors que s’attache à l’emploi le droit à la retraite et à l’assurance maladie, l’absence d’intégration dans la vie professionnelle prive l’individu de l’ensemble de ces avantages sociaux. (...) C’est l’une des conséquences du choix français des assurances professionnelles et de l’échec de l’universalisation de la protection sociale.
En effet, le fondement professionnel de la Sécurité sociale a empêché une généralisation de la couverture sociale à toutes les catégories de la population : se sont trouvées exclues les personnes dont le lien au travail était lointain ou inexistant soit en raison de handicaps (handicapés mentaux ou handicapés physiques non couverts / accident du travail), soit du fait d’une durée de travail insuffisante (jeunes, femmes isolées, étudiants, artistes...), soit en raison de la conjoncture économique (chômeurs). Le phénomène n’était pas nouveau mais était plus facilement compensé par des formes de solidarité familiale dans un contexte de pouvoir d’achat des ménages tendanciellement élevé et croissant (Trente glorieuses). Le retournement de conjoncture économique des années 1970 sert de révélateur.
Le mot exclusion — un des premiers ouvrages diffusant ce terme est celui de Rémy Lenoir 2 — marque la fin de l’idée (fausse) que la Sécurité sociale couvrait toute la population. Après 30 années d’extension progressive, force était de constater qu’il restait des centaines de milliers de personnes sans couverture maladie, sans pension de retraite suffisante, sans logement convenable, sans ressources stables. Le terme exclusion a pris un sens spécifique au cours des années 1980 marquant un phénomène de difficultés sociales cumulatives (formation initiale limitée, revenus faibles ou inexistants en fin de droits au chômage, mauvais état de santé, absence ou précarité de logement, problèmes familiaux, discriminations ethniques...) rendant la réinsertion de l’individu par ses propres moyens de plus en plus difficile voire impossible. Ce terme rend compte alors de ce que l’on appelle les « nouveaux pauvres » que les français découvrent vraiment à la fin des années 1980 avec l’initiative de Coluche sur les « restaurants du cœur ». Aujourd’hui encore, malgré un système de Sécurité sociale consommant des milliards de Francs par an, il y a encore des personnes qui meurent de froid, des patients qui doivent recourir aux associations caritatives ou humanitaires pour avoir accès à des soins médicaux.
Les exclus de la protection sociale ne sont pourtant pas nouveau même si leur situation se détériore évidemment avec le retour du chômage. Le retournement de conjoncture des années 1970 a exacerbé ce phénomène d’exclusion et le choix a été fait, plutôt que de refonder la Sécurité sociale, de colmater les brèches, c’est-à-dire de créer des dispositifs successifs pour réintégrer les exclus. Une première tentative d’extension en 1978 produira peu d’effets (sauf symbolique avec la première affirmation du principe de solidarité nationale) :
L’organisation de la sécurité sociale est fondée sur le principe de la solidarité nationale. Elle garantit les travailleurs et leurs familles contre les risques [...]. Elle assure pour toute autre personne et les membres de sa famille résidant sur le territoire français la couverture des charges de maladie et de maternité ainsi que des charges de familles.
Ambiguïté du système = fondement professionnel + élargissement.
D’autres avancées ont lieu, notamment en 1992, mais il faudra attendre la mise en place du Revenu Minimum d’Insertion pour que l’extension soit réellement efficace (outre le revenu de base, le RMI permet d’intégrer par ce revenu le système de la Sécurité sociale).
Le RMI = innovation majeure, peut-être la plus importante de ces vingt dernières années. Il fut créé par la loi du 1er décembre 1988 qui dispose en son article Ier :
Toute personne qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation de l’économie et de l’emploi, se trouve dans l’incapacité de travailler, a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. L’insertion professionnelle et sociale des personnes en difficulté constitue un impératif national. Dans ce but, il est institué un RMI (...). Ce RMI constitue un des éléments d’un dispositif global de lutte contre la pauvreté tendant à supprimer toute forme d’exclusion, notamment dans les domaines de l’éducation, de l’emploi, de la formation, de la santé et du logement.
Le RMI est un montant garanti. Si le revenu de la personne est inférieur à ce minimum, elle perçoit une allocation différentielle.
Ex. : en 1996, le RMI pour 1 personne seule s’élevait à 2 374 Francs par mois ; si elle gagne 1 000 Francs par mois, l’État lui verse 1 374 Francs. On considérait lors de sa création que le RMI concernerait 5 à 600 000 personnes. Ces chiffres ont été rapidement atteints puis dépassés :
Année | 1989 | 1990 | 1991 | 1992 | 1993 | 1994 | 1995 | 1996 |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Nombre | 405 | 510 | 582 | 671 | 793 | 908 | 949 | 994 |
Source : Délégation interministérielle au RMI. Effectifs en milliers au 31 décembre sauf 1996 (juin).
On a aujourd’hui dépassé le million de personnes bénéficiaires du RMI et l’on peut estimer au double les personnes dépendant du RMI (enfants à charge). Ce sont très majoritairement des personnes isolées (58 % isolées sans enfants, 21 % isolées avec enfants, 21 % de couples), tendanciellement jeunes (la moitié des RMIstes à moins de 35 ans) et fréquemment victimes du chômage longue durée et d’une rupture de la cellule familiale. Le RMI n’a pas créé de situation pérenne d’assistance. La moitié des RMIstes y ont recours pour une durée qui n’excède pas deux ans. Cependant ces chiffres sont à manier avec précaution, beaucoup de sorties du RMI se font au bénéfice d’autres types de subventions. Les Contrats d’Insertion initialement prévus par la loi restent un échec : en pratique, ils ne concernent que la moitié des RMIstes et constituent plutôt une formalité administrative qui débouche rarement sur un véritable emploi. Autre limite du dispositif RMI : il n’a pas éliminé la grande pauvreté comme l’atteste le problème des sans-logis qui se pose avec la même acuité chaque hiver ou le succès continu des « restaurants du cœur ».
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Les États-providence parviennent-ils à lutter contre les formes de discriminations et d’insécurités sociales ? »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 7 juillet 2022‚ identifiant de la publication au format Web : 156