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SECTEUR COURANT DU MANUEL > TEDI - Transformations des États démocratiques industrialisés > Jérôme VALLUY    

  • Partie - Expansion des objectifs et moyens de l’État
  • Chapitre - Politiques économiques et sociales - EDC n°2

    L’ambition de ce chapitre n’est pas de se substituer à un cours d’économie politique qui présenterait d’abord les concepts et les mécanismes économiques fondamentaux (agents et opérations économiques, comportements économiques, fonction des marchés, problèmes de l’économie nationale, etc.) pour analyser ensuite les mécanismes et les raisonnements qui fondent les politiques macro-économiques, c’est-à-dire les interventions de l’État destinées à corriger les déséquilibres susceptibles d’affecter l’économie nationale. On peut aborder l’économie politique dans une perspective à la fois plus restreinte et néanmoins intéressante d’un autre point de vue : il s’agira essentiellement de répondre à la question « Pourquoi l’État intervient-t-il ? ». On prolongera ainsi les interrogations ouvertes dans les chapitres précédents sur la genèse de l’État-providence mais en adoptant d’autres démarches de réflexion pour répondre à cette question : l’étude des idées d’économie politique (libéralisme, keynésianisme, école de la régulation...) et l’analyse sociologique des conditions de fixation des objectifs de politique économique.

  • Section - Chômage et politiques de l’emploi

    Ce chapitre sera plus court que les précédents. Il vise essentiellement à compléter et concrétiser les deux précédents en abordant un cas de politique sociale.

    Le choix de ce cas n’est pas dû au hasard : la question du chômage et de la lutte contre le chômage montre particulièrement bien l’interdépendance des politiques sociales et des politiques économiques. Plus généralement, ce problème public illustre la forte imbrication, dans certaines politiques publiques (et peut être dans la plupart), des trois logiques d’action publique caractéristiques de l’État-providence : éducation, protection, régulation. La lutte contre le chômage relève institutionnellement (ministère) et académiquement (manuel) des politiques sociales mais elle constitue un enjeu central des politiques économiques et son incidence est forte sur l’orientation des politiques de l’éducation et de la formation continue. D’une certaine manière, c’est un enjeu global (total) pour l’État-providence qui se trouve pris en faute d’impuissance et d’inefficacité sur l’ensemble des fonctions nouvelles qui le définissent. Ce contexte favorisera la mise en cause globale de l’État-providence lui-même.

    L’objet de ce chapitre n’est pas de faire une présentation économique ou sociologique du chômage et des politiques de l’emploi (deux excellentes synthèses existent dans la collection Repères 1). Il s’agit, dans une perspective de science politique, d’introduire à l’analyse des politiques publiques de manière concrète sans entrer dans les soubassements théoriques de ce type d’étude. Deux idées fortes de cette spécialité peuvent être illustrées à partir de la question du chômage :

    • Un problème public est une construction sociale qui ne dépend jamais seulement des éléments matériels objectifs constitutifs du problème.
    • Une politique publique est un processus social complexe qui ne se présente jamais sous la forme d’un développement séquentiel et rationnel d’identification d’un problème, d’une analyse, d’un traitement et d’une évaluation d’impact.

    1 J. Freyssinet, Le chômage, 1998.
    D. Demazière, La sociologie du chômage, 1995.

  • Sous-section - La construction sociale du chômage comme problème public

    Un problème public est une construction sociale qui ne dépend jamais seulement des éléments matériels objectifs constitutifs du problème. C’est ce que montrent les études de politiques publiques sur de nombreux domaines : en matière de lutte contre le sida 1, de lutte contre les effets de l’alcool au volant 2, de lutte contre la pollution atmosphérique 3, de lutte contre la toxicomanie 4, le problème public ne se réduit jamais au seul effet d’une réalité objective mais constitue le produit d’interactions sociales complexes animées par des logiques hétérogènes (ex. : PAU Paris/Athènes, pendant longtemps pas de problème auto en France alors que problèmes en Grèce, pourtant substances quasi identiques, ce qui varie ce sont les relations PP / lobbies).

    Les mêmes observations peuvent être faites à propos du chômage : le problème n’existe pas en soi mais à travers les actions et les interactions sociales qui le font exister. Il dépend pour sa définition du type de société dans laquelle il émerge, se construit chez nous comme catégorie sociale à la fin du XIXe siècle et fait toujours l’objet de controverses sur sa définition statistique ainsi que de luttes symboliques sur sa significations sociale du point de vue du chômeur et de la société.

    1 M. Setbon, Pouvoir contre Sida, 1993.

    2 J. Guisfield, The Culture of public problems. Drinking-driving and the symbolic order, 1984.

    3 C. Vlassopoulou, La lutte contre la pollution atmophérique urbaine en France et en Grèce, 1999.

    4 H. Bergeron, L’État et la toxicomanie. Histoire d’une singularité française, 1999.

Segment - La construction statistique du phénomène

A. En cours de rédaction
II. En cours d’éditorialisation


SOMMAIRE

Comme bon nombre de phénomènes sociaux, le chômage nécessite l’existence de statistiques pour être identifié en tant que phénomène de masse affectant la société dans son ensemble ou dans une large partie.

1- Naissance de la statistique du chômage

Les débuts de la statistique au tournant des XIXe et XXe siècle sont laborieux, comme le montrent Christian Topalov et également Robert Salais, Nicolas Baverez et Bénédicte Reynaud 1. Elle est motivée par les phases de dépression économique. Dans tous les pays, c’est souvent de simples estimations à « vue de nez » produites par les municipalités qui servent à mesure le chômage. Aux États-Unis, les premières enquêtes sont locales, confiées aux services de police ou prises en charge par des associations caritatives. Aux États-Unis mais aussi en Grande-Bretagne et en France, les premières statistiques nationales au XIXe siècle sont produites par les syndicats. C’est souvent un « bureau des statistiques du travail » (au ministère de l’Intérieur ou au ministère du Commerce, selon les pays) qui collecte auprès des différents syndicats les données officielles sur le chômage dans leurs secteurs respectifs et compilent ces données. Ces bureaux sont à l’origine des premiers ministères du Travail et de la Protection sociale.

La prise en compte plus systématique des « chômeurs » est provenue essentiellement des recensements généraux des populations. Mais la construction sociale du phénomène est alors dépendante des catégories administratives de recensement. En France, jusqu’en 1896, le chômeur ne fait pas l’objet d’une catégorie spécifique mais se trouve dissout dans une catégorie fourre-tout et résiduelle regroupant également les enfants trouvés, les internés, les sans profession, les saltimbanques, les bohémiens, les filles publiques, les vagabonds, etc. D’une manière générale, l’intégration des « chômeurs » dans les statistiques démographiques, bien que variable d’un pays à l’autre, est très lente : les institutions statistiques existantes et le climat social relatif au chômage constituent des freins à la production de statistiques fiables jusqu’au milieu du XXe siècle !

Encore, durant l’entre-deux-guerres, comme le montrent R. Salais, N. Baverez et B. Reynaud, les mécanismes de camouflage social et statistique du chômage sont importants. Cela tient notamment au faible maillage territorial des agences locales de l’ANPE, distributeurs de fonds et subventions, qui ne sont que 244 en 1931 (852 en 1935) et qui sont essentiellement situées dans les villes. Ainsi une définition implicite du chômeur comme statut social essentiellement urbain s’impose mettant l’ensemble des populations rurales — beaucoup plus importantes qu’aujourd’hui — à l’écart du phénomène et de sa comptabilité. À la campagne, on ne se considère pas comme chômeur et on ne se déclare pas comme tel même si l’on est sous-employé ; les chômeurs sont à la ville. Ainsi, entre 1931 et 1936, le nombre d’emplois diminue de 1,8 million ; or le chômage mesuré ne s’accroît que d’environ 400 000 personnes !

En 1954, une conférence internationale des statisticiens du travail, réunis par le Bureau international du travail (BIT), adopte une définition du chômage qui fut modifiée en 1982 et sert de référence assez universelle dans la production de statistiques du chômage. Trois conditions doivent être remplies pour être classé comme chômeur :

  • Être sans travail (dépourvu d’emploi salarié ou non salarié).
  • Être disponible pour travailler.
  • Être à la recherche de travail.

Cette définition bien connue, quoique simple, suscite de nombreuses difficultés d’interprétation et ouvre des marges de manœuvre considérables dans la production des statistiques du chômage.

  • La première condition ne précise pas le niveau d’engagement professionnel du salarié pour être intégré dans la population active (faut-il avoir travaillé 1 heure ou 40 heures dans la dernière semaine pour être considéré comme actif ?).
  • La seconde condition ne précise pas l’échéance de disponibilité du chômeur (faut-il être disponible pour travailler demain, dans une semaine ou dans six mois ? Elle exclut en particulier tous les malades et surtout toutes les personnes en formation, alors que la formation peut correspondre à une volonté de mieux orienter sa recherche de travail).
  • La troisième condition est tout aussi imprécise (faut-il se contenter de la déclaration des intéressés ou doit-on contrôler, et jusqu’à quel point, la réalité de leurs démarches de recherche d’emploi ?).

2- Limites de l’indicateur global du chômage (nombre ou taux)

Le nombre de chômeurs (ou le taux de chômage / population active) est l’indicateur principal utilisé dans l’espace public. Pourtant cet indicateur global est extrêmement approximatif et partiel. Il occulte l’existence de millions de personnes affectées par le phénomène de sous-emploi mais non classées comme chômeurs, la diversité des formes de chômage suivant les conjonctures économiques, l’inégalité des catégories sociales face au risque du chômage et la nature profondément différente du chômage de longue durée.

2.1- Le chômage laissé dans l’ombre de l’indicateur global

Comme le montre bien Jacques Freyssinet 2, les trois ensembles statistiques correspondant aux situations de chômage, aux situations d’emploi et aux situations d’inactivité se recoupent très largement [insérer ici visuel des trois cercles emploi / inactivité / chômage] :

  • Première intersection - temps réduit volontaire.
  • Deuxième intersection (gauche) - temps réduit involontaire.
  • Troisième intersection (droite) - formation, chômeurs découragés, cessation d’activité anticipée.
  • Intersection centrale - travail clandestin.

Jacques Freyssinet illustre alors son schéma en présentant quelques zones d’ombre de la comptabilité des chômeurs :

  • Le travail à temps réduit peut résulter d’une réduction discontinue (travail saisonnier, travail intérimaire) ou continue (temps partiel, horaire inférieur à la normale). Le problème est de savoir si cette réduction est volontairement recherchée par le salarié ou non. Si oui, on se situe dans la première intersection ; si non, on se situe dans la deuxième. Mais cette distinction est-elle pertinente ? Dans bien des cas, le « choix » apparemment libre n’est que le résultat contraint d’un contexte social, économique ou culturel : adaptation au réalités économiques (emploi à temps partiel faute de mieux) ou culturelles (inactivité des femmes). L’enquête sur l’emploi de 1997 indiquait que 40 % des salariés à temps partiel (1,5 million) souhaitaient travailler davantage ! Il faut ajouter à cela le nombre des intérimaires (330 000) et des CDD (849 000) qui connaissent des interruptions fréquentes d’emploi avec passage par le chômage, ainsi que le nombre de salariés (320 000) concernés par des mesures de chômage partiel (réduction provisoire d’activité). Au total, c’est près de 3 millions de salariés qui se situent à la marge de l’emploi et du chômage (et échappent à la statistique officielle du taux de chômage).
  • L’inactivité peut correspondre à du chômage déguisé. Il en va ainsi de l’inactivité induite par des dispositifs de cessation anticipée d’activité pour des salariés proches de l’âge de la retraite. Différents régimes de préretraite existent qui représentent, en 1997, 183 000 personnes retirées des statistiques du chômage par le jeu de ces dispositifs institutionnels. De même, les dispositifs de formation professionnelle des demandeurs d’emploi ont pour effet mécanique de sortir du chiffre du chômage près de 353 000 demandeurs d’emploi en formation en 1997. Quelles que soient les vertus sociales de ces dispositifs de préretraite ou de formation, quelle que soit leur utilité, ils ont pour effet de sortir artificiellement près de 500 000 personnes de la population au chômage.

Ces éléments ne sont pas anecdotiques puisqu’aux 3 151 000 chômeurs dénombrés en 1997 s’ajoutaient plus de 3 à 4 millions de personnes touchées par le phénomène de sous-emploi mais non prises en compte dans les statistiques officielles du chômage ! D’autres limites doivent être également mises en évidence. Le nombre de chômeurs ou le taux de chômage ne disent rien du type de chômage, il ne disent rien non plus des inégalités sociales face au chômage ni de la durée du chômage pour ceux qui le subissent.

2.2- La variation des types de chômage selon les conjonctures

Jusqu’au milieu des années 1960, le chômage fluctue entre 1 et 2 %.L’économie française est en état de plein emploi et subit même une pénurie de main d’œuvre partiellement compensée par l’immigration. Le chômage et faible, mal mesuré et correspond essentiellement à un chômage frictionnel variable selon les conjonctures.

De 1964 à 1974, le volume du chômage augmente (doublement en dix ans) du fait de mutations technologiques et sectorielles qui accompagnent la croissance économique. Les spécialistes parlent de chômage d’adaptation : la durée moyenne du chômage diminue mais le nombre de chômeurs augmente révélant l’importance des transformations structurelles que connaît l’économie.

La troisième période s’ouvre en 1974. Elle se caractérise par un accroissement massif du volume (multiplié par 6 selon les statistiques officielles très sous-estimées). La croissance du chômage est continue — bien qu’irrégulière — depuis 1974 jusqu’à aujourd’hui malgré un léger repli depuis un an. Surtout la durée moyenne du chômage n’a cessé d’augmenter entraînant l’émergence de ce que l’on nomme aujourd’hui un chômage d’exclusion.

2.3- L’impact socialement inégalitaire du phénomène

Les indicateurs globaux de chômage occultent un fait majeur : le poids du chômage dans les différentes catégories de la population est très inégal.

  • Sexe. Le taux de chômage des femmes est largement supérieur à celui des hommes, quelle que soit la tranche d’âge. Le phénomène est historiquement récent et tient évidemment aux mutations culturelles qui rendent aujourd’hui socialement légitime l’aspiration des femmes au travail salarié. L’explication de cette asymétrie des sexes est complexe : discriminations sexuelles implicites, fragilisation des carrières liée à la naissance et à l’éducation des enfants, etc. On note une proportion croissante de femmes à la recherche d’emploi après un divorce ou après avoir élevé des enfants.
  • CSP. Le taux de chômage reflète les hiérarchies professionnelles : en 1997, 5,1 % des cadres, 7 % des professions intermédiaires, 14,4 % des employés, 15,8 % des ouvriers et, parmi eux, 11,6 % des ouvriers qualifiés pour 23,5 % des ouvriers non qualifiés. Les diplômes offrent donc une certaine protection contre le chômage d’autant que la tendance est à une surqualification des candidats aux postes à pourvoir (dans le privé comme dans le public) et que les employeurs, n’ayant souvent que l’embarras du choix, privilégient les candidats les mieux dotés.
  • Âge. Le taux de chômage des jeunes (15-25 ans) est plus du double de celui des adultes. Le phénomène n’est pas nouveau, de tout temps le chômage des jeunes a été plus fort que celui des adultes mais l’écart se creuse très fortement depuis 1974. Un ensemble de dispositifs de politique publique vise à y remédier (pactes pour l’emploi des jeunes, formation en alternance, plans d’urgence, emplois-jeunes, etc), sans grand succès. Cette aggravation tient en partie au faible niveau de qualification des jeunes sortis précocement du système scolaire (d’où les politiques de prolongement des études) mais touche aussi les jeunes qualifiés.

2.4- La nature différente du chômage de longue durée

Les indicateurs globaux de chômage sont superficiels notamment parce qu’ils ne reflètent pas une autre caractéristique du chômage : sa durée plus ou moins longue en transforme fondamentalement la nature. Le chômage longue durée est devenu un fait majeur de nos société durablement affectées par la crise économique. Depuis une dizaine d’années, on parle de chômage d’exclusion pour désigner cette part du chômage qui subsiste même lors des phases de reprise économique. Cette forme de chômage a été détectée lors d’une courte période de reprise économique entre 1988 et 1990. Pendant cette période, 700 000 emplois ont été créés mais les chômeurs n’ont pas pu en profiter. Seulement 60 000 emplois ont été effectivement occupés par des chômeurs. Et surtout, concernant les chômeurs longue durée, l’impact de la reprise de la croissance semble avoir été quasiment nul. On commence ainsi à parler depuis ce moment là de l’exclusion d’une partie des chômeurs du marché de l’emploi. Phénomène difficile à expliquer qui affecte les catégories les plus exposées au chômage (femmes, jeunes, non qualifiés...) et fonctionne comme un cercle vicieux : plus la durée de chômage s’allonge, plus elle devient handicapante pour retrouver un emploi.

Conclusion : On le voit le chômage en tant que problème public est bien loin d’être le seul reflet d’une réalité objective qu’il suffirait de mesurer. Ce problème public, comme tous les autres, est une construction sociale : sa définition même dépend des caractéristiques de certaines sociétés, sa connaissance est le produit d’une histoire institutionnelle complexe et on peut le présenter sous des aspects très divers qui ne se réduisent pas à un simple indicateur global sur le nombre de chômeurs. Cette définition du problème public est un enjeu de luttes sociales et politiques aujourd’hui : controverses sur le nombre de chômeurs, sur les « faux-chômeurs » ainsi que sur la nature et l’origine du chômeur participent à cette définition et à sa variabilité.

Jérôme VALLUY‚ « Segment - La construction statistique du phénomène  »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI  - Version au 3 mai 2023‚  identifiant de la publication au format Web : 139