La critique la plus radicale a été exprimée par la mouvance des gender studies 1 qui reproche à ce modèle de ne comporter aucune référence au genre et donc aucune prise en compte des différences susceptibles d’apparaître dans la protection étatique face aux inégalités entre hommes et femmes.
Cette critique, c’est aussi celle à laquelle Gosta Esping-Andersen a accordé le plus d’importance — tout en n’en reprenant qu’une partie — comme il l’indique dès le début de son épilogue écrit pour la traduction française de son ouvrage de référence :
La critique la plus pertinente est à inscrire au bénéfice des féministes. Certes, leur insistance sur fait que nous devrions faire des distinctions entre les différents modèles de genre pourrait être pertinente, mais il s’agit d’une question sociologique complètement différente. En revanche, leur argument selon lequel la famille est bien trop ignorée et insuffisamment développée dans mes analyses de régimes et Etats-providence, est pertinent.
Néanmoins sa remarque sur le fait qu’il s’agirait d’une question sociologique « complètement différente » est contestable. Par exemple : la typologie d’Esping-Andersen ne tient pas compte des modèles d’emploi des femmes, en particulier des formes de ségrégation dans le travail et le temps partiel par opposition au temps plein. En Allemagne et en Suède, les femmes sont fortement concentrées dans des emplois à temps partiel. La Suède, si bien positionnée dans le classement d’Esping-Andersen, a l’un des plus hauts niveaux de ségrégation dans le travail.
En outre, le schéma d’Esping-Andersen ne prend pas en compte les différences entre pays dans l’octroi des soins aux enfants et aux vieillards. En prenant compte cet élément, on aboutit à une classification différente. Si en Suède les services sont très développés, en Norvège ils le sont moins et relativement plus de mères restent à la maison. En Hollande, l’État a mis en place peu de services. Quant aux régimes conservateurs-corporatistes, si en Allemagne l’État a mis en place peu de services, en France, ils sont beaucoup plus développés.
Comme l’observe Diane Sainsbury, le concept de démarchandisation ignore qui est assigné au travail domestique et aux soins et qui est bénéficiaire de cette organisation. Cette critique la conduit à élaborer une classification prenant les rapports sociaux de sexe comme indicateur principal. Deux modèles opposés se dégagent : le modèle qui garantit l’indépendance de la femme ( individual model ) et celui qui promeut la supériorité de l’homme assurant le revenu de la famille ( breadwinner model ). Ce type d’approche subvertit la classification d’Esping-Andersen : ainsi la Suède et les Pays-Bas, deux pays réunis sous le régime social-démocrate, semblent moins progressistes à l’aune de ce critère des relations sociales entre sexe. La Suède est moins égalitaire qu’il n’y paraît mais se rapproche du modèle individuel, tandis que les Pays-Bas, malgré une évolution récente progressiste, restent marqués par une idéologie familialiste et conservatrice proche de l’autre modèle.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - La critique issue des gender studies »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 9 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 114